La
formation et les relations collectives de travail
Jean Verly
Chercheur à l'UCL, Institut des
Sciences du Travail
L'histoire
des relations collectives de travail en Belgique montre, jusqu'à ces
dernières années, une quasi-absence de la formation comme contenu
des conventions collectives.
Traditionnellement, la
formation relève davantage de la logique contractuelle - celle qui lie le
travailleur à l'employeur - que de la logique conventionnelle - celle du contrat
collectif qui lie les organisations patronales et syndicales entre elles. Cette
logique conventionnelle s'exerce en Belgique aux trois niveaux :
l'interprofessionnel
(1), le sectoriel (ou la branche) et l'entreprise.
Derrière l'élaboration
des normes en ce domaine, on supposera, lorsqu'on prend en considération des
mobiles économiques de la formation, que l'entreprise n'y consacrera des
ressources que dans la mesure où elle espère en retirer, prioritairement pour
elle-même, l'avantage optimum; le risque est supposé d'autant plus élevé que le
salaire du travailleur est ou sera plus élevé. Un contexte caractérisé par des
bas salaires ne serait donc pas, a priori, favorable à des investissements en
formation.
Complémentaire, la
formation est censée apporter à l'entreprise un accroissement de ses avantages
comparatifs dans un contexte de concurrence, accroissement d'autant plus
favorable que l'efficacité productive de la formation est importante;
l'entreprise ne sera dès lors pas tentée, a priori, de collectiviser cet effort.
Dès lors, la collectivisation de la formation pour les groupes à risques ne
répondant pas à cette logique, à quelles conditions peut-elle se poursuivre?
Dans cette perspective,
la formation est un bien privatif qui suppose un prix individualisé; la
considérer comme un bien collectif suppose qu'un agent économique à lui seul -
une entreprise - puisse en tirer avantage sans léser d'autres agents (d'autres
entreprises).
La formation, nouvel
enjeu des relations collectives, et l'évolution du public visé
Considérant les trois
niveaux où s'exerce la négociation collective en Belgique, l'histoire des
relations industrielles montre que la formation des travailleurs en général
ne se trouve pas dans les conventions interprofessionnelles conclues au Conseil
national du Travail.
Cet enjeu se trouve au
niveau des branches dans le cadre des Commissions paritaires.
Si l'on considère que
cette question relève de la préoccupation générale de la gestion des
carrières, il faut constater que les conventions collectives sectorielles,
lorsqu'elles organisent les classifications des fonctions et donc des salaires,
n'intègrent cette notion que sous la forme réduite de l'ancienneté; en outre,
l'accroissement des barèmes pour ancienneté (âge ou expérience selon les cas) ne
se retrouve en général pas chez les ouvriers.
Si l'on invoque la notion
plus contemporaine de la gestion prévisionnelle des emplois, elle est absente de
la négociation sectorielle, en Belgique. Il est vraisemblable, en outre, que la
gestion des carrières est absente des conventions collectives conclues au niveau
des entreprises.
Les formations des
travailleurs actifs, à l'entreprise, sont des formations de plus en plus
"pointues" dont l'organisation ne dépend plus des commissions paritaires
d'apprentissage, et qui sont destinées au personnel d'un certain niveau de
qualification. En dépit d'un financement collectif, dans le cas d'une
collaboration avec le Forem, ces formations relèvent davantage de la logique
contractuelle, en raison de l'objectif directement productif qu'elles
poursuivent.
Lorsqu'il s'agit de la
formation des actifs potentiels, l'évolution peut être ainsi résumée.
Sous la forme précise de
l'apprentissage industriel, l'enjeu de la formation remonte en fait au lendemain
de la Seconde Guerre mondiale dans les secteurs manufacturiers, pour des
formations plutôt techniques dont l'organisation se faisait souvent en
collaboration avec le monde de l'enseignement.
L'évolution des
conditions de travail, d'une part, caractérisée par la diminution des postes à
très faible contenu technique, la séparation accentuée du monde du travail de
celui de l'enseignement, d'autre part, ont eu tendance à faire oublier ce
système de formation.
