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Deuxième congrès La Wallonie au Futur
1991 -
Le Défi de l'Education

Congrès permanent La Wallonie au futur - Index des congrès

 
 

L'emploi tertiaire européen

Jacques Defay
Economiste

Luc Goetghebuer
Architecte urbaniste

 

  1. Après 1985, le fort taux de chômage persistant en Wallonie est apparu comme structurel. Il n'est pas inutile de rappeler que ce fort chômage est caractéristique, dans l'Europe d'après 1974, des régions dont l'économie était basée sur des industries traditionnelles et qui n'ont pas achevé leur reconversion. Les emplois perdus doivent être remplacés par des emplois tertiaires ou des emplois secondaires de pointe. C'est des occasions d'emplois tertiaires qu'il s'agit ici, et spécialement des occasions qui naissent de l'effacement des frontières en 1992-93.

  2. Du point de vue de la dynamique régionale, l'emploi tertiaire comporte deux grandes branches qui ont des effets différents. Il y a d'une part les services produits et consommés dans la région, que nous appellerons services autoconsommés ou tertiaire de consommation; et d'autre part les services susceptibles d'être vendus dans une zone plus large que la région, que nous appellerons services exportables ou tertiaire d'exportation. Les deux branches ont chacune un secteur marchand et un secteur non marchand.

  3. Dans la situation financièrement difficile où se trouve la Wallonie, l'expansion du tertiaire exportable devrait précéder celle du tertiaire de consommation, afin que le revenu des ménages (actuellement déprimé d'environ 15 % par le sous-emploi de la population active) s'accroisse d'abord par l'exportation de services et contribue de cette façon au financement d'emplois tertiaires de consommation.

  4. Il se fait que le tertiaire exportable est en pleine expansion en Europe occidentale et que des occasions sont à saisir dans ce secteur. L'effacement des frontières a, en effet, pour conséquence une restructuration assez profonde de la production des services pour lesquels chaque espace douanier national avait créé des clientèles captives, intentionnellement ou non. Les multinationales elles-même étaient amenées à adopter des structures qui tenaient compte des frontières internes de la CEE. Les structures par pays apparues ainsi au sein des groupes multinationaux deviendront obsolètes, spécialement dans le nord-ouest de l'Europe où un voyageur rencontre un poste de douane et change de monnaie tous les cent cinquante ou deux cents kilomètres.

  5. Les restructurations de groupes ne se limiteront pas aux services financiers (banques et assurances). Elles toucheront également (et peut-être à une date plus précoce si l'unification financière était retardée) les services non financiers suivants :
    • (i) les fonctions relatives à la vente et à l'après-vente (vente, entreposage et distribution, service technique à la clientèle, marketing, publicité);
    • (ii) les fonctions relatives au commandement et au management (consultance juridique, audit, gestion intégrée de groupe);
    • (iii) les fonctions relatives au progrès technologique, à la productique et au contrôle de qualité (bureau d'études de produits, laboratoires de recherche-développement et d'essai, design).
  6. Historiquement, les banques, les assurances, ainsi que les services internes des groupes énumérés au paragraphe précédent ne se sont pas disséminés dans toutes les régions de chaque espace douanier national, mais se sont concentrés dans les métropoles nationales. On en compte cinq dans l'Europe du nord-ouest : Londres, Paris, les conurbations Cologne-Dusseldorf, Amsterdam-Rotterdam, Bruxelles-Anvers. Les consultants indépendants et les firmes de services non intégrées à un groupe se sont développés parallèlement dans les mêmes mégapoles que les services nationaux des entreprises géantes.

  7. De nouvelles multinationales européennes prennent forme dans les absorptions et les fusions d'entreprises qui agitent les bourses depuis 1987. Dans la même préparation anxieuse de l'après 1992, on voit les géants américains et japonais se positionner pour la compétition sur le grand marché et remettre en question la multiplicité de leurs filiales européennes. Des "centres de coordination", parfois sous la forme de holdings, amorcent une évolution interne vers la gestion intégrée de sièges d'exploitation multiples à partir d'un siège central unique. Cette voie, qui semble avoir la faveur de firmes japonaises, conduit à terme à la centralisation de toutes les opérations du groupe dans le nord-ouest européen, y compris l'entreposage et la distribution des fabrications importées. D'autres groupes adopteront des solutions intermédiaires, basées sur un petit nombre de sièges de services, localisés en vue d'un coût d'exploitation minimum et d'un recrutement aisé.


