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Deuxième congrès La Wallonie au Futur
1991 -
Le Défi de l'Education

Congrès permanent La Wallonie au futur - Index des congrès

 

 
7. Le feu

Claudine Cornet
Professeur de français

 

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L'énumération des thèmes permettant d'esquisser les grands traits d'une culture et d'un imaginaire wallons a donc retenu comme pertinentes les figures du feu et de l'eau. Il me semble important de souligner d'emblée combien l'universalité de ces deux éléments les isole au sein de la thématique que nous avons définie, nécessitant par là l'adoption d'un angle d'analyse particulier.

En effet, les huit autres sujets sont déjà, d'une manière ou d'une autre, soit des éléments historiquement ou sociologiquement caractéristiques de notre région : le dialecte, les luttes sociales, la musique... soit des outils théoriques dont l'application à n'importe quel lieu va mettre en évidence les spécificités : l'histoire, l'espace, les absences....

En ce qui concerne l'eau et le feu, véritables "structures anthropologiques de l'imaginaire", il ne suffit pas de relever l'ensemble des images et des pratiques culturelles qui les englobent pour comprendre en quoi ces notions définissent aussi notre territoire. Mais, pour chacune de ces images et de ces pratiques, il faut se demander s'il s'agit de l'exploitation particulière d'une symbolique traditionnelle ou de l'émergence d'une symbolique tout à fait originale, exclusivement liée à ce que nous avons défini comme "Wallonie". C'est dire si, pour peaufiner ce chapitre, le recours à des spécialistes - historiens, ethnologues, linguistes ... - me paraît plus qu'ailleurs exigé.

C'est justifier aussi le cinquième point de cette brève analyse, une liste de questions qui tentent de cerner le caractère wallon du feu, loin de toute digression psychanalytique ou "bachelardienne".

 

I. Le feu en Wallonie

Si nous adoptons la division géographie de la Wallonie retenue et explorée par Jean Louvet, La campagne - Les bassins et pour autant que nous incluions la Fagne à la campagne et la ville au bassin, il apparaît clairement que chacune de ces zones a sa propre conception, sa propre fabrication, sa propre utilisation du feu.

La Fagne, l'Ardenne, brûle son bois, redoute l'incendie de forêt, exploite ses tourbières. Le feu y est davantage ressenti comme un élément bénéfique : il éloigne les animaux féroces, il réchauffe le promeneur égaré, il signale le village. On en limite le danger par l'entretien régulier des clairières et autres coupe-feu. Les plus pauvres recueillent le petit bois pour se chauffer. Le feu de la campagne est quasiment un bien public.

En revanche, dans les villes et les bassins, le feu est constamment objet de peines, de luttes, de sacrifices. Le combustible nécessaire à sa création, le charbon, est péniblement extrait des mines où l'homme est constamment soumis à la menace du grisou, subtil déguisement de la flamme meurtrière. Acheminé par chemin de fer - seul avatar positif en ces circonstances - le minerai est voué à se consumer au fil de l'interminable chaîne des enfers quotidiens, hauts fourneaux, chaudronneries, laminoirs, verreries, ateliers divers où la mort frappe, incandescente. Il est trié, calibré, classé, nommé de noms étrangers ou cocasse : boulet, coke, 6/12, 12/20.... Arraché à la terre au prix de la vie, le charbon est vendu à ses utilisateurs au prix de l'or. Le feu des villes est un bien privé.

C'est sans aucun doute à l'époque de l'industrialisation de la Wallonie que le feu a gagné ses lettres de noblesse littéraire. L'épopée héroïque et banale des mineurs, porions et autres puddleurs l'ayant dramatiquement mis en scène, le feu est entré de plein pied dans le légendaire familial : poche de fonte sacrifiée pour avoir servi de tombeau au malheureux qui y est tombé, barre d'acier sautant du train à fil pour transpercer les chairs ... Tous ces accidents étaient il n'y a pas si longtemps encore à l'ordre du jour de nos veillées et de nos repas de cérémonie.

