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Chômage et aménagement - réduction du temps de travail
La méthode des scénarios

Jean Daems
Maître de Conférence à la Faculté ouverte de Politique économique et sociale (FOPES),
Université catholique de Louvain

 

1. Limites de formes actuelles de partage du travail

Une discussion sur l'aménagement et la réduction du temps de travail est plus que jamais à l'ordre du jour.

Certes, nous savons que le partage du travail est déjà une réalité. L'emploi à temps plein a diminué de 275.000 unités entre 1970 et 1994 (dans le régime des salariés). En postes de travail, la perte n'est que de 103.000. Le partage du travail a donc permis le maintien de 172.000 postes de travail. Il n'y a pas moins d'emplois, mais le nombre de demandeurs d'emploi s'accroît considérablement et cet élargissement de l'offre de travail n'est pas près de se tarir.

Personne dans cette assemblée n'ignore plus

  1. Que la croissance économique à elle seule ne suffira plus (plus jamais ?) à résorber le chômage.

  2. Que les formes actuelles de répartition du travail ne suffisent pas - loin s'en faut - à résorber le chômage devenu massif mais aussi qu'elles sont très inégalitaires. Il suffit pour s'en convaincre de voir la place qu'occupent dans le chômage les travailleurs à scolarité faible (85%), les femmes (60%) et les travailleurs des régions en déclin.

La pré-pension qui concerne plus de 200.000 personnes est une autre forme de partage, très coûteuse pour la collectivité, non seulement par les moyens financiers mis en oeuvre, mais aussi par la perte de savoir liée à cette sortie prématurée du marché du travail.

La troisième mesure la plus utilisée concerne le travail à temps partiel qui concerne 2% des hommes au travail mais 25% des femmes dont la grande majorité n'a manifestement pas choisi librement ce régime.

Danielle MEULDERS et Robert PLASMAN nous fournissent régulièrement de précieux moyens de connaissance de la manière dont le travail rémunéré se répartit.

Le dernier train de mesures gouvernementales de début octobre est venu confirmer l'absence de volonté politique d'inverser ces tendances profondément inégalitaires.

Les perspectives d'avenir, à court terme du moins, sont donc sombres, très sombres.

 

2. Imaginer un avenir différent

De nombreux sondages d'opinion montrent cependant que parmi la population, le chômage s'impose de plus en plus comme la préoccupation majeure des individus et des familles.

Proposons dès lors une autre démarche, plus prospective, non pas avec l'ambition -dé- placée - d'élaborer un paradigme alternatif au paradigme dominant fondé sur le marché mais en vue d'élargir l'angle d'approche, d'introduire dans le débat ce que les épistémo- logues américains appellent des "métaphores génératrices", qui facilitent une compré- hension renouvelée du problème et surtout une perception sans a priori des futurs possibles.

L'objet de cette communication est, à partir des données connues, de proposer une vision plus dynamique du jeu des interactions de certaines hypothèses en vue d'en faire ressortir les incidences en matière d'emploi... et de temps libre.

 

2.1. La démarche prospective

La démarche prospective consiste à élaborer des scénarios, c'est-à-dire "des ensembles formés par la description d'une situation future et du cheminement des événements qui permettent de passer de la situation d'origine à la situation future" (GODET, 1983); Elle permet notamment d'évaluer les conséquences des diffé-rentes stratégies d'action pouvant être élaborées par les acteurs en présence.

Notre intention étant d'éclairer le champ des possibles en vue de l'action, nous ne retiendrons ici que deux scénarios extrêmes qui diffèrent en fonction des arbitrages opérés au niveau de la répartition du temps de travail, du partage des richesses et des valeurs en jeu dans la société.

 

2.2. Le scénario gris et le scénario rose

Le premier scénario ne fait que prolonger les tendances lourdes repérées par l'analyse du système actuel. C'est un scénario de type tendanciel.

Le deuxième, le scénario rose (sans allusion) est un scénario normatif d'anticipation.

