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Deuxième congrès La Wallonie au Futur
1991 -
Le Défi de l'Education

Congrès permanent La Wallonie au futur - Index des congrès

 

 
8. Les absences - L'émergence : Les femmes

Claire Lejeune
Ecrivain - Directrice des Cahiers du Symbolisme

 

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Ma réflexion sur la question de l'identité wallonne sera forcément un prolongement, ou plutôt un dépassement de ma réflexion sur la quête d'identité individuelle, en l'occurrence celle des femmes.

La parution récente des deux premiers tomes de l'Histoire des femmes (1) n'est pas sans un impact considérable sur ma capacité de mettre cette réflexion en chantier. Ces travaux confèrent aujourd'hui une "objectivité" au fait que l'Histoire des femmes, c'est l'histoire d'un silence, d'une parole interdite qui commence à peine à se réhabiliter, à s'autoriser. Michelle Perron et Georges Duby, qui assurent la direction de cette publication, ont dit combien il est parfois difficile, voire impossible de trouver des textes écrits par les femmes elles-mêmes. Que tout ce que nous savons de l'histoire des femmes nous est parvenu à travers la parole et l'imaginaire des hommes. "La femme imaginée, imaginaire, voire fantasme, submerge tout". Il est devenu impossible aujourd'hui de ne pas sexuer la question de l'identité, de faire la sourde oreille à la parole naissante de l'Autre par excellence qu'est le Je de genre féminin.

Le Sujet pensant que je suis est né d'une rupture avec la logique misogyne - xénophobe - de l'histoire; d'un refus global de sa fatalité. Je pense à contre-courant, d'aval en amont de l'Histoire, toujours en quête de ce qui, dans les profondeurs de la mémoire humiliée, attend l'heure d'être réveillé pour resurgir dans l'écriture. Où seraient les gisements d'énergie créatrice, les sources du futur si ce n'est enfouis dans le dédale de la mémoire. Les richesses sur lesquelles peut compter l'avenir sont moins celles qui constituent notre patrimoine culturel que les potentialités du verbe étouffées par l'histoire pour assurer la pérennité de son Ordre.

Tout nous porte à penser qu'en matière de "refoulés de l'Histoire", la Wallonie est extrêmement riche. Mais pour fouiller son inconscient, pour accoucher des langues de son futur, c'est d'une nouvelle génération de poètes (ces poètes citoyens que prévoyait Rimbaud) qu'elle a besoin. On n'a pas assez vu combien le politique est déterminé par la qualité du rapport des citoyens à la langue! L'Avenir ne pourra pas se passer d'une "recherche poétique" capable d'entrer en dialogue avec la "recherche scientifique".

L'expression du lien que j'entretiens avec la mémoire de ma terre tient en ces deux fragments : l'un extrait de Mémoire de rien (1972) : "De souche minérale, hennuyère de la plus basse extraction. Ma Provence je la minéralise au nom secret de notre survenir, pour l'amour de l'amour. Fille de cette terre à charbon; riche fabuleusement au plus profond de mes entrailles. Ici le touriste est de race inconnue"; l'autre de Le livre de la soeur (à paraître) : "Comme les forêts et les animaux engloutis lors des grands séismes, la pensée magique enfouie dans les hauts fonds de la mémoire, s'y métamorphose en gisement d'énergie qui ne devient créatrice qu'au terme d'une longue suite d'épreuves. La lumière noire ne monte à la conscience qu'y étant nécessairement appelée par l'épuisement du sens de l'Histoire. Qui pourrait empêcher désormais l'Inconnue qui s'est reconnue, de cultiver sa langue dans les lézardes de la mentalité xénophobe?"

La citoyenneté de l'Autre parole - la légitimité de l'étrangeté - ne peut advenir qu'où la mémoire muselée, trouant le mur de l'autocensure, trouve les mots justes pour s'écrire, pour se donner à lire, ce qui pose le problème crucial de sa circulation, de son édition dans une société où le livre, soi-disant libre de toute censure idéologique, est de plus en plus étroitement prisonnier de la loi du marché. C'est la loi de l'argent qu'il faut désormais s'ingénier à transgresser pour "sauver la vie"!

