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Deuxième congrès La Wallonie au Futur
1991 -
Le Défi de l'Education

Congrès permanent La Wallonie au futur - Index des congrès


 

Contribution au Congrès Wallonie au Futur 1991

Jean Russe
Conseiller à la Cour du Travail de Mons

 

Bientôt une nouvelle étape "historique" sera franchie vers la construction d'une Europe nouvelle dimension avec toujours le même cap, le grand marché unifié, annoncé pour le 31 décembre 1992.

Un marché sans frontières où devraient circuler personnes, marchandises, capitaux et services. Le grand défi selon l'expression consacrée.

Pour la Belgique, une des décisions les plus spectaculaires, directement liée à cette libération de mouvements de capitaux à l'échelle européenne, aura été la suppression au début du mois de mars 1990 du double marché des changes. Une mesure qui s'est imposée tout en douceur, tant l'écart entre les cours du marché officiel et celui du marché libre était devenu minime et le contexte monétaire favorable.

D'autre part, pour la Belgique et ses partenaires européens, le 1er juillet 1990 aura été l'annonce de nouveaux défis car la libre circulation des capitaux dans la CEE ne sera tout à fait effective que lorsque ceux dont c'est le métier de faire travailler les capitaux pourront exercer librement leur métier dans l'ensemble de la Communauté européenne, c'est-à- dire lorsque toutes les banques, toutes les compagnies d'assurance auront le droit de proposer leurs services dans tous les pays et cela, dans des conditions de concurrence égale, ce qui est encore loin d'être le cas, car, même si la réalisation des quatre grands paramètres - baisse du pétrole - révolution technologique - politique - le paradis ne paraît pas être pour demain même si on ne quitte pas le domaine économique.

En effet, au début de cette année, le bureau du Plan a lancé un pavé dans la mare du conformisme européen en prétendant que l'harmonisation européenne livre progressivement les Etats membres aux lois sauvages du marché.

Des convergences significatives, poursuit ce rapport, mettent en évidence l'enclenchement d'un processus de désescalade fiscale parfois très avancé. Ce processus pourrait menacer la capacité des Etats à assurer leurs fonctions essentielles. Et il n'est pas absurde de se demander si d'autres pans du pouvoir étatique ne sont pas en passe d'être mis à mal également par cette "dérégulation silencieuse".

La démonstration du bureau du Plan s'appuie essentiellement sur le cas significatif de la fiscalité. Un domaine où l'on voit à l'oeuvre - à condition de le vouloir - le fameux processus de remplacement progressif d'un rapprochement "ordonné" des fiscalités visant à générer une abolition des frontières modifiant le moins possible les recettes budgétaires des Etats membres, par un rapprochement "sauvage" des fiscalités des Etats membres.

Avec l'acte unique de 1985, la Communauté européenne a certes retrouvé l'élan d'intégration qu'elle avait perdu avec la crise. Mais cette renaissance de l'Europe n'avait plus tout à fait les mêmes fondements que le Traité de Rome.

S'il s'agissait alors de promouvoir un développement harmonieux des activités économiques des pays-membres, notamment par la création d'un marché commun, c'est celui-ci qui, par la suite, est devenu l'objectif prioritaire de la CEE : une fin en soi en vue de cesser de perdre du terrain par rapport aux USA et au Japon.

Conséquence logique, les propositions d'harmonisation des fiscalités européennes déposées depuis ne sont plus destinées à réaliser un système fiscal idéal pour la Communauté, mais à éliminer purement et simplement les frontières fiscales internes perçues désormais comme autant d'entraves. La désescalade fiscale n'est pas un mécanisme sain de concurrence.

C'est une incitation organisée aux abus.

La défiscalisation à laquelle nous assistons aujourd'hui et qui est souvent perçue comme liée à la dérégulation, au démantèlement des rigidités des marchés et à la suppression des entraves au commerce ou aux investissements, vise, en filigrane, à libérer les forces "vertueuses du marché".

Cependant, conclut le bureau du Plan, au delà des mérites des réformes fiscales, la logique de la désescalade fiscale comporte certains risques. Poussé à l'extrême et subi dans le désordre, un tel processus risque, en effet, de mettre en cause les fonctions de l'impôt (fonctions allocative, redistributive et stabilisatrice) voire même l'exercice des responsabilités essentielles des pouvoirs publics, que ce soit au niveau national ou... supranational. Pauvre Belgique!

Et le social dans tout ça?

Si trop peu de compétition engendre chez les humains l'apathie et la pénurie, trop de compétition engendre les inégalités inacceptables. La compétition n'est source de progrès que si elle est modérée et régulée par l'intervention volontaire d'instances chargées d'empêcher les plus forts d'écraser les plus faibles.

A plus ou moins court terme, nos sociétés risquent de subir cette forme de triomphalisme néo libéral qui cherche à introduire partout une logique compétitive censée faire le "progrès" par la "modernisation".

