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Évolution de la notion de solidarité à travers 50 ans de sécurité sociale

Pierre Reman
Responsable du Service "Formation - Education - Culture" de la CSC

 

Comment reconstruire une conception du "progrès" qui en cette fin de siècle, ait la même force que lorsque, au début du siècle, il s'agissait d'intégrer le prolétariat dans la société et de lutter pied à pied pour diminuer le malheur et l'injustice ? Cette question de Michel Rocard (1) mérite de figurer au coeur d'une évaluation indispensable à faire après les négociations infructueuses pour conclure un pacte social et la promulgation, par le gouvernement d'un Plan global en 1993.

Poser cette question fondamentale conduit à redéfinir le contenu de ce que l'on attend par progrès et solidarité mais aussi les formes et les procédures d'une reconstruction qui se cherche. Cela signifie que l'on ne limite pas à confiner le débat dans les limites de la réflexion économique mais qu'on lui permette de se déployer dans les domaines politiques et culturels. Prenons, par exemple, la situation présente: la question la plus importante ne se réduit pas à savoir comment équilibrer le budget de la sécurité sociale qui affiche, en 1995, un déficit de quelque 14 milliards de francs. C'est beaucoup, mais ce n'est pas même 1% du budget. C'est 1400 francs, par personne et par an pour une population qui économise 20% de ses revenus. Mais, ce problème est important, non seulement parce que l'on annonce pour 1996 un déficit de 45 milliards mais aussi parce qu'il est politique et culturel car l'effet ou la fonction de ce déficit et des contraintes qui l'accompagnent est de conduire à des réformes fondamentales qui touchent à la cohésion sociale et à l'exercice de la démocratie.

Un détour par l'ancien pacte et son évolution permettra de saisir quelques enjeux actuels.(2)

 

 

Le pacte social de 1944.

Qu'elle était la conception du progrès traduite par le pacte social de 1944 ? Le pacte social de 1944, appelé plus exactement projet d'accord de solidarité sociale, traduisait une conception du progrès selon laquelle la bonne marche des entreprises conjuguée à une importante redistribution des revenus constituait la meilleure garantie de la prospérité. La forme du compromis Que les économistes de la régulation ont appelé fordiste passa, en Belgique par la reconnaissance mutuelle, dans une logique de partenariat conflictuel, des organisations syndicales et patronales, les syndicats ayant accepté l'autorité légitime des chefs d'entreprise et par là même, les règles de fonctionnement de l'économie de marché et les employeurs le fait syndical, c'est à dire le principe de la négociation collective comme mode de décision dans les matières qui concernent les salaires, les conditions de travail et la redistribution des revenus.

Ce compromis reçut la caution du gouvernement et se confirma et se perpétua à travers le développement d'une politique contractuelle qui s'exprima dans différents lieux: conseils d'entreprise (1945), conseils de sécurité et d'hygiène(1945), commissions paritaires (déjà en place avant-guerre), le Conseil central de l'économie (1948), le Conseil national du travail (1952) et les multiples organes de gestion de la sécurité sociale. C'est ce qu'on a appelé le "modèle social belge", c'est à dire un modèle de décision sociopolitique partagé entre le pouvoir politique, au sens strict, et des organisations représentatives pas seulement des intérêts de leurs mandants mais aussi de l'intérêt général.

 

La notion de solidarité dans le projet d'accord de 1944.

Dans le titre du pacte conclu entre les interlocuteurs sociaux, la notion de solidarité est présente puisqu'il s'agit d'un projet d'accord de solidarité sociale: la notion de solidarité figure dans le titre du pacte conclu entre les interlocuteurs sociaux. De quoi s'agissait-il ? Il s'agissait de" prendre dès le retour du pays à l'indépendance une série de mesures d'urgence propres à réparer les misères subies pendant l'occupation par la grande masse des travailleurs salariés. Ces mesures d'urgence visent le régime des salaires, l'instauration d'un système complet de sécurité sociale reposant sur la solidarité nationale et la restauration ou l'instauration des méthodes de collaboration paritaire entre organisations d'employeurs et organisations de travailleurs."(3)