En tant que Sujet pensant du passé, le présent et le futur de la relation humaine, une femme n'a donc de légitimité qu'au delà de l'histoire patriarcale. Une légitimité dont les formes spécifiques sont encore à inventer.

"Aucune modernité, aucune avancée démocratique ne produit automatiquement l'égalité. Il faut toujours que les femmes se disent : "Et nous?" Rien ne se passe jamais sans qu'elles se battent. Il faut cesser de croire aux discours sur "les outrances du féminisme", ou l'"hystérie" des femmes quand elles manifestent. Cette façon de voir est une constance de l'Histoire, alors que les femmes, dans la réalité, ont toujours présenté leurs revendications en des termes modérés; [...]. Le féminisme ces vingt dernières années s'est caractérisé par sa force, pas par ses outrances. La vérité est que la revendication féminine est tellement difficile à supporter qu'on la disqualifie systématiquement de cette manière. C'est une façon d'interdire un mouvement social".

Michelle Perrot.

Le fait de se produire dans une "région" qui n'a qu'une faible conscience de son identité va-t-il faciliter ou entraver la montée de la conscience des femmes, la création et le développement des formes inédites de leur citoyenneté?

Lorsqu'une femme s'éveille Sujet pensant "par elle-même et pour elle-même", le rapport entre son identité nouvelle-née et le modèle identitaire masculin se vit sur le mode de la différence qualitative (et non plus sur le mode aristotélicien "du plus et du moins"). Il est clair qu'elle ne peut plus être mue par la nostalgie d'un Ordre social qui l'a colonisée, mystifiée pour se fonder et pour régner : elle n'a d'autre alternative que celle de faire corps avec l'utopie d'une société qui serait dynamisée par le jeu dialogique de cette différence qualitative, d'autre projet que celui de se vouer à la construction d'une fratrie sur les ruines de la sacro-sainte patrie. Lorsque la conscience que les femmes prennent de leur singularité, de leur génie, bascule du côté de l'utopie, la condition existe pour que se créent de nouvelles formes relationnelles entre nature et culture, pour que s'inventent entre les hommes, les femmes et les enfants de nouveaux modes de vie. On ne peut pas davantage penser l'avenir des individus que celui des communautés sans prendre en compte la mutation sans précédent qui se produit en cette fin de siècle dans les mentalités : l'affranchissement de la parole de l'Autre, soit le désastre du Modèle patriarcal. Dans une société hiérarchique où le principe d'exclusion du tiers, le principe d'ordre étatique, cesse de faire loi; où la légitimité de l'Un doit coexister avec la légitimité de l'Autre, la xénophobie (dont la misogynie est la forme la plus ordinaire) perd rapidement ses moyens de survivance, d'où ses flambées locales. Comment vivre cette catastrophe historique qu'est la perte de souveraineté du Même, comment assumer générativement ses conséquences? Comment se sauver de la dictature planétaire de l'Argent? Etre citoyenne, citoyen aujourd'hui, c'est, comme le voyait Rimbaud il y a plus d'un siècle, "être en avant", se poser la question de l'avenir en termes de création. Création éthique, création politique, création économique.

Si je est un autre et l'autre un je, s'il y a désormais dans la Cité deux subjectivités (donc deux objectivités) qualitativement différentes, contradictoires mais légitimes, qui "se saluent", se reconnaissent au lieu de s'exclure, l'avenir ne peut s'inventer que dialogiquement, dans un jeu relationnel où la création continue se substitue à l'"éternel retour" du Même. Construire une démocratie dynamique sur les ruines de la société statique, se sauver du nihilisme et de l'anarchie suppose l'aménagement effectif d'espaces et de temps voués à la rencontre, à l'interaction, à l'interférence, à la "révélation mutuelle", à l'apprentissage du dialogue initiateur. Architecture mentale en forme de réseau de correspondances, de résonances universelles, succédant à l'imaginaire pyramidal... C'est dans cet esprit poétique où la Wallonie, mentalement décolonisée, désinhibée, devient une terre où fleurit l'initiative dialogique, où se cultive l'audace de toutes les interactions, de tous les métissages (héritage intégré du surréalisme?) que je peux commencer à imaginer la fécondité de son avenir.

