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Privilégier notre avenir en Wallonie

Philippe Destatte
Directeur de l'Institut Jules Destrée

 

Monsieur le Rapporteur général,
Messieurs les Rapporteurs,
Mesdames et Messieurs,

Vous le savez, cette rencontre ne se veut pas un colloque académique. J'entends par là que l'objet de notre réunion de ces deux jours à Liège n'est pas de faire progresser la science économique - objectif néanmoins assurément louable -, mais bien de s'inscrire dans une démarche qui aura bientôt dix ans et qui s'attache, en définissant et en construisant un nouveau paradigme pour la Wallonie, à en identifier les enjeux stratégiques et à essayer de les maîtriser. La diversité des participants qui nous ont rejoints atteste du fait que cette tâche s'est voulue totalement interdisciplinaire et politiquement pluraliste.

La volonté qui est la nôtre consiste à dépasser le stade du constat et de la simple critique. Dès lors, notre congrès ne sera pas destiné à dresser un diagnostic mais plutôt à élaborer des propositions de terrain pour le moyen terme. En cela, le Congrès s'inscrit dans la lignée de ceux de 1987 et de 1991.

Ainsi, pour la troisième fois, nous allons tout mettre en oeuvre pour que - ainsi que l'indiquait le Ministre- Président Bernard Anselme au Congrès de Namur en 1991 - les Wallons [...] construisent leur devenir en suivant la démarche pesée et pensée de leurs intellectuels et de leurs chercheurs, de leurs praticiens, de leurs acteurs économiques et sociaux.

En 1987, on nous avait mis en garde : votre problématique est trop ouverte, vous allez vous y perdre. Nous avons balisé le chemin de la Wallonie au futur.

En 1991, on nous avait avertis : la problématique de l'éducation est rabâchée, vous allez tomber dans des lieux communs. Nous avons renouvelé la réflexion en la décloisonnant.

Aujourd'hui, on nous prévient : en matière d'emploi, le chemin est miné : vous ne passerez pas!

Nous passerons.

Nous passerons parce que, premièrement, nous avons bien étudié le terrain. Depuis près de deux ans, au sein du Comité scientifique et avec l'aide des "démineurs" qui forment aujourd'hui la Commission de base : Albert Schleiper, Jacques Defay, Yves de Wasseige, nous avons mesuré les enjeux, identifié les biais et mesuré les contraintes, tout en nous définissant une méthode de passage.

Nous passerons parce que, deuxièmement, nous avons déterminé cinq axes de progression, que nous avons confiés à cinq rapporteurs - Robert Plasman, Robert Deschamps, Bernard Thiry, Giuseppe Pagano et Marcel Gérard. Ils se sont entourés de cinq réseaux, quadrillant la voie qu'ils se tracent sous l'oeil attentif du Rapporteur général Michel Quévit.

Enfin, nous passerons parce que nous ne pouvons pas nous permettre de refuser l'obstacle.

Qui, en effet, parmi les 250 personnalités qui se sont inscrites pour participer à nos travaux, va prendre la responsabilité et le risque de dire aux 250.000 chômeurs wallons qui nous attendent dehors : mesdames et messieurs les sans-emplois, nous n'avons rien à vous dire que des choses très générales, que des choses très abstraites, que des choses très métaphysiques... ?

Le problème de l'emploi, c'est plus qu'un problème d'emploi. Président de l'Assemblée nationale française, Philippe Seguin soulignait devant le congrès national de Coordination des Organismes d'Aide aux Chômeurs par l'Emploi, que l'absence d'activité détruit, en réalité, l'identité sociale et jusqu'à la personnalité de ceux qu'elle frappe. [...] C'est un cancer qui s'attaque à toutes les cellules de la société, de la famille à la région et de l'entreprise à la ville.(1)

Michel Molitor a bien étudié l'impact du sous-emploi et du chômage massif sur nos sociétés occidentales. Un des enjeux de la crise actuelle de l'emploi se situe certainement du côté de la participation des individus à la société (2), écrit-il.

