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Deuxième congrès La Wallonie au Futur
1991 -
Le Défi de l'Education

Congrès permanent La Wallonie au futur - Index des congrès

 

 
Le statut social de l'enseignant (1) (1/2)

Anne Van Haecht
Chargé de cours à l'Université libre de Bruxelles (ULB)

 

Au cours de la deuxième moitié de l'année 1990, les grèves qui ont secoué le monde enseignant en Communauté française de Belgique ont prouvé à quel point était grand le malaise affectant cette profession. Bien des études se sont penchées, en France plus qu'en Belgique, sur les caractéristiques sociologiques de cette catégorie socio-professionnelle hétérogène à bien des égards. Il ne s'agira pas ici, loin s'en faut, d'en dresser la synthèse exhaustive, mais d'y puiser les éléments qui permettent de comprendre la crise que nous avons connue récemment.

 

1. Contexte général

De pays à pays, les hiérarchisations propres au corps professoral national sont très variables, à la mesure du type et de la longueur des études requises pour enseigner aux différents stades du cursus scolaire existant. Le poids de l'histoire s'y particularise à chaque fois. On connaît, par exemple, l'intensité des liens unissant écoles et entreprises en Allemagne et l'importance qui y est accordée à la formation en alternance. L'enseignement technique y a gagné des lettres de noblesse qu'il ne trouve pas ailleurs, à l'intérieur d'un système scolaire très diversifié. On mesure la force du concours dans la société française, tant en ce qui concerne la constitution des élites au sens large, que la sélection des enseignants des niveaux secondaire et universitaire. Une centralisation lourde, la prééminence de l'enseignement secondaire, l'élitisme des grandes écoles y ont induit nombre d'effets sur les carrières professorales possibles. En Belgique, la structuration du système scolaire en réseaux, l'importance - moindre qu'en Allemagne mais significative - d'un enseignement technique (provincial surtout), le cloisonnement entre les niveaux secondaire, supérieur non universitaire et universitaire, entre autres traits marquants, constituent des faits incontournables pour interpeller les pratiques enseignantes.

Les conditions historiques d'émergence des systèmes scolaires participent donc de tout essai de compréhension sociologique des stratégies qui s'y déploient, ainsi que des ressources et des contraintes qui les favorisent ou les limitent. Reste que quelques lignes-forces traversent l'institution scolaire dans l'ensemble des pays occidentaux depuis les années cinquante. Le redéploiement économique de l'après-guerre qui s'est appuyé sur une demande accrue de main-d'oeuvre qualifiée, la reconnaissance de la légitimité de l'intervention étatique dans les domaines économiques et sociaux, qui cautionnait un projet de démocratisation des rapports sociaux grâce à une démocratisation de l'accès aux études, ont donné le ton à des réformes scolaires impulsées non seulement par des motifs démographiques mais aussi par l'élévation de la demande d'éducation. "L'explosion scolaire" au niveau de l'enseignement secondaire surtout s'est traduite par la multiplication des emplois d'enseignants, un phénomène qui allait être à l'origine de la transformation du statut de ceux-ci à la faveur de la banalisation de la profession. Une grande ambivalence caractérise la période des années dites de croissance, jusqu'au début des années soixante-dix - lorsque apparaît la crise économique -, partagée entre l'optimisme volontariste de politiques réformistes cautionnées par les organisations internationales et le pessimisme suscité par les bilans sociologiques consacrés à l'évolution de l'inégalité des chances face à l'école. Pour leur part, les enseignants dans leur ensemble se sont tout à la fois trouvés mobilisés par les espoirs engendrés par la mission éminente que leur réservaient ces politiques scolaires ambitieuses, et inquiétés par les verdicts défaitistes des théoriciens de la "reproduction" (Bourdieu et Passeron, entre autres). En effet, si les taux de scolarisation avaient progressé de manière importante, les études statistiques continuaient à souligner le poids de l'origine sociale sur la réussite scolaire et l'analyse sociologique continuait à débusquer la force des stratégies des familles favorisées pour utiliser, en dépit des réformes, le système scolaire à des fins distinctives. Voilà qui allait mener à un profond désenchantement quant à la possibilité de modifier en profondeur les données scolaires, alors même que, depuis la moitié des années soixante-dix, l'assainissement des finances publiques allait devenir dans divers pays un enjeu gouvernemental prioritaire. La crise de l'Etat-Providence, selon la formule célèbre, a depuis lors légitimé nombre de restrictions budgétaires dans la sphère sociale. A la culpabilisation des enseignants, soupçonnés d'être des "reproducteurs" d'inégalités, s'est ajoutée la culpabilisation de l'institution tout entière, accusée de ne pas préparer les jeunes à l'emploi.