Il n'est pas étonnant dès lors que ces épisodes aient aussi frappé l'imagination des écrivains contemporains de l'industrialisation, Constant Malva, Camille Lemonnier, pour ne citer qu'eux. Ils racontent la rassurante lampe du mineur, l'étincelle explosive du coup de grisou, la gueule béante des fours crachant leurs boules de braise fumante, une atmosphère où tout évoque le chaud : les odeurs, relents de graisse, de houille et d'huile, les sécrétions corporelles décrites comme ardentes, la sueur, l'haleine, tout cela sur un fond anarchique où le rouge, le pourpre, l'ignescent ne le cèdent qu'au noir des scories refroidies.

Les progrès de la technologie vont précisément consister à limiter la menace que constitue le feu, en l'enfermant, en canalisant son flot de lave dans des réceptacles insolents qui résistent à sa morsure et finissent par interdire le contact direct entre l'homme et la flamme. Il serait peut-être intéressant d'ailleurs de consulter dans cette perspective les prospectus des grandes usines métallurgiques et d'en comparer les illustrations et les textes d'escorte : y est-on effectivement passé d'une exaltation du travail du feu à l'énumération des vertus d'une seconde énergie dont on a gommé aujourd'hui jusqu'à l'expression physique?

Chez nous comme partout, l'énergie électrique puis nucléaire ont étouffé le souffle des forges. De ce feu secret, nous ne connaissons que les manifestations les plus sophistiquées : eaux tiédies des fleuves, magie des néons. Lentement, la grande peur flamboyante qui saisissait Lemonnier, Malva et les autres aux entrées des usines a fait place à une terreur sourde et rentrée. Et comme la crise éteignait les unes après les autres les flammèches bleues des gueuloirs entre Liège et Charleroi, le feu et son cortège de métaphores semblent s'en être allés de la littérature.

II. Le feu domestique

Dans un autre registre, celui de l'intime, le feu a trouvé en Wallonie aussi une manière originale d'occuper sa place dans la sphère privée. Il m'a semblé en effet particulièrement remarquable que nos intérieurs - dès le siècle dernier - fassent assez peu de place au feu ouvert, à l'âtre, à la cheminée. Chez nous, le charbon ou le bois se consume dans le poêle, foyer clos qui conserve la chaleur mais qui protège aussi la famille de la flamme, comme si, pour la zone des bassins en tout cas, le contact journalier avec le feu meurtrier de l'usine avait généré une éternelle prudence, doublée d'un savoir-faire précis.

Comme partout ailleurs, le foyer est le centre de le vie familiale et c'est plus souvent à la femme qu'échoit le rôle de gardienne, ce statut lui permettant de tirer à son tour sa part du feu et créant une manière d'équilibre au sein du couple ouvrier.

Affublé de noms dont il ne serait sans doute pas inutile de dresser la liste  - buse, coffre, plate-buse, crapaud - le poêle n'est pas seulement le lieu de production de la chaleur. Il cumule bien d'autres fonctions : cuisinière, four, chauffeuse, couveuse même, puisque l'entrée du "coffre" accueillait, blottis dans des boites à chaussures, les prématurés et les nourrissons chétifs d'autrefois.

La maîtrise du feu s'exprime encore chez nous par la mise au point d'une technique de cuisson et de conservation des aliments particulière : le fumage de la viande. Alors que la Flandre, à l'instar du nord de l'Europe, se ferait plutôt une spécialité du fumage des poissons, l'Ardenne a développé une coutume culinaire essentiellement basée sur la fumaison des cochonnailles, allant jusqu'à faire de ses produits l'emblème touristique de sa gastronomie : le pain d'Ardennes, cuit au bois, dont la poudre de froment qui orne la croûte est censée avoir conservé le goût de cendre et de braise chaude, le jambon d'Ardennes (toujours fumé), le saucisson de Bastogne, le saucisson gaumais, etc . Toute une litanie de mets à qui une vogue récente pour le retour au terroir vient de donner définitivement un statut commercial.

Ultime considération gourmande, ce rappel d'un menu simple et répandu dans nos contrées, le sauret, hareng fumé, accompagné d'une pomme de terre pétée autrement baptisée "patate à l'buse"...

Enfin, si l'on envisage le péket comme la boisson la plus intimement liée à l'image du mineur, du travailleur de force, on achèvera ce ra-pide inventaire des usages domestiques du feu par le rappel du discours sur l'eau-de-vie - eau-de-mort, discours forcément présent dans la littérature réaliste du XIXème siècle : dans Happe-chair de Lemonnier, Clarinette et Huriaux ouvrent une manière d'assommoir, la sensuelle trieuse sera après tout la première victime.