Cette logique compétitive - que l'on appelle "marchande" - serait bel et bien en train de tenter d'envahir tous les secteurs d'activité qui étaient fortement régulés par l'Etat : l'enseignement et la formation, la recherche et la technologie, les soins de santé, la production des biens culturels, les mass-média, la politique foncière urbaine et le logement social, les transports et même la fonction publique elle-même.

On a toujours tenté de tout temps, par un effort louable de synthèse, de lier ou relier les différentes activités humaines. Or, on assiste, depuis quelques années, à un effort centrifuge qui consiste à rejeter tout ce qui est soupçonné de n'être pas "marchand" dans un zone de second ordre.

Ainsi, à l'occasion de divers mouvements, a-t-on vu surgir l'appellation non contrôlée de "secteur marchand", pour désigner les domaines scolaires médicaux et sociaux.

S'il est étrange de définir une réalité par ce qu'elle n'est pas - Est-ce que Monsieur Gol considérerait comme acceptable d'être qualifié de non-socialiste? - on pourrait craindre que cette querelle de définitions n'ait pour but réel d'exclure définitivement de la course en tête toute une série d'activités considérées, dans leurs composantes actuelles, comme non utilitaristes, la logique utilitariste - seul principe de légitimité - ayant pour seul but l'efficacité, définie comme la maximisation des intérêts des individus et des groupes par la compétition entre eux.

Va-t-on assister dès lors à la création d'une Europe à deux "secteurs" ou à deux "vitesses"? C'est avec l'accent normand qu'il convient d'envisager quelques instants la situation sociale de la Communauté européenne.

Au sommet de Strasbourg de décembre 1989, la CEE tentait de mettre les pendules sociales à l'heure. Onze Etats sur douze signaient la Charte sociale européenne : un bien beau texte garantissant un certain nombre de droits sociaux minimaux.

Acte d'identité européenne, mais acte gratuit, dépourvu de la moindre force contraignante, remarquait Monsieur Jacques Delors. Dans la foulée, la Commission européenne était appelée à élaborer un programme d'actions concrètes pour donner corps aux principes de la Charte avant l'échéance du 01.01.1993. Dans un marché européen débarrassé de ses frontières internes, un minimum d'harmonisation s'impose pour réduire les risques de dumping social.

En effet, les productions incluant un coût de main d'oeuvre élevé peuvent être tentées de se déplacer vers des régions à faibles salaires ou à faible protection sociale pour améliorer leur compétitivité. Du même coup, une pression à la dérégulation pourrait s'exercer dans les régions à niveau social élevé, mettant en péril les acquis sociaux.

Mais les employeurs sont suffisamment rusés pour éviter de heurter de front les organisations syndicales.

Au lieu d'une remise en cause de ces acquis, on assiste depuis une bonne décennie à la multiplication d'emplois précaires ou à temps partiel peu ou pas protégés; susceptibles d'offrir aux employeurs l'indispensable flexibilité.

Beaucoup de postes de travail qui se créent aujourd'hui en Europe sont des emplois dits "atypiques" : 20 % des salaires européens tombent aujourd'hui dans cette catégorie. Certains secteurs et certains pays sont plus touchés que d'autres. Le textile espagnol semble détenir un record avec 90 % de travailleurs salariés qui ne disposent que de contrats à durée déterminée. Ainsi, se créent inéluctablement deux "races" de travailleurs européens.

Mais peut-être un espoir va-t-il surgir? Notamment grâce à la proposition émanant des Ministres Busquin et Van Den Brande en vue de mettre en oeuvre une véritable politique sociale européenne. L'objectif est de susciter la naissance d'un droit conventionnel qui remplacerait le droit réglementaire classique en permettant ainsi aux partenaires sociaux de tenir un plus grand rôle dans l'élaboration et la mise en oeuvre d'une législation sociale communautaire et dès lors, en quelque sorte, de transposer à l'échelle européenne le modèle belge de concertation sociale.

Jusqu'à présent, l'Europe sociale est basée essentiellement sur la Charte sociale. Toutefois, pour concrétiser ce qu'il est convenu d'appeler le dialogue social, un nouvel organe serait créé au sein du Comité économique et social, un Comité européen du travail dans lequel siègeraient paritairement les représentants des employeurs et des travailleurs désignés sur proposition de leurs organisations représentatives.

La Commission européenne se verrait, en outre, attribuer un rôle d'animation et de médiateur.

Les fonctions du comité européen du travail pourraient être, entre autres, de conclure des conventions collectives du travail générales ou sectorielles qui pourraient, sur proposition de la commission, être intégrées dans le cadre d'une proposition de directive; le comité pourrait demander de prévoir que sa transposition puisse se réaliser par la voie de conventions collectives au plan national. Ce comité pourrait également demander à tout moment de soumettre une proposition au conseil dans un domaine qui dépend de sa compétence.

Cependant, on peut se demander si les prochaines propositions suffiront à combler le déficit social européen puisque la proposition de Comité européen a été rejetée.