La période récente
apporte un correctif par rapport à cette tendance : l'accroissement du chômage
des jeunes à partir du milieu de la décennie 70 conduit l'autorité publique, en
raison sans doute de l'importance du coût du chômage, à stimuler les
interlocuteurs sociaux à favoriser l'embauche des jeunes. Cette évolution s'est
précisée avec l'accroissement du chômage de longue durée au début de la décennie
80. La formation comme contenu de la négociation collective s'est faite sous la
pression de stimulants financiers de la part des autorités publiques et non
comme résultat de l'autonomie active des interlocuteurs sociaux : la création
d'un Fonds pour l'emploi avec le système des 5-3-3 en 1983.
Les Accords
interprofessionnels qui ont été conclus à partir de 1986 précisent cette
tendance à faire entrer la formation dans les contenus des conventions
collectives et à la financer collectivement à ce niveau, surtout à partir de
1988.
L'Accord de 1986
incite les secteurs et entreprises à consacrer 0,5 % de la masse salariale à
l'emploi en général, et notamment à la formation, de préférence des jeunes en
difficulté d'insertion professionnelle.
Le bilan des conventions
sectorielles, conclues suite à cet accord, montre qu'en ce qui concerne la
formation : "cet objectif est mentionné dans un nombre assez élevé de
commissions paritaires ouvrières, mais sans donner de précision quant aux moyens
qu'elles se donnent pour le réaliser. L'organisation des formations est précisée
dans un nombre plus restreint de secteurs (fabrications métalliques, textile,
non-ferreux, assurances) ... (il s'agit plutôt) de secteurs industriels où
existait une tradition d'apprentissage industriel préalablement à l'accord
interprofessionnel". En outre, "dans la plupart des secteurs où la
formation est visée, on constate que les interlocuteurs sociaux marquent une
préférence pour un financement de cette formation par un fonds de sécurité
d'existence"
(2).
L'Accord de 1988,
tout en incitant à la continuation des efforts précédents, convient d'une
cotisation de 0,18 % des salaires bruts en 1989 et 1990 à consacrer à
l'insertion professionnelle des groupes à risques, soit notamment les
jeunes à scolarité obligatoire partielle, les chômeurs à qualification réduite
et les chômeurs de longue durée; un effort équivalent conclu par une convention
de branche ou d'entreprise, dispense de cette cotisation. La plupart des
branches qui avaient conclu une CCT suite à cet accord y ont introduit une
clause concernant cette cotisation à l'exception de certains secteurs financiers
et de secteurs composés principalement de PME.
Les modalités
d'application des dispositions en faveur de l'insertion professionnelle des
groupes à risques présentent un certain degré de diversité : le recours à des
formules classiques d'apprentissage; l'incitation par des primes à l'embauche;
la création d'un institut de formation professionnelle sectoriel (tels le
textile et les fabrications métalliques). "On constate d'une manière générale
que les commissions paritaires qui ont explicité davantage les modalités de mise
en oeuvre sont principalement celles d'ouvriers (habillement, garages, commerce
alimentaire, construction, imprimerie, carrosserie et métaux, etc.)"
(3).
Dès lors, à propos des
groupes à risques eux-mêmes, la formation n'apparaît pas être le seul moyen pour
favoriser leur insertion professionnelle; l'autre catégorie de moyens porte sur
une réduction du coût salarial, au niveau même du secteur. Un bilan - toujours
attendu - de la mise en oeuvre de ces dispositions conventionnelles devrait
faire apparaître cette distinction entre les deux catégories de moyens et
montrer à quelles catégories de secteurs et d'entreprises (notamment la taille)
correspondrait ce clivage
(4).
Il apparaît cependant,
environ deux années après la conclusion de ces conventions sectorielles, qu'un
reliquat de l'ordre de 1500 millions existe au Fonds pour emploi, alimenté par
les entreprises n'ayant pas réalisé les objectifs précités
(5).
L'accord de novembre 1990
adopte une approche globale plutôt que des actions dispersées selon qu'il
s'agit de l'une ou l'autre catégorie de travailleurs (jeunes femmes,
travailleurs âgés, groupes à risques..., handicapés)
(6).