En effet, le travail et l'emploi sont liés tant à la problématique de l'identité qu'à celle de la citoyenneté. D'une part, il existe un besoin vital pour toute personne de se sentir reconnue : reconnaissance, en effet, car le travail est un facteur essentiel d'intégration sociale, y compris aujourd'hui pour les femmes, ce qui est nouveau à l'aune de l'histoire. D'autre part, l'exclusion du travail et de l'économie dégrade les conditions de la citoyenneté, notamment en provoquant une crise de confiance à l'égard des gestionnaires, mais aussi la méfiance envers toute solution potentielle et la mise en cause ou le rejet de tout le système politique. De la même façon, le chômage massif érode la légitimité de l'ordre politique de notre société qui repose en large partie sur la possibilité reconnue à chacun d'obtenir une participation à la société civile par le biais de son travail (3).

Face au désordre social et à cette dégradation de la société démocratique, Michel Molitor en déduit que deux types de réponses sont nécessaires :

- d'une part, la réalisation du plein emploi (qui est, dit-il, la condition contemporaine de réalisation de la citoyenneté dans et par le travail);
- d'autre part, une transformation des règles de la citoyenneté - et de la participation - qui ne confère plus au travail de monopole en la matière (4)

Les deux pistes sont ouvertes, elles ne me paraissent pas incompatibles, en tout cas dans leur mise en oeuvre.

Si nous sommes déterminés à franchir l'obstacle placé sur la route de ce congrès - la détermination s'étant déjà marquée avec vigueur par la remise de textes remarquables dans les délais prescrits, et j'en remercie les contributeurs -, si nous sommes déterminés à franchir l'obstacle, cela ne signifie pas que, depuis le début de la démarche et jusqu'à aujourd'hui, des interrogations et des doutes ne nous ont pas assaillis et tourmentés.

Si je viens en faire état, c'est à la fois pour rappeler la genèse de ce troisième congrès et par souci d'exorcisme, c'est-à-dire pour éviter à chacun de devoir évoquer trop longuement les limites de son cheminement. Aucune guerre n'est jamais ni fraîche ni joyeuse.

Plusieurs étapes méritent d'être rappelées car elles ont débouché sur autant de questions.

1. Dès le 18 février 1993, Albert Schleiper proposait que le Congrès qui ferait suite au Défi de l'Education s'appelle Et si la Wallonie osait la solidarité? L'objectif était de vérifier la faisabilité d'un système économique à la fois solidaire et compétitif dans lequel la satisfaction de toutes les demandes d'emploi ne serait plus la condition préalable et principale d'efficacité (5). De plus, le directeur du CIFOP proposait d'inscrire cette perspective dans le cadre de la notion de développement durable, intégrant à la fois les potentialités technologiques et les devoirs sociaux.

Cette préoccupation est restée constante dans le chef du Comité scientifique. Le débat que nous avons connu en mai dernier sur le terme de croissance durable, pour déterminer le titre définitif de la Commission présidée par le Professeur Deschamps fut à cet égard caractéristique. C'est avec raison que Jacqueline Miller a soulevé le problème conceptuel autour de la traduction du terme de sustenable development, traduit par "développement soutenable" puis "développement durable" et débouchant sur le concept de croissance durable, terme qui ne recouvrait plus la notion de soutenabilité et de sélectivité du développement. Le Comité scientifique a suivi avec raison Mme Miller en estimant que l'objectif de nos travaux ne pouvait prôner la croissance à n'importe quel prix.

2. Après Albert Schleiper, Jacques Defay devait compléter notre démarche au printemps 1993 en déposant une autre note intitulée le Défi du sous-emploi jusqu'à la fin du siècle et dont j'extrais cinq propositions :

a. Le chômage est devenu structurel en Wallonie.
b. Les Etats-membres n'ont plus de politique anticyclique et la Communauté européenne n'en a pas encore.
c. La politique économique commune a été défavorable à la création d'emploi.
d. Le tournant de la politique économique commune prendra du temps.
e. La politique commerciale commune et la politique européenne de développement régional doivent être réformées pour que la création nette d'emplois devienne importante dans des régions comme la Wallonie.

Ainsi, nous n'attendions plus que le Livre blanc.

3. Celui-ci vint peu après, sous le nom de Livre blanc, Croissance, compétitivité, emploi, Les défis et les pistes pour entrer dans le XXIème siècle.