Entre ces deux hypothèses peuvent s'insérer de multiples variantes selon les couleurs de l'arc-en-ciel.

2.2.1. Le scénario gris ou la société duale atténuée

C'est le scénario le plus évident, le plus probable si on continue comme aujourd'hui, c'est-à-dire qu'on multiplie les mesures partielles afin d'atténuer ou de masquer les grands déséquilibres.

Le rapport entre actifs et inactifs est le centre d'un tourbillon que les différents acteurs essaient de contrôler en mettant en place des mesures stabilisatrices.

Les composantes du tableau sont connues.

Le processus de vieillissement de la population se poursuit sous l'effet de la baisse de la fécondité et de la mortalité pour les plus âgés. Avec un solde migratoire presque nul, les plus de soixante ans représentent 20% de la population totale.

La croissance économique ne dépasse pas 2%. Elle permet tout juste de mettre en place quelques mesures de non exclusion pour la masse importante des inactifs. Le recours accru au minimex permet à une population flottante de ne pas sombrer dans la misère.

Le travail à temps partiel, de plus en plus "encouragé", se développe considérable- ment.

Les instances politiques des différents partis adoptent un profil bas et évitent les prises de position trop tranchées. Il est rare que les élus des différents niveaux s'affrontent sur des questions de société. L'image de la société se développe autour du confort minimum et du noyau familial. Le local, le quartier, la commune jouent un rôle de plus en plus grand dans l'intégration sociale.

A l'horizon de l'an 2000, cette recherche permanente d'équilibre ne favorise pas le dynamisme au niveau économique. Les délocalisations d'entreprises de pointe commencent à se multiplier.

Les déséquilibres actifs/inactifs s'accentuent et la panoplie des mesures de traite- ment social du non-emploi pèsent de plus en plus lourd dans les budgets publics.

Les jeunes, de plus en plus attirés par des pays économiquement et culturellement plus vivants que la Wallonie vont tenter leur chance ailleurs. Beaucoup reviennent, encore plus désenchantés. La dégradation économique entraîne l'arrêt progressif des aides aux sans-ressources. Les allocations sociales sont de plus en plus sélectives. Les pensions elles-mêmes sont menacées entraînant un affaiblissement accéléré des formes de solidarités traditionnelles.

Dans les différents parlements, les débats politiques se durcissent. On assiste à la montée d'une tendance politique conservatrice qui prône les vertus du libéralisme économique pour les entreprises et l'austérité renforcée en matière de redistribution. L'ombre du tatchérisme plane sur les débats. On se croirait revenu vingt ans en arrière.

L'esprit d'équilibre social qui imprègne les valeurs sociales et motive les actions, détermine les politiques fédérale et régionales et celle des collectivités territoriales, y compris en matière de culture. En effet, l'ensemble des politiques concernant la jeunesse, l'éducation permanente, la culture et l'action sociale se confondent dans des objectifs d'intégration sociale et de lutte contre l'exclusion.

La catégorie des personnes travaillant dans des "petits boulots", composée de jeunes et d'adultes de plus de 55 ans possède un capital "temps libre" très élevé. Ce temps inoccupé permet à la plupart d'entre eux de s'investir dans des activités d'économie parallèle qui est le seul secteur vraiment en croissance.

2.2.2. Le scénario rose : la société solidaire

Ce scénario d'évolution sociale est caractérisé par l'étalement des revenus sur l'ensemble de la vie des individus, incluant les périodes de formation, de travail, de recherche d'emploi et de retraite dans une logique de partage des ressources entre l'ensemble des composantes de la société. Le travail y est réparti entre tous grâce à une réduction générale du temps travaillé, permettant une augmentation sensible du temps libre.

Ce scénario suppose une reprise du rythme de croissance, des lueurs de conjoncture plus favorables sur lesquelles les gouvernements s'appuieraient pour répondre aux attentes de la société civile qui revendique une répartition des produits de cette croissance comme en témoignent les nombreux conflits sociaux de la fin des années quatre-ving-dix.

