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Deuxième congrès La Wallonie au Futur
1991 -
Le Défi de l'Education

Congrès permanent La Wallonie au futur - Index des congrès

 

 
5. Mythologie de Wallonie
Le petit

Danielle Bajomée
Chargé de cours à l'Université de Liège

 

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On ne peut se dissimuler le "malaise dans la représentation" qui affecte, en Wallonie, et la société civile réelle et les repères symboliques qui définissent le groupe social comme tel. On connaît trop la valeur d'opérateur d'identité du mythe pour s'y attarder. Se pose la question de la spécificité des mythes relatifs à la Wallonie, étant entendu qu'on ne veut traiter ici que des mythes de Wallonie et non des mythes en Wallonie : pas de folklore ni de traditions populaires, donc. Existe-t-il une mémoire partageable, sorte de consensus autour d'une vision du monde, d'une continuité de significations sans cesse tissées entre l'individu, les objets et les autres hommes? En d'autres termes les Wallons possèdent-ils un récit commun, un discours social commun autour de "lieux communs", qui manifesteraient leur culture singulière?

 

1. La France et la Wallonie

Si l'on établit des comparaisons avec le voisin hexagonal, on s'aperçoit que celui-ci est pourvu de représentations qui cristallisent autour d'une mythologie centrale organisatrice (au choix : Jeanne d'Arc, Pétain, de Gaulle, la prise de la Bastille, Napoléon, "la première cuisine du monde", etc). Ces mythes ont eu et ont encore une fonction politique et idéologique. Force est de constater que le rapport fortement passionnel que le Français entretient avec son histoire, nous ne le retrouvons pas en Wallonie.

 

2. La Belgique et la Wallonie

Par maints aspects, la problématique d'une mythologie wallonne s'apparente à celle qui régit la mythologie belge : jeu entre vide et surabondance, entre néant et imagerie du "carrefour".

Voir, sur ce point, La Belgique malgré tout, Les Folies Bergères de J.P. Verheggen, Terre d'asile et Les Bons Offices de P. Mertens + un dossier du Canard enchaîné de juillet 1991, intitulé Histoires de Belges.

3. Vers une mythologie wallonne?

Dans un récent numéro de la revue Toudi (t. 4 1990-1991), José Fontaine hasarde que l'identité belge serait étroitement liée à la vie sociale (au contraire de l'identité "ethnique" de l'Allemagne ou de l'identité "politique" française résultant de l'action de la royauté), à réinscrire dans la prospérité matérielle continue qu'ont connue les Pays-Bas historiques.

Voir, sur ce point, H. Pirenne, Histoire de Belgique. Il propose, à partir de cette réalité économico-historique, qui nous parle des artisans, des artisans d'art, des industriels et des ouvriers, de définir un substrat wallon (dans le réel et dans l'imaginaire, dans les faits et dans l'art). Ici, évoquer les tramways du Caire, des figures comme celle de Solvay, les postainiers hutois, les Fonts baptismaux de Saint-Barthélémy, le saxophone, etc. Reproduire le puddleur de Constantin Meunier, la "peinture sociale" de Rassenfosse, etc.

Fontaine dira "Pour nous, Wallons [...], il y a peut-être la représentation d'un peuple qui sera plus qu'une région, autre chose qu'une nation. Plus qu'une région car il faut être aveugle pour ne pas voir, derrière le travail des ouvriers et des paysans wallons l'épaisseur d'une histoire collective. Autre chose qu'une nation parce que les paysans, les verriers, les mineurs, les sidérurgistes, les ouvriers du textile ou des carrières, derrière les anciens lieux de travail ou derrière les chaînes de montage et les ordinateurs, sont à proximité du matériel et de l'humain." (dans "Brèves notes pour une culture post-nationale", Toudi).

 

4. Des images de refus.

S'il existe un imaginaire transindividuel, c'est sans doute celui qui crée des grappes d'images autour de l'opposition et de la résistance : les Quatre Fils Aymon, les Six Cents Franchimontois, les Grignoux, Tchantchès, les forts de 14-18, le "non" Wallon lors de l'Affaire royale, la figure d'André Renard, etc. Cette rêverie "oppositionnelle" culmine dans les représentations de la grève.