Dès sa diffusion, nous avons décidé non pas de l'utiliser comme modèle mais de nous en servir comme cadre de réflexion cohérent. En effet, telle qu'annoncée, la raison d'être du Livre blanc, proclamée dans son introduction, est la lutte contre le chômage pour laquelle il est précisé d'emblée qu'il n'y a pas de remède miracle. La formule sera d'ailleurs répétée par le Premier Ministre britannique, John Major, au Sommet des Douze à Bruxelles en décembre 1993. Quant au Premier Ministre fédéral belge - qui présidait ce Sommet - il devait rappeler que Le Livre Blanc lui-même ne crée pas d'emploi, qu'il ne faut pas en faire naître l'illusion - je le cite - et que c'est la politique qui va créer de l'emploi (6).

C'est très officiellement d'ailleurs, que les conclusions de la Présidence du Sommet de Corfou (les 24 et 25 juin 1994) ont reconnu que le retour de la croissance économique ne suffira pas, à lui seul, à régler le problème du chômage qui exige des réformes structurelles, tant au niveau des Etats membres qu'à celui de l'Union (7). Cette conviction a été répétée au Sommet des Quinze à Essen en décembre 1994 (8) et par la suite, jusqu'à aujourd'hui... Fabio Colasanti l'évoquera dans un instant.

Pas de miracle donc, dans le Livre blanc, mais un périlleux équilibre au point qu'on a parlé de haute voltige. Equilibre idéologique d'ailleurs pour un texte de consensus. Comme la lune - et malgré la couleur qu'il annonce - le livre a, aux yeux de chacun, son côté sombre et son côté lumineux. Compétitivité, modération salariale, productivité, flexibilité sur le marché du travail, modes de rémunération plus incitatifs, ces termes nous sont soufflés dans une oreille, tandis que l'autre entend résonner les concepts de solidarité entre générations, sexes et régions, de lutte contre l'exclusion, de pacte social européen.

L'une des questions du congrès, comme l'une des questions de tous ceux qui ont voulu s'inscrire dans le cadre initié par Jacques Delors, est de savoir comment articuler ces démarches appartenant a priori à des hypothèses politiques différentes. Les observateurs qui "font" l'opinion publique ne s'y sont pas trompés. Léon Franckart n'écrivait-il pas, quelques jours après le Sommet de Bruxelles, que tous les livres blancs, tous les plans globaux ne réussiront qu'à la double condition d'instaurer la justice sociale et de laisser les bonnes volontés s'accomplir (9) ? De son côté, Franklin Dehousse estimait que le Livre blanc - certes séduisant - reposait sur une logique économique devenue extrêmement dangereuse, en ce compris pour la Communauté européenne. Et il ajoutait, que si celle-ci continuait à être perçue - même à tort - comme le principal levier d'une restructuration économique permanente qui nous mène droit au modèle américain, rien ne dit qu'elle y survivra (10).

Jacques Delors avait anticipé ces remarques sur le Livre blanc quelques mois auparavant : Chaque pays prendra là-dedans ce qu'il veut avait dit le Président de la Commission. Ce sera à chaque Etat membre d'en tirer ce qu'il jugera positif pour son action propre (11).

L'espace de notre réflexion est celui de la Wallonie. A l'heure où l'on répète que la Belgique elle-même est devenue trop exiguë pour toute politique économique, on est en droit de s'interroger sur la pertinence de ce choix, en dehors du fait que c'est ici que nous vivons. Luc Maréchal nous rappelait pourtant, le 31 janvier dernier, que l'on pouvait travailler sur une action forte d'un Etat qui organise des marchés en créant les conditions pour qu'il y ait rencontre de la demande et de l'offre, sous réserve qu'il s'agisse de demandes acceptables sociétalement et d'une offre créatrice d'emploi (12).

Ainsi, nous avons vu où résidait l'intérêt du document stratégique qu'est le Livre blanc, mais aussi son ambiguïté liée à la capacité d'action de l'Union européenne et de la Commission. Comme l'indique Jacques Drèze, l'Union européenne ne se reconnaît pas de responsabilité opérationnelle en matière de croissance et d'emploi, de responsabilité officielle macrobudgétaire. Dès lors, la coopération ne peut émerger que d'une mobilisation collective sur le thème primordial de la croissance pour l'emploi. Même si le problème est reconnu, écrit Jacques Drèze, l'agenda est différent, qui privilégie aujourd'hui l'Union monétaire au prix de normes de disciplines budgétaires déflatoires et de mesures inspirées par une crainte excessive de l'inflation (13).