La concertation sociale a repris vigueur. Le gouvernement réunit les interlocuteurs sociaux sur le développement technologique et l'organisation du travail. Cette ini- tiative aboutit à la mise au point d'un accord interprofessionnel qui préconise -en- fin- que la modernisation de l'appareil productif ne se réduit pas à un renou- vellement des machines mais passe par les hommes et leur travail, et par les produits et leur marché. L'accord reconnaît que l'investissement technologique n'est pas rentable si l'on ne fait pas évoluer parallèlement l'organsiation du travail en la rendant qualifiante, ce qui entraîne un changement des rapports sociaux internes à l'entreprise, donc aussi pour les syndicats l'abandon du tabou des hiérarchies et des classifications.

En contrepartie, l'accord permet aux organisations syndicales de faire redémarrer la question de la réduction du temps de travail qui avait piétiné jusqu'au milieu des années nonante.

Une réduction significative de la durée du travail est considérée comme contrepartie aux aménagements et à la flexibilité demandée par le patronat.

Cette politique présente en outre trois avantages capitaux :

  1. celui de permettre une diminution massive du chômage par la réduction du temps de travail individuel et l'allongement du temps de fonctionnement des équipements ;

  2. la concertation sociale est rétablie grâce à l'intérêt accru porté à la valorisation du capital des hommes ;

  3. ce projet correspond à une aspiration forte et de plus en plus nette un peu partout en Europe, l'aspiration à la qualité de la vie.

Plusieurs enquêtes (CHARLIER, 1995) ont montré l'existence d'une demande sociale de temps en croissance, demande orientée vers la sphère domestique et la vie familiale.

Le premier enjeu d'une RDTT résiderait ainsi dans l'espoir d'une répartition plus égalitaire des contraintes familiales.

Il ne suffit pas de choisir de lutter contre le chômage massif par la réduction généralisée du temps de travail. Il faut encore choisir la formule la plus adéquate.

 

3. Quel scénario de réduction du temps de travail ?

La question du temps de travail se situe à l'intersection de trois enjeux fondamentaux : l'efficacité économique, les aspirations individuelles et sociales, l'emploi.

On peut chercher à montrer l'articulation de ces trois enjeux qui correspondent aux trois niveaux : micro, celui des individus, méso, celui des entreprises et le niveau macro qui vise l'emploi et l'ensemble de la population active.

Si l'aménagement-réduction du temps de travail semble bénéfique aux trois niveaux dans le scénario rose, ce qu'ils en attendent diffère cependant sensiblement. Les entreprises souhaitent plus de flexibilité, les individus aspirent à plus de temps libre tandis qu'au niveau de la société, c'est l'effet positif sur l'emploi qui est attendu. Celui-ci dépend de trois facteurs : l'ampleur de la réduction du temps de travail pour avoir un effet partage positif, la hausse de la productivité qui a un effet négatif et la variation de la compétitivité induite par la réduction-aménagement du temps de travail.

Ce dernier effet sera positif sur l'ARTT s'il n'entraîne pas de hausse des prix des biens et services produits. Il dépend de la manière dont la réduction est financée. A ce sujet, cinq éléments peuvent se combiner : l'entreprise, les travailleurs, la productivité du travail, la productivité du capital et l'Etat.

 

4. Objectifs généraux poursuivis

Il doit être clair que tout projet d'ARTT qui vise à mettre plus de gens au travail ("à l'emploi") repose sur des choix politiques qui sont autant de choix de société et servent donc de critères pour évaluer tout projet et tout dispositif avancés pour lutter contre le chômage.

  1. Le droit et le devoir, pour chacun, de participer à la citoyenneté en participant à la société, c'est-à-dire
    - un droit au revenu qui permette de vivre dans la dignité ;
    - un droit à être et se sentir utile dans une société traversée par des valeurs de solidarité. C'est pour nous la fonction du travail.