En Belgique plus particulièrement, cette mise en cause de l'école s'est inscrite sur un fond de délégitimation de l'enseignement secondaire "rénové". Celui-ci, en bonne concrétisation de projets sociaux-démocrates déjà anciens, avait impliqué pour sa mise en oeuvre pédagogique des coûts, tant humains que matériels, que la pluralité des réseaux n'avait pas contribué à alléger. Le plus remarquable dans l'histoire de cette réforme fut qu'à peine en voie d'accomplissement, elle fut l'objet de critiques systématiques qui s'en prirent aussi bien aux nouvelles structures - le tronc commun n'aurait été qu'un leurre - qu'aux nouvelles directives pédagogiques - jugées laxistes selon les uns, antidémocratiques selon les autres -. Dans ce climat général de délégitimation a fleuri l'idée que la vulnérabilité des jeunes face au chômage était due à un niveau de formation insuffisant, alors même qu'on négligeait de prendre en compte l'évolution de la répartition des emplois disponibles - défavorisant les plus âgés et les plus jeunes - et la diminution des emplois ouvriers vers lesquels s'orientaient les jeunes chômeurs ne possédant qu'un diplôme d'école primaire ou de secondaire inférieur. Si la volonté de réformer l'enseignement professionnel s'était manifestée dès 1973, si un projet inter-réseaux avait été réalisé en 1980, si la loi de 1983 prolongeant l'obligation scolaire jusqu'à dix-huit ans supposait l'aboutissement d'un tel projet, il faut bien constater l'oubli dont cette réforme a fait l'objet et l'absence de bilan qui aurait dû être tenté pour des expériences pourtant bel et bien effectuées dans des établissements-pilotes. Notons au passage qu'une autre réforme, celle de l'enseignement fondamental (Cf. le cycle 5/8) n'a pas non plus bénéficié d'un bilan officiel. Dans notre pays, les années soixante-dix ont donc été marquées par l'essoufflement du volontarisme en matière de politique scolaire. Les années quatre-vingts, quant à elles, ont été caractérisées par la perte subie par l'école de son monopole dans la diffusion des savoirs dûment reconnus pour l'obtention d'un statut socio-économique, sous l'effet de la part grandissante réservée aux entreprises dans la réalisation de la formation en alternance d'associations diverses relevant du secteur de l'éducation permanente.

C'est incontestablement par rapport à ce contexte, tant international que belge, qu'il convient de réfléchir au statut social et professionnel des enseignants. Par ailleurs, il s'impose de distinguer plusieurs paliers d'analyse : il existe, on l'a déjà dit, des caractéristiques générales affectant l'ensemble des enseignants aujourd'hui, et il en existe d'autres connotant, soit certaines fractions du corps professoral, soit certaines situations particulières, tenant au public concerné et/ou au milieu d'insertion. Enfin, parmi les variables pesant sur la condition enseignante, il faut discerner celles qui relèvent de transformations internes propres au système scolaire et celles qui relèvent plus largement de changements touchant la société globale.

 

2. Caractéristiques générales

1. Le nombre ou la banalisation du métier

Avec l'élévation de la demande d'éducation, avec l'allongement de la durée moyenne des études, et en dépit de la baisse des taux de natalité, le nombre d'enseignants n'a cessé de croître, ou au moins de se maintenir, dans les pays occidentaux, le gonflement des effectifs au niveau secondaire compensant, le cas échéant, l'affaiblissement de ceux du niveau fondamental (2). Reste que les pays qui ont subi une forte baisse de la natalité et qui ont achevé le développement de leur système éducatif, comme le Danemark, la RFA, le Luxembourg, les Pays-Bas et le Royaume-Uni, connaissent depuis quelque temps une baisse de recrutement des enseignants (3). Dans l'enseignement belge francophone, (en excluant le niveau universitaire), les sources officielles (4) indiquent que les emplois n'ont cessé d'augmenter jusqu'à la moitié des années quatre-vingts : leur nombre était de 79.688 en 1975, de 92.542 en 1980, de 97.143 en 1985 et est passé à 95.497 en 1989. Néanmoins si le personnel statutaire (définitifs, stagiaires et temporaires) de l'enseignement libre s'est accru de 6.920 personnes de 1980 à 1990, celui de l'enseignement de l'Etat (puis de la Communauté) s'est vu amputer de 3.450 personnes et celui de l'enseignement communal de 1.165 personnes. En 1990, le nombre d'enseignants travaillant aux différents niveaux était le suivant : 34.711 pour le primaire, 53.927 pour le secondaire, 8.130 pour le niveau spécial, 7.499 pour le niveau promotion sociale, 7.334 pour le niveau supérieur (non universitaire), 3.686 pour le niveau artistique (5).

