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Deuxième congrès La Wallonie au Futur
1991 -
Le Défi de l'Education

Congrès permanent La Wallonie au futur - Index des congrès

 

 
10. Culture émergente

Jean-Luc Fauconnier

 

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Gilles, Tchantchès, Mameluks de la Madeleine, Chinels, Goliath, Blanc Moussîs et autres Molons appartiennent à nos paysages familiers et les égayent. Régulièrement, ils paraissent dans les médias et font l'objet de commentaires où se côtoyent l'ironie parfois condescendante et la nostalgie des terroirs ancestraux. Tout cela, qui rappelle avec bonhomie l'existence d'une culture populaire, n'est que la partie émergée d'un bel iceberg où se conservent - le froid aidant - des richesses patrimoniales aussi foisonnantes que complexes.

C'est la balle pelote, les dentelles, les langues régionales, le sport colombophile, la flamiche, les concours de couyon, les quilles, les cougnous décorés, la poterie artisanale, le crossage en plaine, les dramatiques dialectales, etc.

Cette énumération rabelaisienne est loin d'être exhaustive mais elle concerne pourtant les dizaines de milliers d'habitants de notre Communauté. Elle illustre aussi la difficulté de réunir sous un seul vocable tous ces témoignages d'une vie sociale qui mérite non seulement d'être préservée mais aussi d'être promue. Comment, en effet, rassembler sous une appellation satisfaisante les sports et jeux traditionnels, la gastronomie coutumière, les parlers endogènes, les manifestations folkloriques, les arts populaires, ... éléments dont on connaît la proximité et la complémentarité? Il a semblé, en cette occurrence, que la locution "culture émergente" possédait les qualités requises pour désigner un ensemble d'éléments culturels, acquis par nos sociétés, au départ d'une création collective souvent inconsciente et spontanée, éléments qui se sont peu à peu façonnés et modifiés pour parvenir jusqu'à nous. Les deux caractéristiques de cette culture - l'aspect diachronique et l'aspect communautaire - la démarquent d'autres formes culturelles davantage axées sur l'individualisme créatif et la synchronie.

Ces spécificités nécessitent, de la part de ceux qui s'y intéressent, une approche particulière et des modes d'action appropriés. Dans les sociétés contemporaines, en Europe surtout, les pouvoirs centralisés issus du XIème siècle ont souvent ignoré ces cultures émergentes par trop localisées et ne bénéficiant pas d'une aura intellectualiste.

Dans notre pays, il en a été de même, probablement à cause de l'attraction qu'ont exercée les pays voisins, tels la France, sur les activités de recherche.

C'est donc dans un climat peu propice aux particularismes culturels que nos premiers folkloristes et nos premiers dialectologues ont dû oeuvrer.

Les choses ont évolué favorablement et, sans pourtant que l'on connaisse une situation aussi bénéfique qu'en certains lieux proches, le travail des chercheurs ne provoque plus la condescendance d'antan. Ceci est dû à un faisceau de facteurs d'ordre scientifique et politique. Sans vouloir pratiquer un optimisme béat, force est de constater que les oppositions les plus vives se sont muées en une réserve prudente voire en une neutralité bienveillante.

Les études de sociétés "exotiques" ont engendré des travaux qui ont reçu un accueil favorable à la fois parce que l'éloignement constituait un facteur d'embellissement et aussi parce que les chercheurs avaient mis au point des techniques de grande qualité.