Dans les faits, les dispositions prises pour construire le système de sécurité sociale se sont inscrites dans la logique bismarckienne des assurances sociales. Il s'agissait de reconnaître et de fonder un système de solidarité sur une série de risques sociaux c'est à dire d'évènements dommageables dont il est difficile d'établir une responsabilité et d'en socialiser la couverture par un prélèvement de cotisations sociales à charge des travailleurs et des employeurs. Dans un système bismarckien, la solidarité est à la fois horizontale et verticale: elle s'opère à l'intérieur des mêmes catégories sociales en fonction des risques et des charges ( des bien-portants vers les malades ou des familles et personnes sans enfant vers les familles avec enfants par exemple) mais elle procède aussi à une réduction des inégalités de revenus car les cotisations sont calculées en fonction des revenus du travail et les prestations sont octroyées soit forfaitairement soit en fonction des risques et en proportion du salaire perdu mais à l'intérieur d'une fourchette située entre des minimas et des plafonds.

Le modèle bismarckien implique aussi le paritarisme dans la gestion des caisses de sécurité sociale et bien souvent l'existence de différents régimes dont les plus importants sont le régime des salariés, le régime des indépendants et enfin le régime des agents de l'État.

L'autre modèle est le modèle beveridgien, du nom du Lord anglais qui a conçu le système britannique de sécurité sociale qui s'est déployé après la guerre. Il s'agit de construire un système global de protection qui ne vise pas à prendre en considération la différence de statut entre les citoyens. C'est le principe d'universalité qui s'applique à une communauté de citoyens et pas à une communauté de travailleurs. L'autre grand principe et le principe d'uniformité en vertu duquel les prestations sont forfaitaires. Si dans le modèle bismarckien l'objectif est d'assurer un certain niveau de vie la finalité du modèle beveridgien consiste à garantir une protection minimale de base, l'amélioration éventuelle du niveau de protection étant laissée à la libre appréciation des individus. Le troisième principe du modèle beveridgien est le principe d'unicité. En vertu de ce principe,les différentes branches de la sécurité sociale constituent un seul système national de protection et est confié à l'administration publique sous la responsabilité d'un seul ministère. Le dernier principe est le principe d'intégration qui vise à associer l'assistance sociale et la sécurité sociale et à les intégrer dans l'ensemble des politiques sociales.

Pourquoi la Belgique a-t-elle opté pour le modèle bismarckien ? Principalement par pragmatisme: il existait déjà des lois sociales et les décideurs ont préféré les rendre obligatoires quand ce n'était pas le cas et développer celles qui l'étaient insuffisamment et de fixer un cadre global : l'ONSS. Quant à savoir si le rapport beveridge était connu par les interlocuteurs sociaux lorsqu'ils négociaient dans la clandestinité, la controverse n'est pas éteinte entre ceux qui affirment que le rapport a été parachuté d'Angleterre et ceux qui disent le contraire. Il est clair aussi que les principes du plan beveridge rentraient en contradiction avec le pluralisme institutionnel auquel tiennent plusieurs acteurs sociaux et politiques importants.(4)

La dimension régionale du problème était-t-elle déjà présente à l'époque ? Apparemment oui, si l'on considère que dès 1949, un homme politique comme Léon-Eli Troclet consacrait un chapitre de son livre traitant des problèmes généraux de la sécurité sociale au contentieux wallo- flamand et écrivait cette phrase prémonitoire: "des faits statistiques ne doivent pas se traduire en reproches". De quoi s'agissait-il ? Principalement du système de compensation nationale dont le taux était de 100% pour le chômage et les allocations familiales." Personne, notait Troclet, dans aucune région du pays qui ne regrettera le chômage dont souffre la partie flamande et certainement personne ne songe dans le pays à porter atteinte à la compensation intégrale, et par conséquent nationale, qui joue en ce qui concerne les cotisations d'assurance contre le chômage involontaire et, à titre complémentaire, en ce qui concerne les prélèvement sur produits des impôts pour garantir à tous les indemnités de chômage réglementaires. On sait seulement que, présentement, les charges de chômage se répartissent approximativement par 7/8 pour la région flamande et 1/8 pour la région wallonne."(5)

En ce qui concerne les allocations familiales, Troclet estimait que si la compensation s'effectuait sur le plan régional et non national, la compensation se clôturerait par un déficit trimestriel de 55 à 60 millions, tandis que la compensation wallonne produirait au contraire un boni trimestriel du même ordre."(6)

