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Deuxième congrès La Wallonie au Futur
1991 -
Le Défi de l'Education

Congrès permanent La Wallonie au futur - Index des congrès

 

 
Aménagement du territoire et culture
L'actualité de William Morris

Philippe Doucet
Ministère de la Région wallonne,
Direction générale de l'Aménagement du Territoire et du Logement

 

"Le pays le plus laid du monde" : tel est le jugement exprimé en 1968 par Renaat Braem sur la pauvre Belgique (1). Vingt ans plus tard, Francis Strauven (2) reprend à son compte cet acerbe diagnostic. Même si l'établissement d'un hit-parade des pays les plus hideux de la planète peut sembler hasardeux - le laid, pas plus que le beau, ne se quantifie - la première place attribuée à notre pays par le jury Braem-Strauven dans ce singulier palmarès n'étonne aucun esprit doué d'un minimum de sensibilité esthétique. Vraiment, la Belgique est l'archétype du chaos urbanistique : villes éventrées, campagnes mitées, entrées d'agglomération ornées de "boîtes à chaussures" industrielles ou commerciales multicolores, musée en plein air du mauvais goût que représente notre immense banlieue pavillonnaire, etc.

Comment en est-on arrivé là?

Première explication, fort simple, trop simple peut-être : le laxisme de l'administration de l'urbanisme. Après tout, "il n'y avait qu'à" opposer un refus de permis de bâtir à toutes ces horreurs, et réprimer celles qui s'installaient sans autorisation. Mais la logique de ce beau raisonnement ne résiste guère à la connaissance des faits. D'abord, l'application, même impitoyable, de règlements impopulaires n'a jamais dissuadé ceux qui n'en saisissaient pas le sens de chercher à les contourner. Ensuite, à supposer même que l'administration de l'urbanisme ait voulu se livrer un jour à un contrôle sévère et omniprésent, ses effectifs sont si remarquablement réduits que l'entreprise eût encore été parfaitement vaine. Et ne parlons pas des effectifs spécialisés des administrations communales, plus insignifiants encore, lorsqu'on les compare à leurs homologues d'autres pays.

Deuxième explication, nettement moins sommaire : la faiblesse même de la main publique belge en matière d'urbanisme n'est pas due au hasard. Elle reflète des choix politiques, qui ont donné la priorité à bien d'autres exigences qu'un aménagement du territoire de qualité, ce dernier se voyant relégué au rôle de parent pauvre. Il n'est pas rare qu'une commune urbaine britannique, allemande ou hollandaise recrute plusieurs dizaines d'urbanistes professionnels dans son administration. Cette dépense publique est jugée aussi normale là-bas qu'elle serait tenue pour superflue chez nous.

Les choix politiques eux-mêmes ne sont jamais que la résultante d'un certain consensus populaire, au moins tacite : si vraiment l'anarchie urbanistique était apparue comme désastreuse ou insupportable au corps électoral, il l'aurait déjà manifesté dans les scrutins, comme il a commencé de le faire en matière d'environnement. Mais bien que les deux matières soient éminemment connexes, l'aménagement du territoire, et surtout sa composante plus proprement esthétique, l'art urbanistique, ne sont pas encore devenus des thèmes électoraux aussi porteurs que l'écologie.

Troisième explication, plus spécifiquement belge encore, évoquée par F. Strauven (2) : notre grande bourgeoisie catholique manifeste un attachement viscéral à la propriété foncière, à la sienne, bien sûr - et elle est souvent restée vaste -, mais aussi à la petite propriété détenue par les couches modestes, gage de leur conformisme social. Le sol belge est avant tout un bien. Est dès lors suspect quiconque montrera trop de zèle à réduire les possibilités de "valorisation" des biens-fonds. Dans un tel contexte, l'urbaniste, surtout s'il range la politique foncière parmi ses outils d'aménagement, devient un empêcheur de tourner en rond.

La Wallonie, me direz-vous, est bien plus déchristianisée que la Flandre, et l'influence culturelle et politique de la bourgeoisie catholique est nettement moins prégnante au sud qu'au nord du pays. Au niveau de la pratique religieuse, cela se vérifie assurément. Mais notre substrat culturel séculaire, hérité de l'époque où nous n'étions encore que les "Pays-Bas catholiques", continue, semble-t-il, de fertiliser jusque chez les Wallons certains comportements typiques, au premier rang desquels l'attachement à la propriété d'un lopin de terre.