Nous ne nous sentirons donc pas liés par ce Livre blanc pendant ces deux jours, une fois le cadre intégré, nous retrouvons la liberté.

Liberté nécessaire aussi pour nos travaux. Les thèmes contenus dans Le Livre blanc ont été répartis entre différentes commissions. Celles-ci ont été chargées d'analyser les effets inattendus -voire pervers - du Livre blanc et la politique économique menée en Wallonie par rapport aux objectifs définis par Jacques Delors. Les Commissions ont travaillé comme des réseaux internes avant de s'ouvrir aujourd'hui pour proposer leurs réflexions à vous toutes et tous qui êtes venus nous rejoindre. Les contributions des différentes commissions ont été distribuées, les auteurs défendront leurs textes en commission. Attention pourtant, à ce moment-ci du Congrès, rien n'est fait, rien n'est dit. Les orientations créatrices, concrètes et dynamiques sont à définir et à débattre. Le rôle des participants est donc fondamental tout comme celui des présidents qui auront à porter le fer dans la plaie, c'est-à-dire à mener des débats difficiles, ceux qui maltraitent les tabous et ceux qui dégagent des espérances.

Ce débat doit viser l'objectif que j'ai rappelé ici et s'exprimer dans le cadre non-conformiste qui est le nôtre et qui fait que, en privilégiant notre avenir au sein de la Wallonie, enfin peuvent s'éteindre les vieilles querelles et s'effacer les vieux clivages pour faire naître, à propos de problèmes essentiels comme celui qui motive ce congrès, un noyau dur de convictions partagées et mobilisatrices.

J'ai dit un noyau dur et non le noyau dur...

Je vous souhaite un excellent travail .

 

Notes

1. Valérie DEVILLECHABROLLE, Prudence politique, dans Le Monde, 22 mars 1995, p. III.
2. Michel MOLITOR, Une société peut-elle maintenir longtemps une situation de sous-emploi et de chômage massif? Bruxelles, Commission Justice et Paix, 1994, 64p., p. 5. - Michel MOLITOR, Une société de type occidental peut-elle vivre avec un taux de chômage important? dans Travail et Société, le non-emploi : conséquences pour les personnes et les sociétés, implications en termes de solidarité, Actes des journées d'étude, Bruxelles, les 17, 18 et 19 octobre 1994, p. 13, Bruxelles, Conférence des Commissions Justice et paix d'Europe, Bruxelles, [s.d.].
3. A. BASTENIER, Travail, chômage, citoyenneté, Mai 1994, cité dans M. MOLITOR, op. cit., p.57.
4. Ibidem, p. 58.
5. Albert SCHLEIPER, Note du 18 février 1993.
6. Michel DE MUELENAERE, Bruxelles lance la croisade des Douze pour l'emploi, Le Livre blanc resoude les douze, dans Le Soir, 11 décembre 1993.
7. Conseil européen de Corfou, Conclusions de la Présidence, SN 150/94, 31p., p. 5.
8. Philippe LEMAITRE et Claire TREAN, Le Conseil des Quinze à Essen, Le Président de la Commission propose à l'Union européenne des politiques plus audacieuses contre le chômage, dans Le Monde, 11 et 12 décembre 1994, p. 3.
9. Léon FRANCKART, Globalement négatif, dans La Nouvelle Gazette, 18 décembre 1993.
10. Franklin DEHOUSSE, Le Livre blanc ou le danger des panacées, Carte blanche dans Le Soir, 10 juin 1994, p. 2.
11. Pierre LOPPE, Rendre l'espoir?, dans La Libre Belgique, 11 décembre 1993.
12. Note au Comité scientifique du congrès, 31 janvier 1995.
13. Jacques DREZE, Pour l'emploi, la croissance et l'Europe, p. 45-46, Bruxelles, De Boeck-Westmael, 1995.

 


 

 

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