L'extension du nombre des enseignants s'est accompagnée d'une banalisation, sinon d'une dévalorisation sociale, de cette profession. S'ils font partie incontestablement du monde des intellectuels, il faut sans doute, avec Boudon et Bourricaud (6), les ranger plutôt parmi les "intellectuels par qualification" que parmi les "intellectuels par vocation". Les premiers qui constituent un groupe latent se caractérisent par une certaine compétence cognitive. Les seconds qui constituent un groupe plus ou moins organisé se caractérisent par "la proximité aux valeurs centrales de la société, leur conférant un minimum de conscience et d'identité". Les deux groupes se regroupent évidemment partiellement.

S'il y a longtemps déjà que la fonction d'instituteur a perdu de son importance (7), le certificat d'études primaires s'étant généralisé, les enseignants du secondaire n'appartiennent plus comme durant l'Entre-deux guerres encore à une minorité diplômée pouvant s'estimer partie prenante d'une élite intellectuelle. Comme le fait remarquer M. Hirschhorn (8), une telle évolution n'est pas à mettre en relation avec un effet de taille du corps enseignant seulement, mais également avec l'augmentation du nombre des emplois pour lesquels des diplômes d'enseignement supérieur sont exigés. Et elle souligne dès lors le paradoxe suivant : alors que la visibilité du métier s'est intensifiée - les avantages (faible durée de travail contraint, longueur des vacances scolaires, etc) et les inconvénients (difficulté du face à face avec la classe, attente du revenu, etc) sont mieux connus -, les personnes qui l'exercent sont plus souvent qu'avant confinées dans un relatif anonymat.

2. La féminisation, cause ou effet de la perte de prestige?

Le sexe, comme l'âge par exemple, fait partie de ces variables qui connotent la position sociale d'une catégorie socio-professionnelle. Dans le cas des enseignants, la féminisation de la profession est souvent invoquée pour justifier la dévalorisation sociale de cette activité, et plus largement celle des emplois d'une part importante du secteur non marchand. Mais on connaît aussi l'argument inverse selon lequel c'est bien parce qu'une profession est en voie de dévalorisation qu'elle se féminise.

Examinons de plus près comment se distingue en Belgique francophone la population des enseignants du primaire et du secondaire en raison du sexe et de l'âge, ce qui nous permettra de nous faire une idée plus précise de l'évolution de ce phénomène dans le temps.

 

Distribution en 1990 de la population des enseignants du primaire et du secondaire selon l'âge et le sexe

1. Niveau primaire

 

- de 25 ans

26/35 ans

36/45 ans

46/55 ans

56/65 ans

Total

 

H

F

H

F

H

F

H

F

H

F

H

F

%

8

92

18

82

21

79

31

69

32

68

22

78

Nombre absolu

228

2459

2007

9357

2379

8772

2730

5962

261

556

7605

27106

 

2. Niveau secondaire

 

- de 25 ans

26/35 ans

36/45 ans

46/55 ans

56/65 ans

Total

 

H

F

H

F

H

F

H

F

H

F

H

F

%

24

76

38

62

44

56

50

50

62

38

45

55

Nombre absolu

466

1481

5526

8924

8408

10898

7147

7084

2477

1516

24024

29903


Le processus de féminisation au fil des générations, déjà ancien et massif pour le niveau primaire, se marque actuellement pour le niveau secondaire aussi. En effet, plus de huit sur dix des instituteurs de 26 à 35 ans sont des femmes, plus de neuf sur dix pour la tranche des 25 ans et moins. Du côté du niveau secondaire, les proportions de femmes pour les deux tranches d'âge sont respectivement de plus de six sur dix et plus de sept sur dix. Sans disposer de chiffres permettant de distinguer régents et licenciés, il est possible de montrer l'évolution qui s'est produite depuis une quinzaine d'années au niveau secondaire. En 1976, la proportion d'hommes s'élevait à 49,9 % et celle des femmes à 50,1 % (en 1990, 45 % et 55 %). En comparant des tranches d'âge identiques, on obtenait cette année-là 61,9 % de femmes et 38,1 % d'hommes pour les moins de 30 ans (en 1990, 67 % et 33 %), 40 % de femmes et 60 % d'hommes pour la catégorie de 51 à 60 ans (en 1990, 44 % et 56 %).