Les effets qui en résultent sur l'estime due à l'aménagement du territoire sont patents. Pour vous en convaincre, voyagez vers le Nord : en passant la frontière linguistique, le paysage ne change guère. En franchissant la frontière belgo-hollandaise, vous entrez dans un autre monde : la tradition calviniste y a conduit à considérer le sol comme un bien rare, la sobriété (parfois, la monotonie) des façades comme la règle, l'enrichissement du spéculateur passif comme assez vil comparé à la réussite de l'entrepreneur capitaliste, manifestation la plus sûre du salut de l'âme (3). Et ce pays pourtant plus densément peuplé que le nôtre ne laisse pas d'étonner par son art de préserver ses paysages et par la rigueur de son aménagement.

Cela étant dit, même s'il se montre un remarquable champion de l'enlaidissement de son cadre de vie, notre pays est loin d'être le seul à s'y livrer. Ce phénomène est sans doute aussi ancien et répandu que la révolution industrielle. Partout où il se manifestait, il a trouvé quelques virulents détracteurs, plus ou moins bien écoutés selon les circonstances. Même chez nous, ceux-ci ne se sont pas toujours heurtés à l'océan d'indifférence matérialiste qui semble avoir davantage caractérisé notre société de consommation d'après-guerre. (4)

En 1883, un des plus illustres critiques de cette laideur engendrée par notre société industrielle, William Morris, commentait déjà les nouvelles habitations de l'époque en ces termes : "Il va de soi que, pratiquement, chaque nouvelle maison est d'une laideur honteuse et dégradante, et que, si par hasard nous avons la chance d'en rencontrer une qui témoigne d'un réel souci dans l'organisation et le plan, nous restons étonnés et désirons savoir qui l'a construite, quel en est le propriétaire, qui en a conçu les plans et tout ce qui la concerne de a à z." (5). Nos lotissements d'aujourd'hui ne nous inspirent-ils pas curieusement quelque réflexion analogue? Et les rares maisons exceptionnelles qui illustrent nos optimistes et touchantes revues d'architecture contemporaine, n'auraient-elles pas trop tendance à nous faire oublier l'océan de médiocrité dans lequel baignent nos catalogues de villas "clés-en-main"?

Certes, dans le passage cité ci-dessus, W. Morris dénonçait plutôt les logements-tanières alignés par les spéculateurs britanniques dans les tristes "courées" où s'entassait le prolétariat urbain. Sans doute nos pavillons comme-il-faut d'aujourd'hui ont-ils gagné en hygiène par rapport aux taudis du siècle passé. Mais ont-ils autant gagné en esthétique? A cette question, la plupart des architectes qui se respectent et lisent les bonnes revues spécialisées répondront résolument par la négative (6).

Notons aussi que W. Morris, visionnaire hors du commun, s'était déjà livré à une anticipation de l'extension tentaculaire de la mégalopole londonienne, et prédisait "le remplacement des solides demeures grises, symboles de la joyeuse mais belle simplicité des Yeomen, par des ardoises et des briques de camelote" (7).

En fait, bien que rédigée au siècle passé, l'oeuvre politique de William Morris abonde en réflexions que nous aurions pu croire réservées à notre société de consommation contemporaine. L'avance considérable prise par le capitalisme britannique de l'époque dans le développement industriel était certes un terrain propice à l'éclosion de pensées prophétiques, mais celle de W. Morris nous interpelle tout particulièrement aujourd'hui.

Ce n'est que vers la fin de sa vie qu'il adhéra aux doctrines socialistes. Ayant constaté les ravages causés dans les rangs des masses laborieuses par le capitalisme sauvage, qu'il désignait avec mépris du nom de "civilisation", c'est bien entendu par révolte contre l'injustice, par instinct de solidarité, que, comme la plupart des socialistes, il s'engagea dans l'action politique militante.

Cependant, l'aspect sans doute le plus original dans sa démarche c'est son évolution même : la haine que le jeune W. Morris nourrissait à l'encontre de la "civilisation" ne trouvait pas sa source dans une conscience sociale, mais bien dans un amour sans limite pour les merveilles de la nature, d'une part, et pour la culture des sociétés préindustrielles, d'autre part. Ce n'est que plus tard que W. Morris accomplira la synthèse entre ces sentiments, somme toute inspirés par ses origines bien pensantes, et les idées socialistes. Cette lente maturation fera que jamais sa pensée ne se laissera contaminer par un quelconque économisme, défaut si fréquent chez tant d'adeptes du socialisme, et restera toujours sous-tendue par un humanisme profond.