L'application de ces dernières à des sociétés proches amena progressivement l'instauration d'une ethnologie de proximité qui reprit, certes, l'héritage des "folkloristes" de la première école. Tout ceci ne se fit pas sans querelles sémantiques; les termes folklore, ethnologie, ethnographie, anthropologie culturelle ont donné lieu à de superbes échanges dont on se privera ici. L'étude des langues régionales qui sont les vecteurs de prédilection de cette culture émergente a connu un sort qui n'est pas essentiellement différent. Il fallut que certains linguistes, au siècle passé, démontrent que les étiquettes patois, jargon, parler, dialecte et langue recouvraient des réalités, certes différentes, mais à propos desquelles il ne convenait pas d'introduire des jugements de valeur. Cette attitude a provoqué une situation conflictuelle avec ceux qui, pour des motifs louables, souhaitaient que les langues de grande expansion, les langues du pouvoir soient maîtrisées par tous et qui prônaient, pour réaliser cet objectif, le bannissement des langues régionales. Cette situation conflictuelle s'est peu à peu résorbée et l'on admet, de plus en plus, l'évidence d'une diglossie qui permet à un locuteur d'user du français, l'idiome officiel et d'une langue régionale endogène selon ses besoins et ses désirs.

Les activités couvrant le champ d'étude des traditions ont fait l'objet de travaux d'historiens, de sociologues, de linguistes, d'archéologues. Ceci donne à la recherche un aspect souvent varié : mais, d'autre part, les formations initiales des chercheurs mènent à des études dont les éclairages différents ne laissent pas d'être intéressants.

On pourrait néanmoins se demander s'il ne conviendrait pas d'envisager l'organisation d'une formation de troisième cycle destinée à des diplômés en sciences humaines qui souhaiteraient se perfectionner dans les matières relevant de cette culture émergente. Ceci ne poserait guère de problème d'ordre scientifique puisque ces différentes matières font déjà l'objet de cours d'ordre optionnel, pour la plupart, disséminés dans différentes facultés.

Si des facteurs d'ordre "académique" ont pu jouer en faveur de ce type de culture, il ne faut pas négliger l'impact de la prise de conscience régionale et l'accentuation du courant fédéraliste qui en est le corollaire.

Actuellement, on se rend compte de la richesse du patrimoine de notre terroir et aussi des dangers qu'il court dans une société où le pouvoir économique a tendance à imposer son propre modèle. Ceci ne veut pas dire qu'il faille chanter les louanges d'un campanilisme réducteur qui conduit souvent à la xénophobie. Il est évident que ceux qui revendiquent la sauvegarde de ce patrimoine considèrent qu'il peut fort bien coexister avec les grands "universaux" culturels.

Cette prise de conscience est d'autant plus forte dans notre communauté qu'on y vit aux marches de la romanité et dans un univers particulièrement cosmopolite.

Cette convergence d'éléments hexogènes et endogènes caractérise d'ailleurs la recherche qui se développe chez nous en matière de culture émergente. Il est évident que c'est là une conception indiscutable si l'on veut non seulement protéger cette dernière mais aussi la promouvoir.

En outre, négliger la connivence avec ceux qui en sont les acteurs serait une grave erreur. La recherche en ces matières doit combiner l'intégration et la distanciation et il faut reconnaître que la chose n'est pas toujours aisée.

Il faut donc que les publications qui émanent de ce secteur de recherche concilient la rigueur scientifique et la clarté de la bonne vulgarisation. Elles devront décrire objectivement les faits, les analyser mais aussi les mettre en valeur. Car la mise en valeur des éléments les plus spécifiques de cette culture émergente devrait constituer l'une des préoccupations premières de ces chercheurs. Celle-ci devra persuader les différentes couches socio-culturelles du public des richesses de la tradition et surtout ceux qui en sont les moteurs; de la sorte, l'action de ces derniers en sera confortée et encouragée et reconnue.

Ces publications devront donc être abordables et surtout largement diffusées. On a connu des publications scientifiquement trop pointues pour s'adresser à un lectorat suffisamment vaste et on a aussi en mémoire le sort de publications, réunissant la rigueur et la clarté, qui demeuraient sans aucune influence parce que leur diffusion était peu ou mal assurée, ce qui entraînait, aussi un déficit financier immérité.

Ne craignons pas d'ajouter qu'à l'heure où tous les lecteurs sont habitués à avoir en main des ouvrages dont la qualité matérielle est évidente, il convient que toutes les oeuvres issues de cette culture traditionnelle soient présentées avec soin. Il y a là une question de respect à la fois du lecteur et de la discipline dont traite l'ouvrage.