L'effort est porté à 0,5
% de la masse salariale globale (sauf pour les secteurs non-marchands et les
contractuels des services publics). "Il est prévu qu'une part de 0,10 % sera
consacrée au noyau dur du chômage ... et une autre de 0,15 % est ouverte à de
nouvelles catégories : travailleurs peu qualifiés, actions positives pour les
femmes, recyclage des travailleurs menacés de licenciement, "brugbanen" pour les
travailleurs âgés, etc."
(6).
L'évolution de la
formation comme enjeu de la négociation collective, dans la période récente,
indique que la formation est liée au degré d'urgence de l'insertion
professionnelle (plus particulièrement encore des groupes dits "à risques");
cette liaison appelle cependant les remarques suivantes :
-
le caractère
conjoncturel du besoin de formation : la diminution du chômage des jeunes
dans la période la plus récente
(7) peut
sembler rendre la question moins urgente;
-
les publics
considérés comme prioritaires dans les accords interprofessionnels sont dans
une situation différente par rapport à la nécessité de l'insertion
professionnelle, d'une part, et par rapport au niveau de qualification,
d'autre part; telles, par exemple, les deux catégories que sont d'une part,
les chômeurs de longue durée et, d'autre part, les femmes désirant "rentrer"
dans la vie active (accord 1990);
-
les publics visés par
les conventions collectives restent cependant ceux des travailleurs
généralement en difficulté; ceci illustre la distinction de départ entre
l'élaboration conventionnelle, dans le cas présent, et l'élaboration
contractuelle de la formation.
Logique économique et
formation
Partant du fait que la
mise en oeuvre ultime se fait au niveau de l'entreprise - c'est à ce niveau que
s'opère l'embauche effective du travailleur - l'aspect économique de cette
évolution appelle quelques remarques.
D'une part, l'intérêt
économique de l'entreprise apparaît comme la condition majeure pour la
persistance d'une logique conventionnelle; d'autre part, les dispositions
conventionnelles elles-mêmes peuvent être classées en dispositions favorisant la
formation et dispositions favorisant directement l'embauche (primes). On observe
ainsi une double réponse au caractère ambivalent du concept de groupes à risque
: on pense, de prime abord, au risque du point de vue du travailleur en
difficulté (8), il
y a cependant le risque du point de vue de l'entreprise, risque qui explique
l'incitant financier qui, en fait, a dû être imposé par l'autorité.
Rappelons que les
dispositions conventionnelles qui favorisent l'organisation d'une
collectivisation du coût de la formation
(9) ne visent que
les travailleurs des groupes à risques; la formation d'autres travailleurs étant
directement assumées par l'entreprise
(10).
En l'absence de logique
conventionnelle, l'effort financier de formation semble lié au niveau moyen des
salaires - les secteurs à salaires élevés consacrant davantage d'effort à la
formation (11). La
technique de financement de la formation des groupes à risques n'échappe
cependant pas à ce clivage sectoriel dans la mesure où la cotisation (0,18 ou
0,25 %) est proportionnelle à la masse salariale; elle est donc plus faible par
travailleur dans les secteurs à salaires bas, secteurs qui sont aussi ceux où
l'effort financier de formation est, a priori, plus faible.
Le fait d'un financement
collectif pour les groupes à risques indiquerait donc que les entreprises d'un
même secteur sont disposées à entrer en concurrence l'une par rapport à l'autre
à propos de la formation des travailleurs "en difficulté"; elles ne le sont a
priori pas pour les autres catégories de travailleurs : le financement par
l'entreprise suppose pour ces derniers un espoir de favoriser leur stabilité
dans l'entreprise.
La collectivisation du
coût suppose en outre que l'entreprise sera satisfaite de "return" qu'elle
pourra vérifier de la cotisation qu'elle aura versée; s'il n'en est pas ainsi,
ce financement collectif n'est pas appelé à une permanence.