Son amour viscéral de la nature lui inspirera des visions "écologiques" avant la lettre d'une saisissante actualité. Il voyait déjà parfaitement à quel pillage de la planète, jusqu'auprès des nations les plus pauvres, pouvait conduire l'accumulation effrénée du capital, même si les signes précurseurs de cette évolution généralisée ne se manifestaient guère alors que dans les régions fortement industrialisées : pollutions de l'atmosphère et des rivières, dégradations des campagnes, etc (8).

Il percevait aussi la tendance à la subordination de la science aux seuls intérêts mercantilistes, les menaces de conflits généralisés pour la conquête des grands empires commerciaux, l'horreur du commerce des armes et l'absurdité de quantité d'autres faux progrès, ce que nous appellerions aujourd'hui les illusions du "mythe de la croissance" (9).

Plus fondamentalement, W. Morris estime que l'homme est parvenu à la maîtrise de la nature, mais qu'il peut exercer cette maîtrise de deux façons : soit par l'agression, en conquérant, soit par l'apprivoisement, en ami. L'agression est évidemment le mode choisi par le capitalisme de l'ère industrielle, alors que les sociétés précapitalistes s'étaient plutôt engagées sur la voie de l'apprivoisement.

Mais la vénération vouée par W. Morris aux ressources et aux beautés de la nature n'étaient pas moindre que celle qu'il témoignait à l'égard des oeuvres humaines. En ce qui concerne ces dernières, il convient, pour éviter toute méprise et même pour accéder au sens profond de la pensée morrissienne, de s'attarder quelque peu sur des questions de terminologie. Selon W. Morris, la production de l'humanité peut être caractérisée par deux types fondamentalement opposés d'activités et de résultats, que l'on peut résumer selon le schéma suivant :

Activité Résultat
Travail (Toil) Richesse (Riches)
Oeuvre (Work) Bien-être (Wealth)

Traduttore, traditore : les termes français proposés ci-dessus ne restituent qu'imparfaitement le sens original de l'anglais. "To toil", veut dire travailler dur, peiner; le mot "travailler" ne représente une traduction correcte qu'à condition de lui rendre l'acception suggérée par son étymologie ("tripalium", instrument de torture). La minorité de personnes qui, dans notre civilisation moderne, adore son métier, ne dit pas, dans le langage courant, qu'elle se rend quotidiennement à son "oeuvre" mais bien à son "travail". Même si ce dernier mot désigne donc bien deux réalités fort différentes (ambiguïté sémantique déjà révélatrice en soi) la suite du présent exposé n'utilise "travail" que comme équivalent du "toil" de W. Morris.

Entendu comme tel, le travail est une manifestation par excellence de la société industrielle : le prolétaire y est réduit à ce labeur harassant, d'autant plus négatif que la division taylorienne du travail prive du plaisir souverain qu'il y a à concevoir et réaliser, de bout en bout, une création, une oeuvre. En revanche, ce plaisir est le menu quotidien de l'artisan, et n'est nullement incompatible avec la fatigue et l'effort, que du contraire : dans le cadre d'une création, la fatigue peut devenir aussi délicieusement sublime que celle de l'alpiniste arrivé au sommet. Cette activité créatrice, bien plus répandue à l'ère préindustrielle que de nos jours, c'est donc bien l'oeuvre, le "work" de W. Morris, l'antithèse même du travail (10).

Non moins importante est la distinction entre la "richesse" et le "bien-être", respectivement engendrés par le travail et l'oeuvre. La richesse, traduction proposée ici pour l'anglais "riches" doit s'entendre dans son sens strictement matériel, voire matérialiste : l'accumulation des biens, opposée au dénuement, à la pauvreté.

Ici encore, l'oeuvre de W. Morris révèle ses dons de visionnaire : alors qu'à son époque, la grande majorité de la population pensait plus à assurer sa simple subsistance qu'à se gaver des fruits de la société de consommation, alors qu'aucune idée keynésienne, aucun New Deal n'avait même connu un début d'application, il était déjà parfaitement conscient que "l'offre et la demande sont artificielles et ne correspondent pas au sens qui leur est habituellement donné : elles subissent l'emprise de la spéculation, et la demande est forcée avant d'être satisfaite" (11).

Par ailleurs, l'opulence décadente dans laquelle vivaient les quelques privilégiés d'alors ne lui inspirait que dégoût et pitié méprisante : "ce mode de vie du riche n'est que le revers de sa propre misère; et du fait qu'il engendre lui-même la misère, il n'y a sûrement rien à y trouver d'enviable ou de désirable (12)."