Je tenterai aussi d'analyser les répercussions profondes du choc que me fut, en 1975, la rencontre des écrivaines et des écrivains québécois en proie à la violente prise de conscience de leur identité. S'il m'arrive d'éprouver positivement, généreusement ma "Wallonitude", c'est au Québec que je le dois!

(21 juillet 1991)

Post-scriptum

C'est la lecture des documents d'atelier qui nous sont parvenus qui m'inspire ce post-scriptum. Pour moi, le défi de l'éducation, en Wallonie comme dans tous les pays dits développés, ce n'est plus de former des gens de savoir, des gens d'avoir, des gens de pouvoir, au prix exorbitant de l'atrophie de l'imaginaire. Le langage, dont plusieurs contributions soulignent l'extrême importance, se forme, se transforme, s'ingénie à partir non seulement des images véhiculées par les traditions mais des images personnelles que nous nous faisons, que nous nous inventons de la chose à signifier, de la chose à dire ou à écrire. Le dynamisme, l'autogénérativité du langage lui vient de l'imaginaire et non de l'héritage conceptuel que l'école se charge de nous faire assumer et digérer dès le plus jeune âge.

L'imaginaire est la faculté mentale qui préside à toute création, à la genèse de tout projet (esthétique, éthique, politique, économique). Or, de nos jours plus que jamais, le système éducatif la réprime, l'inhibe, la colonise, la culpabilise en tant que source de possible désordre. Comment peut-on favoriser le développement de la faculté poétique de se faire des images dynamisantes, des images qui font sens? L'écriture poétique se branche à la fois sur l'espace du dedans et sur celui du dehors, sur l'univers de je et sur celui de l'autre. Elle découvre des correspondances entre les contraires, elle génère des images, des métaphores, des aphorismes qui, non seulement donnent à voir et à comprendre la genèse et les métamorphoses de la pensée mais la poussent à agir, à se relever sans cesse de ses propres défaites, à se lancer de nouveaux défis. La logique qui meut l'imagination, c'est l'analogie (A est à B comme C est à D). Elle intègre le tiers - l'entre-deux - que le principe d'identité exclut. L'avènement d'une pensée mature, autogénérative, douée à la fois d'intuition et de raison, capable d'automobilité non seulement dans l'espace mais dans le temps, exige que soit surmontée l'incompatibilité historique de la pensée logique et de la pensée magique, que soit levée la malédiction rationaliste qui frappe encore le "démon de l'analogie".

Autrement dit, il faut que le système éducatif se soucie de l'épanouissement de l'imaginaire individuel, du développement de la faculté créatrice. Apprendre à l'enfant à jouir de sa propre imagination, de sa faculté de voir et de donner à voir les liens qui existent entre sa réalité subjective - les lieux de son désir - et la réalité objective; l'inciter à chercher les mots justes pour dire ce qu'il perçoit, ce qu'ils sent et ressent comme étant sa vérité à soi, passée, présente et à venir. Ce doit être là ce que voulait dire Lautréamont lorsqu'il écrivait que "la poésie sera faite par tous".

Je pense que cet apprentissage de la pensée analogique, de son articulation avec la pensée logique, autrement dit d'une pensée capable à la fois de projection et de réflexion, de liberté et de responsabilité, peut le mieux se faire dans des ateliers d'écriture.

(Vendredi 4 octobre 1991)..

(Octobre 1991)

 

Notes

(1) L'Antiquité et Le Moyen Age, Paris, Plon, 1991.

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