L'évocation de ces conditions concrètes entraîne la question du rôle des pouvoirs publics en matière de subsidiation de cette culture émergente dont la principale qualité est sa capacité de se suffire fort souvent à elle-même. Bon nombre de manifestations folkloriques, par exemple, engendrent des flux économiques qui ont encore été mal étudiés; mais, il est certain que ce sont les participants eux-mêmes et leur entourage qui s'occupent de recueillir les fonds nécessaires à leur organisation.

Pour que ces manifestations gardent leur aspect authentique, ce mode de financement doit être préservé. Il peut, bien sûr, arriver que la quête de ressources mène à certains excès qui risquent de pervertir cette authenticité. On pourrait assister à la transformation de certaines manifestations en des spectacles dans lesquels le rôle des participants serait réduit à celui de figurants et, à l'occasion desquels, on réclamerait un "droit d'entrée" aux spectateurs. La limite est fort malaisée à tracer car il faut éviter un purisme excessif qui empêche toute évolution et, par là, conduit inévitablement à la disparition et, d'autre part, un laxisme qui transformerait les traditions festives en des manifestations touristiques nécessitant, par leur gigantisme même, une intervention extérieure qui leur ferait perdre leur caractéristique de culture émergente.

C'est donc un enjeu qui se pose aux décideurs politiques qui souhaitent protéger et promouvoir cette culture. Il leur faudra intervenir avec beaucoup de prudence; aider ponctuellement et judicieusement certaines associations qui rencontrent des difficultés inattendues qui pourraient mettre à mal leur réalisation. Cette aide, souvent financière, ne devra en aucun cas devenir récurrente car elle aurait pour conséquence de faire basculer le processus coutumier de collecte de fonds qui constitue une part essentielle de la tradition. Elle pourra aussi être morale car une marque d'intérêt des représentants du pouvoir est toujours la bienvenue, même si parfois, de l'extérieur, la chose est considérée comme du formalisme. Elle pourra être indirecte et nous revenons, ici, sur l'aide que peuvent fournir les pouvoirs publics aux organismes de tous types qui se consacrent à l'étude de cette culture émergente et qui la mettent en valeur aux yeux de ceux qui s'y intègrent activement ou plus passivement. Les publications de ces organismes - livres, revues, disques, vidéocassettes - ne peuvent eux, se concevoir, sans une aide publique car elles ne constituent pas une plate-forme qui attire les ressources financières provenant de la publicité. C'est probablement traditionnel des éléments de cette culture et de l'indépendance scientifique de ceux qui l'analysent. L'on ne peut élaborer des critères d'aide rigoureusement objectifs et des interprétations sont parfois nécessaires; cela est heureux car l'on ne peut limiter à un stéréotype des éléments aussi disparates et aussi particuliers.

Néanmoins, la meilleure garantie pour les pouvoirs subsidiants et les demandeurs de ces subsides, c'est le recours à des organismes consultatifs, où scientifiques et praticiens s'associent afin d'élaborer d'abord une doctrine d'action et ensuite conseiller la tutelle dans son accomplissement.

Une des tâche sera donc d'examiner la recevabilité des demandes de subvention ou de proposer, d'initiative, des aides à des associations ou à des manifestations qui constituent des éléments authentiques de cette culture émergente. Cette authenticité reposera sur des principes fondamentaux : l'émanation collective spontanée et la durée.

Ceci ne veut pas dire que des associations ou des manifestations qui ne possèdent pas ces caractéristiques doivent être exclues des aides officielles; néanmoins les groupements ne pourront solliciter des fonds prévus pour la culture émergente avant que le temps n'ait fait son oeuvre. En matière de tradition, il n'est guère toujours aisé d'inspirer les bonnes volontés actives à travailler dans une perspective historique et dans le respect de la collectivité. L'avenir de nos traditions ne peut trouver de meilleure garantie que le respect d'un passé transcendé.

(Octobre 1991)

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