Par contre, "les risques industriels, maladie et invalidité , représentent des charges plus importantes en Wallonie qu'en Flandre en raison de la nature même des industries dans les deux régions" mais la compensation pour ce secteur n'était que de 10%. Il est certain conclut Troclet, que si la Belgique était organisée en état fédéral, ou si sa structure correspondait à celle d'une confédération d'états, on pourrait rationnellement défendre l'idée d'une organisation de la sécurité sociale à l'intérieur de chacun des états confédérés, de même qu'on pourrait soutenir l'idée du maintien de l'organisation unitaire actuelle. Mais on pourrait également prétendre qu'au lieu d'organiser une compensation intégrale sur le plan national, il serait préférable d'assurer la compensation par régions. Dans le système conçu en France, des caisses fonctionnent par département, mais la vraie compensation n'existe que par régions économiques ou géographiques. Ce ne sont toutefois que des compensations au premier degré, et une compensation au second degré fonctionne sur le plan national. Et nous croyons effectivement que dans nos pays européens, la compensation doit s'effectuer dans le cadre de l'Etat, car la Sécurité sociale devient un des éléments importants de l'économie nationale."(7)

De fait, il les réalités statistiques occasionnèrent finalement que peu de reproches car la sécurité sociale s'est construite sur la base d'une communauté de travail et non pas sur des critères communautaires et progressivement la compensation fut totale pour tous les secteurs.

 

L'expansion du système.

Malgré les multiples conflits qui accompagnèrent l'évolution ce compromis de type social- démocrate, l'intégration de la classe ouvrière à la société se réalisa dans une société de plus en plus redistributive (pendant 30 ans, le taux de croissance des transferts a été le double du taux de croissance du PIB), l'objectif étant pour le mouvement ouvrier d'octroyer aux travailleurs et à leur famille un pouvoir d'achat suffisant pour pouvoir accéder au marché des biens et des services, de développer des fonctions collectives (santé, éducation, logement, protection sociale...) et de garantir à celles-ci une accessibilité maximale. Ces années furent celles de l'expansion de la sécurité sociale et de la protection sociale: extension de la protection sociale quasiment à l'ensemble de la population , indexation des prestations et adaptation au bien-être, amélioration de la nomenclature des soins médicaux etc. Pour bon nombre de sociologues, la société a changé progressivement de morphologie avec le développement d'une importance classe moyenne salariée, l'image de la poire remplaçant progressivement l'image de la pyramide.

Cette évolution sociale a été compatible et même constitutive d'un modèle de croissance fordiste fondé l'augmentation des niveau de vie, la redistribution des revenus, la modernisation des entreprises et l'augmentation constante de la productivité.

 

 

La sécurité sociale dans la crise.

Fin des années 1970 et surtout au début des années 1980, le compromis social fut mis à mal pour différentes raisons. D'abord, des raisons économiques et financières: il fut manifeste que le cadre économique de la décision politique n'était plus pertinent s'il se limitait aux seules frontières du pays. L'internationalisation des échanges bouleverse fondamentalement les conditions de fonctionnement des compromis sociaux-démocrates. En outre, l'Etat qui constituait un des éléments centraux de réalisation du compromis est devenu un facteur problématique dès le moment où son endettement et les charges d'intérêt qui en résultent lui suppriment les marges de manoeuvre nécessaires pour faciliter le compromis. On connaît la suite: dès le début des années 1980,la dévaluation et les mesures d'accompagnement ont été la manifestation d'un abandon de la philosophie du compromis à la fois dans ces visées et dans ces formes.

Il ne s'agissait plus de favoriser la croissance et d'intégrer les plus faibles dans la société mais de donner la priorité à la profitabilité des entreprises pour qu'elles soient le mieux armées pour la compétition internationale quitte à ce que le tribut à payer pour faire la guerre économique se traduise par une extension de la vulnérabilité pour des couches de plus en plus importantes de la population et l'exclusion des plus faibles. Échecs successifs de plusieurs tentatives d'accords interprofessionnels, pouvoirs spéciaux, non respect des règles de la concertation dans la sécurité sociale, les formes du compromis n'ont pas résisté non plus au néo-libéralisme qui se présentait comme l'alternative à la sociale-démocratie.