Le bien-être ("wealth") morrissien n'a que faire de l'hédonisme que la société de consommation nous propose à tout moment : au contraire, il ressemble fort à un genre d'épicurisme collectif, une jouissance harmonieuse des plaisirs simples. Il n'est pas fait de luxe, mais ne doit pas être confondu non plus avec un quelconque ascétisme, car il s'interdit toute attitude culpabilisante vis-à-vis des plaisirs matériels : les humains sont une espèce animale - ce qui n'a rien de péjoratif - et il est bon en soi de vivre sainement cette condition animale. La santé et l'épanouissement physique, une alimentation suffisante et savoureuse, l'air, le soleil, la beauté du corps, sont autant de composantes indispensables du bien-être.

Mais ce dernier ne peut non plus se concevoir sans d'autres éléments, parmi lesquels W. Morris cite invariablement l'éducation, les loisirs abondants, et - pour respecter la convention terminologique énoncée ci-dessus - une "oeuvre" digne d'être accomplie. Il est tentant de résumer tout cela sous le vocable "culture". Un tel raccourci, si commode et juste soit-il, appelle certaines précisions pour être correctement entendu : la culture, comme tout concept fort, a donné lieu à quantité d'interprétations !

Tout d'abord, il ne saurait s'agir ici d'une culture à caractère passif, d'une culture "de consommation", qui se limiterait à la contemplation des réalisations d'autrui. Certes, le bien-être de W. MORRIS n'exige pas de chacun d'entre nous qu'il se transforme en artiste génial ni même en praticien modeste de ce qu'il est convenu d'appeler un "art". Mais la satisfaction du besoin d'oeuvrer, à la fois source et partie intégrante de ce bien-être, sous-tend bien un comportement créatif qui, bien que ne relevant pas de la pratique artistique au sens strict, n'en est pas moins assimilable à une démarche d'"artiste". Vue sous cet angle, la vie entière peut devenir une "oeuvre d'art".

De même, à supposer que le projet de société morrissien triomphe un jour, notre cadre de vie lui-même se transformerait tout entier en une gigantesque oeuvre d'art : l'humanité se doterait de villes et de campagnes d'une très grande beauté (13), à rendre ridicules les rares sculptures dont nous nous sentons obligés de parsemer nos espaces publics contemporains, tant notre société mercantiliste a marqué ceux-ci du sceau de sa médiocrité et de sa laideur.

Cette transformation esthétique de notre cadre de vie ne manquerait pas de rappeler la façon dont il était produit à l'ère préindustrielle. Pourquoi, en effet, les établissements humains de cette époque nous sidèrent-ils tant par cette beauté qui nous semble hors de portée de l'urbanisme d'aujourd'hui ? Tout simplement parce que les innombrables artistes, souvent anonymes, qui les ont conçus et réalisés y ont pris plaisir, ont oeuvré, donné le meilleur d'eux-mêmes. Mais là se limite la similitude entre le passé et l'avenir : W. Morris, malgré certaines apparences, ne préconise aucun pastiche passéiste. La raison en est simple : il sait combien il est vain de vouloir ressusciter ce dont la "civilisation" industrielle a tué les racines.

Autre caractéristique fondamentale de la culture résidant à la base du bien-être morrissien : son caractère collectif et anti-élitiste. L'aphorisme le plus fameux de l'oeuvre de W. Morris est sans conteste : "Je ne veux pas d'art réservé à quelques-uns, pas plus que d'instruction ou de liberté réservées à quelques-uns" (14).

C'est d'abord une question de justice sociale : l'art est un besoin fondamental de l'homme et il n'y a pas moins de sens à revendiquer l'art pour tous que le pain ou la santé pour tous. Mais il y va aussi de la valeur de l'art lui-même : "Je crois que la caractéristique principale de notre société à son stade d'aujourd'hui est qu'elle a ruiné l'art, le plaisir de vivre; cela mort, l'amour inné de l'homme pour le beau et son désir d'exprimer cet amour ne seront pas réprimés plus longtemps, et l'art deviendra libre. (...) Ma foi dans l'art est basée sur ce que je pressens avec beaucoup d'assurance comme une vérité, et une vérité essentielle : tout art, même le plus élevé, est influencé par les conditions de travail (15) de la masse du genre humain, et toutes les prétentions que nourrirait même l'art du plus haut niveau intellectuel de pouvoir s'abstraire de ces conditions générales sont futiles et vaines. Ceci signifie que tout art qui déclare être fondé sur l'éducation propre ou le raffinement d'une classe ou d'un corps social limité est nécessairement factice et éphémère. L'art est l'expression de la joie d'oeuvrer de l'homme." (16)

Ce que W. Morris nous propose est une véritable socio-esthétique : l'épanouissement de la société elle-même et la beauté de ses réalisations - en particulier la beauté de son cadre de vie - sont en fin de compte indissociables. La laideur de notre environnement n'est que l'expression de notre mal-vivre et de notre cupidité.