     

  8. La diversité des schémas de restructuration conduit à envisager des stratégies wallonnes différentes pour accueillir les "centres de coordination" (c'est ainsi que la loi fiscale belge désigne les états-majors de groupe), les centres de distribution (avec manutention et service après-vente), et les laboratoires scientifiques. (Cf. par 5 ci-dessus).

  9. Dès à présent il est visible que Bruxelles a la cote comme localisation de centres de coordination, en raison de la présence dans la ville de la Commission de la CEE, mais aussi parce que ce choix est ressenti comme plus "neutre" que Paris ou Londres. Depuis trois ans déjà une intense spéculation foncière indique que le mouvement s'y accélère. Le territoire de Bruxelles étant très exigu, un débordement vers le Brabant wallon, le nord du Hainaut et le Namurois est probable à terme relativement court. Des signes évidents en sont déjà relevés.

    Liège, grâce à l'arrêt du TGV, pourra intéresser des groupes dont les activités seront orientées plutôt vers l'Est de l'Europe. Il importe d'être attentif aux signes de cet intérêt dès qu'ils se manifesteront et de les amplifier par une politique appropriée.

  10. Les régions frontalières étaient rarement choisies pour implanter un centre de distribution. On plaçait les fonctions (i) de préférence dans la partie centrale de l'espace douanier national, ou alors près d'un grand port. Pour le service après vente (qui suppose des envois fréquents de techniciens et de pièces de rechange du centre d'éclatement vers la clientèle) une localisation près d'une frontière est restée défavorable même après l'abolition des tarifs douaniers. La cause s'en trouve dans les déclarations restées indispensables aux postes de douane pour le matériel et les pièces transportées par les véhicules de service. C'est pourquoi ces services sont encore organisés sur un base nationale dans la majorité des groupes, alors qu'il y aurait avantage à les assurer à partir d'un point unique dans le nord-ouest décloisonné.

    L'ouest, le sud, l'est et le nord-est de la Wallonie verront ces handicaps disparaître en 1993. Les longs arrêts aux postes frontières seront supprimés et ces sous-régions auront cessé d'être périphériques par rapport à un marché national : elles seront centrales dans le nord-ouest européen, qui compte 100 millions d'habitants. L'excellence du réseau autoroutier, bientôt prolongé par le tunnel sous la Manche, leur permet d'être candidates pour des centres d'éclatement de marchandises et de services après vente.

  11. Le choix d'un lieu pour un centre de recherches de groupe industriel et pour les fonctions relatives au progrès des produits dépend surtout de l'existence à proximité de ce lieu d'une concentration de scientifiques et de chercheurs. Ainsi, le succès du zoning de l'IBW à Louvain-La-Neuve doit plus à la présence de l'UCL qu'à la proximité de Bruxelles. Des fruits analogues, du point de vue de l'accueil du tertiaire européen, sont espérés dans le voisinage des autres centres wallons d'enseignement supérieur et de recherche scientifique.Retour haut de page

  12. Les conditions géographiques de l'accueil sont donc réalisées, avec les spécificités dégagées ci-dessus, dans de larges portions de la Wallonie urbaine. Elles le sont aussi (pour autant que les télécommunications soient modernisées sans retard) dans des espaces principalement ruraux qui offrent aux centres tertiaires des agréments supplémentaires relatifs au paysage et à la qualité de la vie. Ces agréments ont même un pouvoir attractif si considérable (plusieurs régions touristiques d'Europe sont devenues des centres tertiaires) que les dépenses de mise en valeur du paysage, du patrimoine et de l'environnement sont perçues aujourd'hui comme des moyens essentiels d'une stratégie d'accueil.

  13. Encore faut-il que la population active soit préparée aux emplois du tertiaire européen. Elles ne l'est pas suffisamment. Les causes de cette carence sont de deux ordres :

    • (i) la prédominance, dans l'enseignement, des formations qui préparent aux emplois industriels (du niveau ouvrier jusqu'aux ingénieurs) est évidemment à l'image de la population active de 1974 et non à celle de l'an 2000. L'accent y reste mis sur les savoirs et les savoir-faire de fabrication, plutôt que sur ceux du management, de la vente, de la production et des professions tertiaires récentes;

    • (ii) l'insuffisante connaissance des langues, spécialement de l'allemand et du néerlandais.