Pour les néo-libéraux, la crise de la sécurité sociale est foncièrement une crise d'efficacité. Se refusant de placer le débat sur le plan des valeurs, et acceptant donc que les droits sociaux fassent partie des droits de l'homme à côté des droits civiques et politiques, ils placent sous le feu de leurs critiques les "effets pervers" des politiques redistributives gérées selon les principes des assurances sociales. Ces politiques, selon eux, ne sont pas suffisamment sélectives et n'atteignent pas le but de supprimer la pauvreté, elles supposent une bureaucratie lourde et coûteuse, elles donnent pas suffisamment de responsabilité aux individus et à tous les intervenants qui agissent sur la scène sociale et enfin elles n'incitent pas ni au travail ni à l'épargne. L'alternative libérale consiste à individualiser et à privatiser au maximum la sécurité sociale quitte à créer un système d'impôt négatif pour les plus démunis. Certes, la question de l'efficacité n'est pas posée uniquement dans la pensée libérale. Ainsi, par exemple, les conséquences de différents modes de prélèvements de cotisations sociales sur l'emploi font l'objet d'analyse et de propositions dont toutes ne sont pas d'inspiration libérale.

La crise de légitimité constitue la troisième dimension de la crise de la sécurité sociale, une des plus importantes selon P.Rosanvallon (8). Cette crise de légitimité peut s'expliquer par des sentiments qui se sont exprimés au sein de la classe moyenne. Un sentiment de déception vis à vis des mécanismes d'intégration confrontés à une demande moins d'égalité et plus de sécurité. Dans une société où la vulnérabilité sociale et l'exclusion augmente, une politique de garantie des ressources déçoit si elle se limite à laisser aux citoyens comme seules formes de participation, le droit de vote et celui de consommer un minimum. Le deuxième sentiment est celui du doute face à des mécanismes généraux et abstraits qui semblent avoir évolué sans grands débats ni tensions ni compromis bref d'une façon mécanique et froide. Cette crise de légitimité a frappé aussi le modèle de gestion paritaire et ses acteurs présentés par leurs adversaires comme des "lobby" qui détournent l'intérêt général et celui du citoyen à leur propre profit. Tout ceci se produisant aussi dans un contexte où se développent de plus en plus d'informations sur les individus et les catégories sociales: transferts entre régions, transferts entre générations, discrimination entre les hommes et les femmes, profils médicaux etc ...

Pour Pierre Rosanvallon, on assiste à un déchirement du voile de l'ignorance qui peut conduire à des désagrégations du social si l'on accompagne pas cette connaissance d'un sens plus fort de la collectivité (9).

Le débat communautaire a-t-il interféré ces questions ? En partie en tout cas. Il est clair que le déficit des finances publiques a exacerbé les tensions entre les acteurs pour ce qui concerne la répartition territoriale des ajustements. La question de l'efficacité n'échappa,non plus, aux tensions communautaires lorsque la presse révéla que la sécurité sociale pouvait à certains moments rendre le revenu moyen dans la région la plus riche au départ, inférieur à la région la plus pauvre. La crise de légitimité ne fut pas absente, non plus du débat entre wallons et flamands. Dès le moment où les flamands veulent créer un état sur base communautaire, la culture et la langue faisant le lien social principal, la solidarité basée sur le travail pose problème et présente moins d'attraits qu'une sécurité basée sur la citoyenneté. C'est moins la cas en Wallonie où l'identité est encore fortement marquée par les luttes sociales liées a l'industrialisation et par conséquent à la sécurité sociale.

 

La Sécurité sociale après le plan global de 1993.

Les limites de ce travail ne nous permettent pas de revenir en détail sur les décisions et les résultats du plan global de 1993. Les questions qui ont été posées à cette époque restant d'actualité (10).

Il y a d'abord la liaison entre la sécurité sociale et l'emploi. Vaste problème qui touche à la question de savoir dans quelles mesures le mode de prélèvement des cotisations sociales basé principalement sur les salaires est défavorable à l'emploi et sachant aussi qu'une bonne politique de redistribution des revenus peut avoir des effets favorables pour lutter contre le chômage keynésien lié à l'insuffisance de la demande. Si l'on est convaincu du bien fondé de la diminution de la baisse des cotisations sociales comme mesure en faveur de l'emploi, il reste à savoir quelles mesures prendre pour maintenir intact le rendement du financement de la protection sociale.