  2. Vouloir l'emploi, mais pas à n'importe quel prix. L'emploi doit être lié à un statut qui intègre à la sécurité sociale et assure la dignité des personnes.

  3. Aujourd'hui, toute politique de l'emploi doit comprendre un objectif de lutte contre l'exclusion sociale.

  4. La politique de l'emploi doit intégrer une volonté de lutte pour l'égalité des chances et l'équité.

 

 

Tableau Synthèse

Formule de RDTT

Point de vue indiv. de famille

Entreprise

Emploi

Financement par

-

    - 

-

Entreprises

Travailleurs

Hausse productivité du travail

Hausse productivité du capital

Etat

Durée quotidienne

Le temps libéré affecté à la spère familiale

OK si permet  un changement de la durée d'utilisation des équipements - si l'entreprise fait face à des heures de pointe (distribution et restaurant par ex.)

Effets positifs si pas de dégradation de la compétitivité (pas de hausse de prix des biens et services produits)

Possible dans la mesure où permet d'éviter de coûteux licenciements

Oui, si les horaires sont adaptès aux besoins du travailleur et non de l'entreprise

Via diminution de la porosité de la journée et de la fatigue des travailleurs

Oui, si production est réorganisée (horaires plus inconfortables pour les travailleurs ?)

L'Etat a déjà financé ce type de RDTT (subvention du travail à temps partiel)

Durée hebdomadaire (4 jours)

Temps et coûts de déplacements réduits de 20% - baisse les coûts de garde d'enfants de 20% ou de 40% si parents choisissent jours libres différents -  ouverture plus grande à projets de temps libre : forte demande 

Permet d'allonger l'utilisation équipements (compensation salariale ?)

-

Idem que durée quotidienne

Idem que durée quotidienne

Obtenue via la diminution de la fatigue des travailleurs suite notamment à la diminution du temps de transport

idem que durée quotidienne

Idem que durée quotidienne. Nécessité d'incitants (indiv. et entrepr.)

 

Formule de RDTT

Point de vue indiv. de famille

Entreprise

Emploi

Financement par

-

-

-

-

Entreprises

Travailleurs

Hausse productivité du travail

Hausse productivité du capital

Etat

Durée annuelle (allonger les congés)

Meilleure gestion du temps sur l'année (peu de demande)

Annualisation du temps de travail

-

Possible si variations saisonnières de la production

Si correspond aux souhaits du travailleur

- si le congé est consacré à la formation - moins de fatigue des travailleurs

L'allongemnt de la durée d'utilisation du capital (compensée par congés)

-

Carrière (Crédit- temps)

Crédit temps : permet au travailleur de gérer sa carrière professionnelle en fonction de ses besoins de temps et projets. Responsabilise l'individu par rapport à sa vie

Exige forte planification collective

-

Les entreprises financent déjà les prépensions. Idem que durée quotidienne et durée hebdomadaire

Oui (mais peu connu)

Evidente dans le cas d'un congé sabbatique. Plus grande motivation des travailleurs

Idem que durée annuelle  + implique un lien à long terme entre l'entreprise et l'employé

Serait financé comme les prépensions et les pauses - carrières + congé éducation

 

Références

CHARLIER J.M. et alii (1995) Le temps de travail et son aménagement, par Charlier J.M., Daems, J., Meulders D., Plasman R., Vander Stricht V., Fondation Roi Baudouin, Programme Prospective Sociétale, Bruxelles

de JOUVENEL H. et alii (1990) Le temps et rien d'autre, La documentation française, Paris

GODET M. (1983) La méthode des scénarios, in Futuribles n 71

GODET M. (1988) Prospective et planification stratégique, CPE, Economica, Paris

HOFFMANN R. et LAPEYRE J., (1995) Le temps de travail en Europe, organisation et réduction, Paris, Syros


 

 

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