Est-ce à dire que le beau ne pourrait agrandir son domaine tant que subsiste le capitalisme ? Seul un raisonnement simpliste amène à l'affirmer. Sur le front économique, un discours radical à courte vue a aussi pu prétendre un jour que tout progrès social était vain tant que subsistent les rapports d'exploitation. Cette logique du tout ou rien, du "d'abord la révolution", ne résiste guère aux événements : ceux qui avaient besoin d'augmentations salariales et de sécurité sociale les ont revendiquées et obtenues, et ne comptaient d'ailleurs pas que des réformistes dans leurs rangs. En revanche, il était bien nécessaire, pour qu'il en soit ainsi, que se développe la conscience de la nécessité et de la possibilité du progrès social. Pourquoi n'en irait-il pas rigoureusement de même pour le progrès "esthétique"?

Sur ce point, l'éthique morrissienne n'est pas sans rappeler étrangement - une confirmation de plus de sa capacité visionnaire - celle de la démocratie culturelle. Pour s'en convaincre, il suffit de reprendre la définition de cette notion donnée par la troisième conférence des ministres européens de la culture réunie à Luxembourg en 1981 (17).

Bien des composantes de la démocratie culturelle (développement global, priorité à la vie quotidienne, potentiel d'imagination à exploiter, besoin de créativité, qualité de la vie dans la relation sociale quotidienne, ...) se retrouvent en substance dans la socio-esthétique morrissienne. Tout comme cette dernière, la démocratie culturelle s'est définie par réaction à une conception élitiste de la culture : la "démocratisation de la culture", même pavée des meilleures intentions, c'était, en définitive, cette bonne conscience de la société comme-il-faut poussant la condescendance jusqu'à partager les miettes de son festin culturel, festin qu'elle s'imagine bien entendu plus capable que d'autres d'apprécier pleinement. Démarche aussi touchante, et non moins vaine, que les collectes organisées par les dames patronnesses du siècle passé en faveur des prolétaires exploités par leur époux.

C'est donc à juste titre que, tout particulièrement dans notre pays sous l'impulsion enthousiaste du regretté Marcel Hicter, de très nombreux militants et professionnels de l'animation se lancèrent dans le combat pour la popularisation de la démocratie culturelle. A en juger par le succès du secteur associatif, par un développement non négligeable de l'éducation permanente, etc. ce large mouvement a été capable de s'affirmer.

Mais les sombres années quatre-vingts ne l'ont-elles pas obligé à battre en retraite ? Ne furent-elles pas, par excellence, les années des battants, et fort peu celles des humanistes ? Celles de la culture de prestige ou "sponsorisable" et beaucoup moins celles de la démocratie culturelle ?

Certes, le secteur associatif a pu se maintenir, très vivace. Mais, "fin des idéologies" et "repli sur soi" aidant, n'a-t-il pas trop tendance à oublier une dimension fondamentale de la démocratie culturelle : celle du développement global, du projet de société ? Encourager cette tendance, ce serait même conduire certaines associations à verser dans un genre de particularisme ou de corporatisme larvé.

Pourtant, l'actuelle décennie, qui, somme toute, s'annonce moins crispée que la précédente, pourrait bien être celle du second souffle de la démocratie culturelle. Pour relancer celle-ci sur des bases saines, il faut non seulement éviter le repli sur soi mais aussi un autre écueil, qui fut perceptible, en son temps, dans le chef de certains militants de la démocratie culturelle.

Cet autre écueil pourrait s'appeler "l'oubli de l'unicité de la culture". La culture est une, elle appartient à l'humanité tout entière. Renoncer à la "démocratisation de la culture" c'est refuser d'entrer dans cette démarche selon laquelle la culture serait provisoirement l'apanage de quelques privilégiés, et qu'il y aurait moyen de la distribuer plus équitablement, moyennant une vulgarisation appropriée.