Depuis 10 ans, le financement de la sécurité sociale a été une véritable plasticine : tantôt les cotisations patronales ont été diminuées pour stimuler l'embauche (de 1980 à 1984) tantôt les subventions de l'État ont été rabotées pour diminuer le déficit du pouvoir central (de 1984 à 1992). La tendance actuelle, telle qu'elle s'est dessinée dans le plan global et confirmée par la suite, va dans le sens d'une nouvelle vague de diminution de cotisations pour tenter de garantir la compétitivité des entreprises face à ces principaux concurrents et/ou favoriser l'embauche en particulier des jeunes et des moins qualifiés. Le pari de faire lien entre une diminution des cotisations sociales, la défense de l'emploi des travailleurs les plus exposés et une plus grande participation de l'ensemble des revenus à l'effort redistributif constitue une piste intéressante d'une politique de financement intégrée qui tienne compte à la fois des données liées à l'internationalisation de l'économie mais aussi d'impératifs sociaux tels que la défense de l'emploi des moins qualifiés et une meilleure redistribution des revenus.

Cependant, on a bien du constater qu'il y a une marge entre la théorie et la pratique. On doit bien le constater, à la lecture du rapport du Bureau du plan évaluant l'efficacité des mesures prises pour l'emploi. Face aux 45 milliards dont ont bénéficié les entreprises, l'emploi n'a augmenté que de 11000 unités, les effets d'aubaine et de substitution ayant été très importants (11).

Une deuxième question concerne les pratiques de sélectivité et l'équilibre entre la redistribution horizontale et verticale des revenus. Concrètement, la question est savoir si il convient de rendre prépondérante une logique d'assurance ou au contraire une logique de garantie de ressources minimales aux familles ce qui implique un recours à des enquêtes sur la composition de la famille et ses revenus. Faut-il, en d'autre termes que la redistribution se réalise, non seulement à travers un financement qui tienne compte des différents niveaux de salaires mais aussi à travers des prestations dont le montant pourrait varier en fonction des revenus ? C'est déjà le cas dans les soins de santé avec la franchise sociale et ce serait le cas des allocations familiales si on en module le montant en fonction des revenus du ménage. La tarification comme instrument de redistribution mérite un grand débat car entre l'innovation dans les politiques redistribution et le retour à des pratiques d'assistance, la ligne de crête est étroite et peut conduire tout droit à des pratiques d'assistance.

Si l'État est davantage sollicité, estime Peter Praet, il y a lieu d'en modifier la philosophie de financement: "la charge de la preuve est progressivement inversée. Les citoyens doivent de plus en plus démontrer qu'ils éprouvent un réel besoin. Nous passons d'un système de masse, d'inspiration socialiste, où il suffit de remplir certaines conditions pour obtenir une allocation, à un système qui aide les personnes en fonction de leur situation" (12). Si cette transition est bien réelle, elle ne peut pas faire l'économie d'un débat.

Une autre question n'est pas moins importante. Il s'agit à l'intérieur de mécanismes généraux et abstraits de solidarité d'introduire une personnalisation et une contractualisation de l'aide sociale. Il s'agit, par exemple, du plan d'accompagnement des chômeurs ou des contrats d'insertion sociale et professionnelle pour les jeunes bénéficiaires du minimum de moyens d'existence. Face à cette nouvelle forme de politique sociale, on trouve deux position tranchée , celle positive devant l'émergence d'une magistrature sociale veillant à la qualité des contrats d'implication et celle, plus pessimiste, qui ne voit dans les politiques dites de discrimination positive que la face cachée d'une stigmatisation négative de la personne ou des groupes (13).