  14. Pouvons-nous assurer aux investisseurs du tertiaire européen qu'ils trouveront en Wallonie des effectifs suffisants de travailleurs multilingues? Certainement pas dans tous les cas. Or, cette exigence ne concerne pas seulement le personnel des bureaux, auquel on demandera de s'exprimer correctement dans les quatre langues du nord-ouest européen. Elle concerne également le personnel des services techniques à la clientèle (techniciens, ouvriers et chauffeurs) qui doivent pouvoir dialoguer avec les clients et leurs préposés, aussi bien en Allemagne et en Hollande qu'en France. On ne leur demandera pas une parfaite correction grammaticale, mais une connaissance opérationnelle de la langue parlée et du vocabulaire de leur métier.

    On est loin du compte. L'enseignement scolaire du néerlandais est inefficace. Celui de l'allemand est peu répandu. L'anglais entre dans les oreilles de nos jeunes par les chansons et à travers les écouteurs d'un "walker" davantage que par l'école. C'est au moment où ils postuleront un emploi que les écoliers et les étudiants s'apercevront que leur ignorance des langues est une cause de chômage.

  15. L'unilinguisme de fait de la population active n'est pas propre à notre région. Il est aussi général en Allemagne et en France, et même en Hollande (sauf pour l'anglais). Mais ces pays n'ont pas une position aussi centrale que la nôtre, ni un besoin aussi pressant de saisir les opportunités du tertiaire européen pour créer des emplois. Le multilinguisme en Wallonie devra être bien plus qu'une spécialisation conduisant à la profession d'interprète ou de traducteur. Il doit être une exigence subsidiaire (à un niveau opérationnel qui tolère les imperfections) pour une très large gamme de formations, tant du niveau professionnel que technique ou universitaire.

  16. Une coopération très intense avec les régions voisines d'Allemagne, des Pays-Bas et de Flandre, et avec le sud de l'Angleterre devra impliquer la population wallonne tout entière et pas seulement ses autorités régionales. C'est le seul moyen de faire saisir en profondeur la réalité de notre position géographique et de ses chances, et l'absolue nécessité d'un effort linguistique à large base.

  17. Les progrès à accomplir dans l'enseignement scolaire des trois langues autres que la nôtre sont considérables. Ils supposent des progrès technologiques (notamment dans l'usage de l'informatique et de l'audiovisuel) mais aussi en pédagogie. Le rapport du résultat aux moyens mis en oeuvre (que dans d'autres domaines on appellerait la productivité) doit faire un bond en avant. Il existe aussi un problème d'immersion de l'élève dans la langue cible qui n'est pas aisé à réaliser dans le cadre des horaires hebdomadaires en usage. Mais le but de ce congrès est de dégager des objectifs et non de définir des solutions à tous les problèmes.

  18. Les opportunités d'emploi à saisir se présenteront dans cette décennie-ci autant et même davantage que dans les deux suivantes. Il en résulte qu'il ne suffit pas de former la prochaine génération aux professions du tertiaire européen et de la rendre multilingue. La formation des adultes (et en particulier celle des demandeurs d'emploi) a un rôle aussi important à jouer. On pourra compter évidemment sur le Forem, mais il est probable qu'un partenariat large impliquant l'enseignement et les organisations professionnelles, et appuyé sur des accords de coopération transfrontalière, se justifiera par l'ampleur et l'urgence du problème de modernisation des savoirs et des savoir-faire d'une fraction substantielle de la population active wallonne. Car tel est bien l'obstacle à surmonter pour accueillir en Wallonie une part appropriée du tertiaire européen et sortir du chômage structurel.

  19. Les formations d'ingénieur et de technicien industriel garderont toute leur importance dans la reconversion; à la condition d'être orientées moins exclusivement vers la fabrication et d'avantage, pour les premières, vers la recherche et le management, et pour les secondes, vers les services exportables à caractère technique.

  20. Il n'a pas été question du tourisme dans ce qui précède. Bien que les achats hors région de services touristiques par les Wallons dépassent globalement les ventes de même nature à des non-résidents, les sites Wallons ont un attrait considérable, notamment pour les touristes hollandais, flamands et bruxellois. Ces services ne sont donc pas principalement auto-consommés, mais échangés. L'expansion de nos ventes de services touristiques a dès lors sur l'économie régionale le même effet favorable immédiat que celle des autres services exportables. Elle appelle d'ailleurs les mêmes soins à apporter au patrimoine, aux paysages et à l'environnement. Ce secteur fait appel lui aussi à un personnel multilingue. Il importait de rappeler ces faits en vue de la discussion des objectifs stratégiques de la Wallonie.

(Octobre 1991)

 


 

 

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