Assez curieusement, au nom de ce rejet de la "démocratisation de la culture", d'aucuns en sont venus à considérer que la culture ne serait que partiellement accessible au peuple, qu'il y aurait une culture "bourgeoise" et une culture "populaire" ou "prolétarienne" séparées par un fossé infranchissable. Ces idées eurent cours en Union soviétique à l'époque la moins reluisante de son histoire, et furent reprises en Occident, consciemment ou non, par une certaine gauche peu éclairée.

Conséquence de cet état d'esprit : Bach, Picasso et bien d'autres génies de l'histoire de l'art furent déclarés inintéressants pour le peuple. Mieux valait pour lui que l'éducation permanente l'initie à l'histoire du mouvement ouvrier (qu'il connaissait déjà fort bien d'ailleurs, pour se l'être entendu raconter en famille)...

Au lieu de critiquer l'attitude des classes possédantes à l'égard de la culture, on en vint parfois à nier la culture elle-même. Au lieu de dénoncer ceux qui veulent utiliser la culture pour asseoir leur domination (en paradant grâce à elle ou en feignant, sur le mode paternaliste, de la transmettre, on en vint à la confisquer de façon non moins méprisante pour le peuple.

Il n'est a priori pas de domaine de la culture qui soit inaccessible à n'importe quel groupe social. Pour paraphraser W. Morris, la culture, même dans ses manifestations les plus hautes, procède de l'humanité tout entière, et en particulier de son histoire.

En revanche, ce qui varie assurément d'un milieu social à l'autre, c'est la façon de se définir par rapport à cette culture. Rien d'étonnant, évidemment, au rejet spontané de l'art moderne très communément manifesté par ceux-là mêmes à qui la société fait perpétuellement sentir que "ce n'est pas pour eux".

L'attitude radicalement opposée, celle de la démocratie culturelle, c'est de commencer par faire goûter chacun aux joies de la création. Peu importe le domaine dans lequel s'exerce cette création : comme dit plus haut, la vie entière peut, d'une certaine façon, devenir une "oeuvre d'art". L'essentiel, c'est de ne pas se limiter à une attitude de "consommateur" de la culture, tout simplement parce que ceci est quasi contradictoire dans les termes. Même pour apprécier les créations des autres, et tout particulièrement les chefs-d'oeuvre, il faut avoir soi-même connu les difficultés de créer, et le plaisir sublime qui finit par les couronner. Le ridicule du snob, c'est qu'il fait mine d'apprécier des choses que son tempérament conformiste, étranger à tout esprit de création, ne lui permet précisément pas d'apprécier.

Beaucoup reste à faire pour l'avènement d'une authentique démocratie culturelle. A commencer par réformer notre enseignement. Il est sidérant de voir à quel point celui-ci continue de privilégier les attitudes rangées que sont l'acquisition et la restitution du savoir au détriment de la créativité. Déjà du seul point de vue de la rationalité économique, cela est absurde : nos entreprises - même si trop peu d'entre elles et trop peu d'organismes de formation "professionnelle" l'ont déjà compris - dépendront toujours moins des têtes bien remplies et toujours plus des têtes inventives. Mais du point de vue de l'éthique sociale, il s'agit d'un scandale : continuer, à l'ère de l'informatique et de la robotique, à considérer principalement l'élève comme un futur homo faber et accessoirement comme un artiste en puissance, c'est le mépriser et l'encourager au mal-vivre.

Cela dit, depuis qu'elle existe, l'école n'a jamais arrêté de susciter des projets de réforme. L'école parfaite n'est pas pour demain. Et même cette école-là ne suffira jamais plus à armer pour la vie entière. Dès lors, l'éducation permanente est un besoin fondamental de notre époque. Elle doit être d'autant plus axée sur la création que l'école ne l'est pas.

Bien des signes montrent déjà que la soif "d'oeuvrer", de se livrer à une activité culturelle autre que la simple consommation passive de "produits culturels" est bien plus répandue dans la population que certains esprits chagrins se l'imaginent parfois. Les académies, même lorsque leur enseignement n'est plus tout à fait à la page, ne désemplissent pas, les stages de formation fleurissent dans les domaines les plus divers, les associations et cercles de toutes sortes se multiplient, etc.