Des exemples : Simenon, Pédigrée; C. Detrez, Les plumes du coq; J. Louvet, Le grand complot; Jean Tousseul, Malva, Moreau, Henri Storck, les Frères Dardenne, Hiver 60 de Thierry Michel.

 

5. Un espace de verticalités

A l'absence de perception réelle d'une conscience homogène dans sa sensibilité, sa mentalité, ses coutumes, ses patois, la Wallonie ajoute encore sa division en sub-régions, son goût apparent pour le petit et le morcelé. L'expérience émotionnelle de l'espace épouse cependant un vecteur : celui de la verticalité. Si la peinture et la littérature qui renvoient à la Flandre sont dominées par l'exaltation de l'ouvert, de l'issue vers l'horizon (Marcel Thiry, Echec au temps; Paul Willems, La ville à voile, tout Khnopf) la perception mythifiée de la Wallonie apparaît, à partir de 1820 environ, comme contre-poétique : fermeture du spatial, architecture contre-horizontale. Verticalité des collines naturelles.

(J.-P. Otte, Le coeur dans sa gousse; J. Izoard, Nu, dévêtu, libre; E. Savitzkaya, Sang de Chien) ou des terrils qui entourent les villes minières (C. Lejeune, L'oeil de la lettre; J.-C. Masson, Immobile soleil secret; N. Moreau, Egobiographie tordue).

 

6. La distance auto-ironique

Il conviendrait aussi d'interroger toute une contre mythologie mise en place par F. Jacqmin et quelques autres (Detrez notamment ainsi que ces formes clownesques de désamour à propos des noms de lieux de Wallonie chez d'aucuns.

Deux ex. Je suis né à Boussu toute boue sue, (Moreau); "Hiroshima, mon Namur, (Verheggen). Il serait beau d'associer cette réflexion à la reproduction de tableaux de Pips, de Magritte, à des planches de Walthéry et de Comès, des photos de Moulinsart et de Champignac...

Le Petit

A la réflexion, je suis de plus en plus perplexe devant ce thème-vecteur. Je croyais trouver dans le folklore, les expressions populaires, des marques du petit, lu péjorativement et méjorativement. Interrogeant des textes et des spécialistes (un dialectologue de l'Université de Liège + Roger Pinon), j'ai bien été obligée de m'avouer que "la p'tite gayole", "li p'tit banc", "boire un p'tit verre", "mi p'tit fi", étaient des titres de mélodies populaires ou des locutions dans lesquelles petit intervient certes, et de manière affective (humilié + attendrissement) mais que petit intervient tout autant dans des expressions du français de France.

J'avais espéré aussi dans l'examen de la miniature (sur papier, sur fer ou sur bois) et de la bande dessinée, mais, là aussi, pas de spécialisation vraiment wallonne. Tchantchès, porteur de mes dernières illusions, est bien une marionnette, une poupée, un homme miniature, mais les marionnettes liégeoises sont d'importation italienne et Maurice Piron, dans la monographie consacrée au petit personnage frondeur, lui trouve des ancêtres partout en Europe, à commencer par Gavroche.

Jean Haust nous parle évidemment des nutons, petits personnages féeriques qui peuplent les grottes et les cavernes de Wallonie, mais nous savons que chaque pays d'Europe possède des légendes relatives à des petites créatures plus ou moins bienveillantes, comme des elfes, les korrigans, etc...

Incontestablement pourtant, l'Etat national lui-même ne cesse de se dire petit, quand la qualification ne lui est pas renvoyée de l'extérieur, comme une insulte. La superficie dérisoire de la Belgique y est évidemment pour beaucoup. Mais songe-t-on vraiment à se gausser de la petite Suisse?

"Quand on est né dans un petit pays, un jour ou l'autre, immanquablement se pose la question : je reste ici, ou je m'en vais? Ce pays, on en a fait le tour, on en connaît toutes les limites, les pesanteurs, les petitesses. On est adolescent, on rêve. Les Français qui étouffent en province ont toujours la ressource de "monter" à Paris. Mais peut-il suffire à un Belge de monter à Bruxelles? Alors on part. Jacques Brel [...], Simenon [...], Henri Michaux [...] Simon Leys [...]. Est-ce un hasard si Tintin, le plus fameux des petits reporters belges, a écumé le Congo, l'Amérique, la Syldavie, le Tibet, mais ne nous a jamais offert un "Tintin en Belgique"? (Dossiers du Canard enchaîné, juillet 1991, p. 6).