La quatrième question concerne ce que l'on a appelé la redéfinition de la sécurité sociale et sa structuration en deux piliers. On trouvait dans le plan global, une volonté d'adapter la structure de la sécurité sociale de manière à faire une distinction plus précise entre les risques liés au travail (incapacité de travail, chômage, retraite) et les risques généraux (soins de santé et allocations familiales). Dans les secteurs liés au travail, pouvait-t-on lire dans le plan global, la prestation doit, en principe, être basée sur un droit individuel qui peut être modulé en fonction de la composition familiale et des revenus. Par contre, les secteurs de la sécurité sociale couvrant des risques généraux seront progressivement harmonisés afin d'assurer à terme une couverture équivalente de ces risques pour l'ensemble de la population. En clair, il s'agit de maintenir une solidarité basée sur la travail pour les revenus de remplacement et fonder la solidarité sur la citoyenneté pour les allocations familiales dont l'octroi deviendrait un droit de l'enfant ainsi que pour les soins de santé. Cette volonté de progresser dans l'universalisation de la protection sociale en matière d'allocations familiales et de soins de santé n'a pas fait l'objet d'un consensus entre les interlocuteurs sociaux car cela postule que plusieurs questions soient résolues à la fois. La première concerne le financement : en pure logique, des prestations universelles doivent être financées par l'impôt, alors qu'actuellement ces deux secteurs sont financés principalement par des cotisations sociales. La deuxième question concerne les prestations. Actuellement, celles-ci varient en fonction des régimes, la couverture sociale des salariés étant plus importante que celle des indépendants. Quel va être le modèle de référence ? Celui des salariés, ce qui suppose que l'on augmente les recettes pour couvrir l'amélioration de la couverture sociale des des indépendants ou celui des indépendants ce qui revient à privatiser une partie de la sécurité sociale et en particulier l'assurance soins de santé pour les petits risques. La troisième question concerne la gestion paritaire: celle-ci perdrait de sa légitimité dès l'instant où le financement se ferait par le seul canal des moyens généraux.

On conclura en disant que la distinction entre risques généraux et risques liés au travail peut avoir des incidences sur le débat communautaire. En effet, les acteurs favorables à la fédéralisation partielle de la sécurité sociale estiment pour la plupart d'entre eux qu'il n'est pas logique ni cohérent de laisser les soins de santé et les allocations familiales dans le domaine de compétence de l'état central alors que la politique familiale et la politique de santé constituent des compétences dévolues aux communautés (14) Une distinction formelle peut cacher des intentions politiques mais ayons la sagesse de ne pas désigner inutilement des boucs émissaires.

 

Conclusion

De 1944 à 1993, la notion de solidarité reste fondée sur des assises sociologiques fortes: la société a profondément changé mais elle constitue à produire de la richesse et de la souffrance sociale, celle que l'on connaît bien, chômage, accidents, incapacité de travail, maladie et celle qui se développe comme la dépendance et l'exclusion. Dans beaucoup de domaine, cette souffrance restera abordée dans les catégories du risque et donc de l'assurance. Cependant, on n'évitera pas à se poser trois grandes questions, la première concerne l'attribution des parts entre le secteur public et le secteur marchand, la seconde a trait aux finalités et modalités de redistribution des revenus et enfin la troisième a trait au degré de centralisation et de décentralisation des politiques de sécurité sociale. Le débat sur la fédéralisation de la sécurité sociale est moins une quatrième question qu'une dimension supplémentaire à ces problèmes de fond.

 

 

Notes

1. Michel Rocard, La social-démocratie dans le miroir du progrès, Libération, 15 janvier 1993.
2. Certaines parties de ce texte s'inspire d'un chapitre d'un ouvrage collectif: Pour un nouveau pacte social, EVO/FEC 1994.
3. Projet d'accord de solidarité sociale.
4. Pierre Reman, La sécurité sociale, Dossier du CRISP, n 38 1992.
5. Léon-Eli Troclet, Problèmes belges de la sécurité sociale, Ministère de la prévoyance sociale, 1949, p.99.
6. op. cit, p.99.
7. op. cit, p.99.
8. Pierre Rosanvallon, La crise de l'Etat -Providence, Seuil 1981.
9. Pierre Rosanvallon, La Nouvelle question sociale, Seuil,1995.
10. Le plan global, INBEL, 1993.
11. Evaluation du plan global: rapport CNT/CCE, 12 juillet 1995.
12. Peter Praet, La métamorphose, Tendances, 29 juillet 1993.
13. Pierre Rosanvallon (1995) op cit et Robert Castel, Elargir l'assiette, Projet, n° 242 1995.
14. Pour une priorité absolue à l'emploi et à une sécurité sociale modernisée..., Les cahiers pour demain, N° 37, juin 1995.

 


 

 

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