Le malaise certain qui est généré par cette situation est d'ailleurs parfaitement résumé en ces termes par Jacques Moreau, Secrétaire général du Comité économique et social : l'innovation sociale avance en Europe de manière discrète, éclatée, presque souterraine, sans qu'apparaisse de grand mouvement politique, syndical ou associatif, capable de donner un sens à cet éclatement et d'en être le catalyseur.

Et pour la faire vraiment, cette fichue Europe, si nous redonnions un sens au mot "solidarité".

Une assurance "omnium" dont la gestion est devenue publique et paritaire, née du principe de solidarité qui est l'une des bases du mouvement ouvrier, qui couvre toute la population contre tous les risques sociaux, voilà ce monument, ce monstre administratif et financier, un des piliers de l'histoire du droit social belge, mais qui se trouve depuis une dizaine d'années en toute première ligne pour encaisser les coups de la crise et du syndrome néo-libéral.

Les mutuelles et les syndicats en furent les pionniers quand, au siècle dernier, les travailleurs devaient se débrouiller seuls pour se prémunir, comme ils le pouvaient, contre les risques de la vie sociale par le recours à l'assistance où à la charité publique ou par une participation volontaire à des caisses de secours mutuel.

La lente institutionnalisation de la protection sociale et les discussions clandestines de la seconde guerre mondiale entre employeurs et syndicats générèrent, en décembre 1944, une sécurité sociale enfin "intégrée".

Le régime - qui n'a pas subi de modifications profondes depuis - devenait obligatoire et reposait sur les trois principes de solidarité, de droit individuel et de redistribution des revenus (horizontale entre actifs et inactifs, verticale entre les différentes catégories salariales).

Financée par des cotisations des travailleurs et de leurs patrons (à titre complémentaire par des subsides de l'Etat) la sécurité d'existence se matérialisait par des revenus de remplacement (chômage, pension, maladie invalidité) et par des revenus de complément (allocation familiales, soins de santé, vacances annuelles).

La gestion de l'ensemble est donc publique et placée sous le contrôle du ministre des Affaires sociales.

Les paiements, en revanche, relèvent du secteur privé, car au moment de réorganiser la sécurité sociale, il apparut, pour des raisons historiques et idéologiques, qu'il était plus simple et moins coûteux d'utiliser les réseaux en place - en leur remboursant leurs frais administratifs - que de créer ex nihilo un réseau officiel et mal rodé de "caisses primaires", stratégie qui explique également pourquoi la gestion des parastataux concernés est paritaire entre partenaires sociaux, principaux bailleurs de fonds du système.

Si la sécurité sociale a mis progressivement l'ensemble de la population à l'abri des périls sociaux, le moindre de ses succès ne fut pas d'atténuer les unes après les autres les aspérités sur lesquelles s'écorchait la lutte des classes au détriment de l'économie tout entière.

Certains ont tendance à ne voir dans la sécurité sociale qu'un gouffre à milliards; les économistes et les sociologues sont d'accord toutefois sur un point : sans elle, il eût été impossible de faire tourner rond le moteur de l'expansion.

Cependant, faute sans doute d'avoir évolué en même temps que les autres composantes de la vie économique et sociale, le système s'enraye depuis que l'argent fait défaut. Son maintien postule en tout état de cause une réforme pour lui permettre de résister le mieux possible aux pressions de l'audimat économique. Mais quelle réforme?

Deux tensions s'exerçaient en profondeur : le vieillissement de la population dont les conséquences imposent une réflexion sur l'adaptation des structures de la sécurité sociale et la baisse de la population active, là où la crise économique fait place à une diminution quasi permanente, ou, en tout cas, à un plafonnement à un faible niveau de la capacité d'emploi.

Au regard de la situation des finances publiques et de l'évolution prévisible des dépenses des soins de santé et de pension notamment, il apparaît évident que les critères d'intervention du budget de l'Etat dans la couverture des charges de sécurité sociale ne pouvaient être respectés très longtemps encore.

L'Etat a pu tout un temps faire illusion en augmentant les cotisations, en épuisant les réserves financières des différents secteurs et en recourant à des cotisations spéciales complémentaires.

Si ces diverses formules ont permis, notamment, au ministre des Affaires sociales de créer un Fonds d'équilibre, le but réel des différentes mesures qui furent élaborées était de réduire progressivement les interventions financières de l'Etat. Avec comme conséquence, que l'une des bases de la sécurité sociale, le principe de solidarité est battu en brèche et lentement vidé de sa substance, et avec, comme acte final, que le système actuel soit mis en bière (le plus tôt sera le mieux) sous les applaudissements nourris de la Privatisation triomphante préfigurant une sorte de jungle sociale certaine et définitive.

(Octobre 1991)

 Ce texte est extrait de : QUEVIT Michel (sous la direction de), La Wallonie au Futur, Le défi de l'éducation, Actes du Congrès, Institut Jules Destrée, Charleroi, 1992.

 


 

 

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