Au petit pays prospère, à la constitution la plus libérale du temps (mais déjà l'objet du mépris de Léopold II : "Petit pays, petits esprits") a succédé, dans la perception conventionnelle, le pays du petit, du moyen, du médiocre. De la petitesse comme absence de grandeur.

P. Mertens "Nous acceptons d'avoir une histoire, fût-elle dérisoire", (Lettres françaises de Belgique, Mutations, 1980, p. 70).

"Il tentait de s'éloigner de ce quartier hanté. Mais Bruxelles est petit : partout Paul se prenait les pieds dans d'inusables passés". (Les Bons offices, p. 282).

"Je t'arracherais à cette contrée de rivières murées, enterrées vives, de crassiers et de forêts déboisées, ce pays de fausse truculence et de mystère truqué, de baroque faisandé, de gothique bourgeois, ce pays de traîne-la-mort, de chiens de garde, de gardiens de chenil et de promeneurs de clébards, de marchands de sacoches et d'"apparatchiks" culturels, de téléspectateurs flaccides et de lecteurs de gazettes locales (car il n'y en a pas d'autres), ce pays d'illettrés arrogants, d'ignorants satisfaits et de rêveurs aux semelles de plomb, de baise-petit, de pyromanes mouillés, de champions de ski sur surface plate et de vulcanologue pour cratères éteints. A petit mercier, petit panier et grande fadeur. Carnaval froid. Faux chaume, nains de stuc, cigognes de plâtres, haies taillées. Parkings à petites vies. Mégot du monde. Si le sel même perd sa saveur, quel Belge le salera? Ici toutes les classes sont moyennes. Pays où l'on parle plusieurs langues mais où l'on n'a rien à dire dans aucune. Il paraît que les Belges ne s'entendent plus entre eux [...]. La Belgique est un mauvais rêve qui nous empoisse encore...", dans  La voix de ma maîtresse, Ombres au tableau, p. 161-2, texte paru pour la première fois dans La Belgique malgré tout, 1980.

"Kamalalam était enfin sans racines nationales, tant alors le pays où il est né lui apparaissait artificiel, lourdaud, trop exigu pour son appareil respiratoire et son besoin d'espace; et même sans racines régionales, puisqu'il considérait "son Borinage comme quelque chose qui se mourait, qui perdait une à une ses traditions, la volonté d'affirmer sa différence, qui se laissait détruire par le fallacieux credo de l'unité nationale", Marcel Moreau, Kamalalam, 1982, p. 62-63.

 

"C'est un pays petit aux frontières internes
Où les douaniers pullulent à chaque carrefour
Où les vessies des porcs passent pour des lanternes
Pendant que le dimanche à la pointe du jour
Les convoyeurs attendent"

Claude Semal, Le pays petit (chanson)

 

"Je gueule aussi contre Sa Majesté,
Je rêve de mettre au pied d'un mur
La splendeur de cette royauté,
Symbole de notre ridiculture
Du petit pays, notre Belgique
Qui augmente le nombre de ses chômeurs,
De ses gardes et de ses flics.
Non, j'peux pas chanter les fleurs."

M. Feilner, Point final (chanson).

 

"Oui, j'aime bien vivre ici. Dans un pays qui n'existe presque pas et que je sens si profondément. Oui, c'est ici que je veux vivre. Je n'ai pas la nostalgie d'appartenir à une Nation. Au contraire. Je hais les nations. Oui, j'aime ce pays parce qu'il n'a pas de grande politique, parce qu'il essaye tant bien que mal de régler les problèmes des gens qui vivent ici et qu'il ne se préoccupe pas de Grandeur. Ces problèmes qui ne sont pas dûs à nous-mêmes, mais qui, comme les guerres dont nous avons souffert, sont des problèmes venant d'ailleurs." Paul Willems dans La Belgique malgré tout, p. 48