Dans le même temps, le monde de la culture tend aussi à se professionnaliser (18). Peut-être est-ce dû à la "marchandisation" de la culture, mais aussi à la multiplication des échanges et des moyens de communication dans la sphère culturelle, dont il est permis de penser qu'elle accroît considérablement le niveau d'exigence du public. Le musicien professionnel, à l'époque où la radio n'existait pas encore, pouvait compter sur une plus grande tolérance de ses auditeurs, souvent démunis en points de comparaison. Aujourd'hui, tout violoniste professionnel qui se respecte joue Paganini pour obtenir son premier prix de conservatoire, alors que Paganini, à son époque, était quasi seul à pouvoir jouer ses oeuvres...

Dans un sens, ce professionnalisme accru tend à creuser la distance entre "l'expert de la culture" et le grand public. Mais, en retour, la diffusion par les médias des réalisations et performances de ces mêmes "experts" conduit à un tel degré de socialisation de la pratique culturelle concernée, qu'il se trouvera toujours, dans le public, un cercle plus restreint d'excellents amateurs appelé à jouer un rôle d'aiguillon très significatif pour le professionnel. Ce rôle peut s'étendre à bien plus qu'une attitude purement critique vis-à-vis des activités des professionnels. Notamment dans le domaine scientifique, il existe des cas remarquables de complicité, de partenariat entre des professionnels et des amateurs aussi enthousiastes qu'éclairés (par exemple des cercles d'histoire locale, des réseaux d'astronomes, etc.).

Ce serait peut-être une orientation nouvelle, à explorer, de la démocratie culturelle : pour autant, encore une fois, qu'elle ne rompe pas avec son objectif fondamental de mobilisation autour d'un projet de société global, il est parfaitement concevable de combiner celui-ci avec une approche plus spécialisée, plus sectorielle de l'engagement culturel de la population. Il est clair, en tout cas, que les activités pratiquées en mauvais amateur ne procurent pas le même plaisir, la même sensation "d'oeuvrer" que l'investissement enthousiaste dans un loisir passionnant, que l'on finit presque par pratiquer comme un second métier.

L'aménagement du territoire, art de gérer et de modeler notre cadre de vie, est une activité culturelle par excellence. Pourquoi ne lui appliquerions- nous pas certaines des conclusions qui précèdent ?

Il est urgent, par exemple, que notre enseignement, déjà pauvre en matière de développement de la créativité, réoriente ses programmes dans un sens infiniment plus ouvert aux disciplines artistiques en incluant celles dont le grand public parle paradoxalement d'autant moins qu'elles l'entourent plus dans sa vie quotidienne : l'architecture et l'urbanisme. La médiocrité et la laideur de notre cadre de vie actuel nous font parfois oublier qu'il peut être façonné par l'art. Plus la laideur se généralise, plus nous aurons tendance à nous réfugier, pour goûter l'art, dans les musées ou les salles de spectacles. L'école peut grandement contribuer à rompre ce cercle vicieux.

Rappelons aussi qu'en Belgique l'absence quasi complète de culture urbanistique est aggravée par le fait que le métier d'urbaniste lui-même n'y est toujours pas sanctionné par un diplôme légal.

Du côté de l'éducation permanente à l'urbanisme et à l'aménagement du territoire, beaucoup reste à faire aussi. Saluons toutefois l'éclosion, en Wallonie, de nombreuses CCAT. Diversement appréciées par les observateurs, elles ont au moins le mérite de mobiliser en permanence, en principe sur le thème de l'aménagement d'une commune entière et non pas seulement sur des projets ponctuels, un groupe de citoyens censés s'impliquer dans la matière.

Pour autant que la sensibilisation du grand nombre à l'aménagement du territoire (notamment à l'occasion des enquêtes publiques) ne soit pas négligée, et dans la mesure où les CCAT sauront résister à la tentation de confisquer le discours du public, celles-ci pourraient devenir comme des noyaux d'"excellents amateurs", jouant le même rôle d'aiguillon que leurs homologues dans d'autres domaines.

Cependant, en dépit de son importance, la seule sensibilisation aux aspects juridico-politiques de l'aménagement du territoire n'est pas suffisante pour arriver à cet objectif. En rester là conduirait à confiner le public et les CCAT dans un rôle de censeur maladroit et arbitraire des projets soumis, rôle dans lequel se cantonne d'ailleurs parfois aussi l'administration de l'urbanisme elle-même. Pour développer une réelle sensibilité et une compétence populaires appliquées aux aspects proprement artistiques de l'aménagement, il n'est guère d'autre solution que la création et le développement d'académies spécialisées, où tout un chacun pourrait venir se livrer aux joies de la création urbanistique : celles-ci ne sont pas moins élevées, même si le fait est moins connu, que les joies de la création picturale, musicale ou cinématographique.