III. Les productions du feu

Qu'il me suffise simplement ici de passer en revue la liste des productions du feu, sans développer les spécificités de chaque rubrique.

  • La vapeur : le chemin de fer; l'industrie textile, les brasseries à vapeur.

  • L'industrie : métallurgique, sidérurgique, verrière. Remarquons que cette dernière, très florissante dans la vallée de la Meuse et dans la région du Centre (Manage) a peu servi de décor à la littérature réaliste. En revanche, les souvenirs de cette industrie sont encore fort présents dans les intérieurs ouvriers contemporains. Loin des pièces de collection, de nombreux petits sujets de coulées vives (rouge-orange, couleurs du feu) ornent vitrines et cheminées et se transmettent en famille comme des reliques précieuses d'un passé aboli.

  • L'orfèvrerie mosane.

  • Les porcelaines : Tournai.

  • Les émaux

  • L'armurerie liégeoise : de l'atelier d'art à la FN.

  • Les bières ferrées : procédé de fabrication qui consiste à plonger dans la cuve de bière un fer incandescent.

  • Le tabac : La Semois; sans être un résultat direct de l'usage du feu, cette culture m'y semble être étroitement rattachée.

IV. Le feu et les traditions

Sans doute un ethnologue énumèrerait-il cent traditions plus ou moins originales où le feu est présent, symbolisé, vaincu, célébré. Pour ma part, deux grandes coutumes ont retenu mon attention, l'une folklorique, l'autre se rattachant à notre façon de concevoir la mort.

En effet, on connaît assez bien les relations qu'entretient le feu avec les thèmes du rythme et de l'initiation. La tradition des "feureu", autrement dit la célébration dans la région du Centre de la Saint-Jean d'hiver avec sa série de carnavals, me paraît une bonne illustration du triptyque feu-rythme-passage. Pendant trois jours, de l'aube au crépuscule, le gille danse en mesure et en sabots avant d'offrir la paille de sa bosse à un gigantesque feu de joie autour duquel tourne une ronde scandée du roulement des tambours et du martèlement des pieds, et censée exprimer le renouveau saisonnier. Ailleurs en Wallonie, l'annonce du printemps est fêtée par d'autres feux, davantage bûchers expiatoires qu'offrande burlesque à la nature et sur lesquels sont brûlées les "macrâles", les sorcières.

C'est précisément ce rapport du feu à la vie et à la mort qui m'a conduit à m'interroger sur nos propres rites funéraires. A l'exception de la vogue réelle de l'incinération (pour laquelle on peut presque parler de mode), le feu n'est pas lié chez nous au quotidien, au passage vers l'au-delà, à la purification. Pas plus chez nous, me rétorquera-t-on, que dans d'autres régions d'Europe. Sans doute. Mais une expression populaire glanée au cours de la préparation de ce travail m'indique qu'il y a peut-être matière à plus ample réflexion dans ce sens.

Pour désigner la disparition d'un très vieil homme, on dit en effet qu'il a mis sa pipe sur la cheminée. Pipe, cheminée, deux objets qui évoquent bien sûr le calme, le repos, l'habitude mais aussi, au sens premier du terme, la douceur du foyer. Dans cet entassement de deux foyers intimes l'un de l'autre, je vois non seulement l'extinction de toute flamme, mais plus encore un abandon volontaire du feu de la part du mourant. Comme si, dans notre région de fagnes et de bassins où les corps sont enterrés et non brûlés, le feu sans cesse affronté était par là-même dépouillé de tout mystère, de toutes forces et de toutes vertus, y compris celle de purifier l'âme en partance. Comme une ultime revanche pour le vieux travailleur sur son ennemi quotidien, il refuse d'être brûlé encore quand toute vie l'aura quitté. A moins qu'il sache, à l'heure où toute lumière s'éteint, que sa vie de "pauvre diable" au sein des forges-enfer suffit à lui assurer sans autre étincelle le chemin de l'éternité.

A nous qui avons tari le fleuve de feu de la prospérité économique de songer parfois à la vanité de nos crématorium....

(Octobre 1991)

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