C'est pourquoi il
apparaît vraisemblable qu'il y ait un lien entre le mode de mise en oeuvre de
ces cotisations (0,18 ou 0,25 ) et la structure du secteur - la taille des
entreprises; la formation est susceptible d'être mise en oeuvre dans des
secteurs à entreprises de taille moyenne et grande; les primes à l'embauche sont
susceptibles de se rencontrer davantage dans des secteurs à petites entreprises
(12), où il serait
plus difficile de stabiliser les avantages obtenus par la formation.
En conclusion
Le degré ultime de
collectivisation du coût de la formation est celui où celle-ci est financée et
organisée par les Pouvoirs publics. De ce point de vue, un glissement au niveau
des secteurs d'activités constitue déjà une dérogation à ce principe. Il laisse
apparaître des clivages sectoriels; ceux-ci trouvent, en outre, leur source,
comme il a été souligné ci-dessus, dans la technique de financement,
proportionnelle à la masse salariale.
La collectivisation,
depuis l'entreprise vers le secteur, apparaît cependant comme une nouveauté dans
les relations collectives de travail. La question est posée des conditions pour
le maintien du caractère collectif.
On a proposé ici des
réponses "a priori" en ce sens qu'elles résultent davantage, non seulement de
présupposés économiques - le rendement économique de la formation pour
l'entreprise - mais aussi de l'inventaire que l'on a pu réaliser des normes dans
les conventions collectives sectorielles.
A ce dernier propos, un
clivage semblerait apparaître entre les secteurs à entreprises d'une taille qui
accepteraient de collectiviser la formation et secteurs à entreprises de plus
petites tailles ou plus éclatées qui préféreraient utiliser les ressources
financières sous forme de primes à l'embauche, ayant pour effet de réduire le
coût salarial.
Il reste cependant une
place à l'évaluation de la mise en oeuvre de ces normes, principalement au
niveau des entreprises, et des effets sur l'emploi qu'elles auraient engendrés.
(Octobre 1991)
Notes
(1)
L'interprofessionnel peut lui-même être scindé en un volet officieux, les
Accords interprofessionnels, et en un volet officiel, les conventions
collectives conclues au Conseil national du Travail; celui-ci n'a pas, jusqu'à
présent, conclu de convention portant sur le thème analysé ici.
(2) J. VERLY, Bilan et lignes de force des conventions
sectorielles 1987-88, CH du CRISP, 1988, n° 1200, p. 14.
(3) P. BLAISE, J. VERLY, La mise en oeuvre de l'accord
interprofessionnel de 1988, CH du CRISP, 1990, n° 1286-87, p. 37.
(4) La formation dans les plus grandes entreprises, les
primes dans les entreprises de plus petite taille?
(5) Les arrêtés royaux du 27 février 90 et du 22 juin 90
précisent les conditions d'intervention du Fonds, en faveur des initiatives pour
les groupes à risques.
(6) P. Blaise, L'accord interprofessionnel du 27 novembre
1990,
CH du CRISP, 1990, n° 1297-98, p. 27.
(7) Sous réserve de l'évolution des derniers mois.
(8) L'expression "travailleur en difficulté" relèverait de
la politique sociale dans la mesure où elle soulignerait la dimension économique
(professionnelle) du phénomène. Les "groupes à risques" constituent ainsi un
sous-ensemble des "travailleurs en difficultés.
(9) Cotisation versée à un fonds sectoriel dans le cas d'une
convention sectorielle visant à mettre en oeuvre le 0.18 ou 0.25 %.
(10) Sans interdire évidemment le financement public
(formation Forem...).
(11) Selon VANDEWATTEYNE et VAN ASSCHE, dans L'effort de
formation des entreprises en Belgique, Fondation Industrie-Université, 1990,
"la comparaison entre la participation financière sectorielle et la taille
moyenne des entreprises relevant de ces secteurs met en évidence l'impact de
l'effet de taille sur l'intensité de l'effort de formation"; les auteurs
observent cependant des "limites à cet effet de taille" par exemple dans
le cas du secteur de la distribution, secteur à entreprises de taille supérieure
à la moyenne et à bas salaires.
(12) Celles-ci bénéficiant par ailleurs de primes à
l'embauche dans le cadre d'autres mesures de politique de l'emploi.
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