Projet utopique ? Il y a environ un siècle, l'instruction obligatoire pour tous, le suffrage universel, etc. l'étaient aussi. Déjà de nos jours, les "journées du patrimoine" connaissent un succès chaque année plus éclatant. Pourquoi ne serait-ce pas là le signe annonciateur d'une grande "démocratie culturelle urbanistique" ?

Et si la Wallonie se transformait un jour en "pays le plus beau du monde"?

 

Notes

(1) BRAEM, R., Het lelijkste land ter wereld, Leuven, 1968.
laid du monde?, dans Guide de l'exposition "Les Fifties en (2) STRAUVEN, F., Le pays le plus Belgique"janvier 1989 à la galerie CGER de Bruxelles, p. 268-281. tenue du 28 octobre 1988 au 15
(3) Du moins selon la thèse défendue par Max WEBER dans son ouvrage, bien connu des sociologues, L'Ethique protestante et l'esprit du capitalisme, Paris, Plon, 1964.
(4) Témoin, le succès de l'ouvrage du bourgmestre de Bruxelles Charles BULS, Esthétique des villes (Bruylant, Christophe, Bruxelles, 1893 et 1894), directement inspiré des théories développées par le père de l'urbanisme culturaliste Camillo SITTE, dans Der Städtebau nach seinen künstlerischen Gründsätzen, paru en 1889.
(5) MORRIS, William, extrait de la conférence Art, Wealth and Riches, prononcée le 6 mars 1883, dans The Collected Works of William Morris, Londres, 1915, cité et traduit par Françoise CHOAY, dans L'urbanisme, utopies et réalités, Paris, Seuil, 1965, p. 170.
(6) Même si, par facilité, certains de leurs confrères persistent à apposer une lucrative signature sur une production toujours plus médiocre...
(7) Traduit de MORRIS, W. Art and Socialism, conférence prononcée le 23 janvier 1884 dans Political writings of William Morris, edited by A.L. MORTON, Lawrence and Wishart, London, 1979, p. 126.
(8) Voir, par exemple, The lesser Arts (1877) in Political Writings of W. MORRIS, Lawrence and Wishart, London, 1979, p. 53.
(9) Notamment dans How we live and how we might live (1884), dans Political Writings of W. MORRIS, Lawrence and Wishart, London, 1979 p. 138.
(10) Cette opposition entre l'oeuvre et le travail est l'objet même d'une conférence de W. MORRIS, retenue comme une des plus populaires, qu'il donna en 1884 devant le Hampstead Liberal Club : Useful Work versus Useless Toil dans Political Writings of W. MORRIS, Lawrence and Wishart, London, 1979, p. 86 et suivantes.
(11) Traduit de How we live and how we might live, op. cit., p. 144.
(12) Traduit de The Society of the Future (1887), dans Political Writings of W. MORRIS, Lawrence and Wishart, London, 1979, p. 194.
(13) W. MORRIS a donné une description à caractère utopiste de ce cadre de vie paradisiaque dans son récit fameux News from Nowhere or an Epoch of Rest, publié en feuilleton dans le courant de l'année 1884 et traduit en français par P.G. LA CHESNAIS sous le titre Nouvelles de Nulle part ou une ère de repos (Société nouvelle de Librairie et d'Edition, Paris, 1902).
(14) "I do not want art for a few, any more than education for a few, or freedom for a few.", The Lesser Arts, op. cit. p. 54.
(15) Exceptionnellement, le mot "travail" doit s'entendre ici dans son sens plus général et commun et non dans le sens restrictif qui lui a été donné ci-devant : il était difficile, en effet, de traduire "conditions of labour" autrement que par "conditions de travail".
(16) Traduit de Art under Plutocracy dans Political Writings of W. MORRIS, Lawrence and Wishart, London, 1979, pp. 65-66.
(17) Voir annexe - extrait de BASSAND, Michel, Culture et régions d'Europe, Presses polytechniques et universitaires romandes, 1990, p. 141-142.
(18) Le présent passage s'inspire pour partie des idées exposées par Michel BASSAND, op.cit., en particulier (p.210) l'analyse du rapport professionnel-client qu'il emprunte à SCHÖN D.A. The Reflective Practitioner, Basic Books, New York, 1982. Mais cette analyse se limite davantage au cadre plus restreint de l'exercice des professions libérales (surtout l'architecte), alors que rien, semble-t-il, n'empêche de la généraliser à l'exercice d'autres professions à caractère culturel, le public prenant la place du "client".

 


 

 

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