"Ici est un pays où l'on peut dormir, se réveiller, marcher, parler, rêver, écrire. Ici rien n'arrive, mais ce défaut d'avenir, de prophétie, de grandeur permet de respirer. Ici est un pays de petits conflits ridicules, mais les hommes et les femmes dans la rue s'en moquent, préoccupés seulement par la vie chère, inquiets dans la torpeur des dimanches et des jours chômés. Ici est un pays où je vis, amnésique d'origines, de but et de sens, comme un zombi, un obsédé de l'intérieur, du petit monde intérieur, où rien ne s'est jamais passé, où je trébuche sur le mot passé, où je me tiens les mains vides, l'absence au coeur. Ici est une forme de l'obstacle à être là.", Jacques Sojcher, dans La Belgique malgré tout, p. 64.

La petite Belgique, les petits Belges, oui. Les petits Belges était le titre d'un périodique pour enfants dans les années quarante et l'on se souvient des exhortations de Luc Varenne pendant le Tour de France (lequel?) : "Allez, les petits Belges!"

Que dire lorsqu'il s'agit de la Wallonie? Que son aspect morcelé en villes moyennes, en sous régions lui ôte, plus qu'à la Belgique entière, toute velléité de prétention à l'universalité (cfr. la France, à l'opposé).

Que "petit" en littérature francophone désigne souvent une classe sociale : les petits, les humbles, les petites gens (prolétariat urbain ou rural, monde des exploités, quels qu'ils soient). La lecture de Jean Tousseul est, sur ce point, éclairante.

Qu'à la mesquinerie étriquée et bornée de la "petite Belgique", on oppose quand on parle de lieux, d'objets, de personnages wallons, une modestie, une exiguïté, qui renvoient à la valeur hypocoristique () du terme "petit". L'investissement sentimental est manifeste dans les extraits suivants :

"Collines sans envergure, petits quartiers déglingués sans fil à plomb, sans artères tracées au cordeau? Les maisons de bric et de broc s'enchevêtrent sans logique. Les jardins menus se côtoient, s'imbriquent les uns dans les autres, disparaissent sous les appentis de tôle et de planches. Une sorte de haute négligence brouille le sens de l'orientation de l'éventuel promeneur qui se perd dans ces dédales des faubourgs. Face au soleil, des façades curieusement aveugles opposent leur mutisme aux cris éperdus des enfants des terrains vagues. Sentiers qui ne mènent nulle part. Ponts abandonnés dont on a perdu l'usage. Petits appentis envahis de liserons fous [...].

Et c'est précisément dans cette huitième merveille que je distingue la neuvième, infime peut-être, mais cristalline et protégée : le ru du Petit-Bonheur, au coeur des Fagnes. Là naissent les minuscules paroles qui essaiment, pépites et voyelles cousues de brume et d'herbe pure. Le petit bonheur, le petit paradis, le petit plaisir.", Jacques Izoard, Petites merveilles, Poings levés, 1985, p. 12

Alors?

"C'est grand comme un mouchoir de poche
Couvert de ruines, de bâtiments
Et par dessus un ciel si moche
Que c'en est presqu'un châtiment
De vivre ici en Wallonie
De vivre ici en Wallonie
[...]
Qu'Ricains et Russes avec leurs bombes
Viennent enfin raser tout ça
Et que sur les ruines et les tombes
Où tant de misère poussa
On vive enfin en Wallonie
On vive enfin en Wallonie
[...]
C'est vrai, c'est grand comme un mouchoir
Ca pourrait faire un chouet' jardin
Qu'on cultiverait sans déchoir
Pour faire pousser le goût soudain
De toujours vivre en Wallonie
De toujours vivre en Wallonie.

Dominique Deloof,  La Wallonie (chanson).

 

Après avoir longtemps photocopié les "annexes des annexes" aux maisons de Wallonie (certaines photocopies d'Andrien sont, à cet égard, très belles), restera à refuser l'intériorisation de la petitesse de la région pour la transmuer en stimulation intellectuelle au "dépli". N'avons-nous pas dans nos carnavals plus de géants que l'Europe entière?

(Octobre 1991)

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