Les raisons classiquement invoquées pour expliquer ce processus de féminisation, qui n'est évidemment pas propre à la Belgique seule, renvoient à l'accession accrue des femmes à la vie professionnelle depuis une trentaine d'années et à l'attractivité de cette activité pour les femmes - elle permet de concilier travail et maternité -. Négativement cette fois, ce processus serait lié à la baisse de statut de la profession - à la fois comme indicateur et comme effet - qui tiendrait à l'accroissement du nombre des enseignants depuis les années cinquante, ainsi qu'à l'émergence d'autres professions se consacrant à l'éducation des enfants (psychologues, assistants sociaux, pédiatres, etc) et concurrençant les enseignants à l'intérieur même de l'école. Ajoutons encore, d'après des chiffres datant d'une dizaine d'années et concernant les professeurs du secondaire (9), que, si leur origine socio-professionnelle était décalée vers le haut de l'échelle sociale par rapport à l'ensemble de la population - leur recrutement se faisait largement au sein des catégories socio-professionnelles moyennes -, les enseignantes provenaient de catégories socio-professionnelles plus élevées que les enseignants. Et encore, selon l'étude prise en référence, que, si une forte endogamie caractérisait l'ensemble de la profession, ce phénomène était plus marqué pour les hommes que pour les femmes : deux tiers (67,5 %) des professeurs du secondaire ayant une femme active avaient épousé une enseignante. Il n'est pas inutile non plus de rappeler que la prise en compte de la profession du conjoint confirmait le fait que les enseignantes appartenaient à un milieu socio-professionnel plus élevé que les enseignants - 29,4 % d'entre elles avaient épousé un cadre supérieur ou un représentant des professions libérales, ce qui n'était le cas que de 1,8 % des hommes, et 29,7 % avaient épousé un enseignant.

Assimilés à des fonctionnaires - mais sans connaître tous les avantages de ce statut -, bénéficiant de revenus jugés relativement faibles par rapport à la rentabilisation de niveaux d'études comparables dans le secteur privé, condamnés le plus souvent à une carrière "plane", les enseignants du primaire et du secondaire constituent un groupe socio-professionnel dont la féminisation témoigne bien de la transformation en source de salaire d'appoint. Les revendications qui se sont exprimées en Communauté française depuis cette année montrent l'émergence d'un sentiment de quasi prolétarisation dans ce milieu, ce qui signifie une rupture symbolique importante se répercutant sur l'identité professionnelle de nombreux enseignants.

 

Notes

(1) La réflexion proposée dans cet article porte sur les enseignants des niveaux fondamental et secondaire. Certains constats valent plus que vraisemblablement aussi pour les enseignants du niveau supérieur et universitaire, mais en ce qui concerne le statut proprement dit des uns et des autres, des différences trop grandes existent, notamment en termes de revenus pour imposer cette limitation de l'analyse.
(2) L'enseignant aujourd'hui, ses missions, sa place, son avenir, OCDE, Paris, septembre 1990.
(3) Réussite et échec scolaire en Europe, Rapport de R. RIVIERE à la CEE., septembre 1988, Club de réflexion sur l'éducation globale, V/836/89 - Fr.
(4) Ministère de l'Education de la Communauté française, Centre de traitement de l'information.
(5) Une des difficultés majeures posées par l'examen des statistiques officielles - outre leur rareté et souvent leur inaccessibilité en Belgique! - concernant les enseignants tient dans le fait que le nombre d'individus recensés ne correspond pas au nombre de charges (un individu peut occuper plusieurs charges partielles), lequel ne correspond pas au nombre d'emplois temps plein ...
(6) BOUDON R., BOURRICAUD F., Dictionnaire critique de la sociologie, PUF, Paris, 1982, p. 314-319.
(7) BERGER I., BENJAMIN R., L'Univers des instituteurs - Etude sociologique sur les instituteurs et les institutrices du département de la Seine, Ed. de Minuit, Paris, 1964.
(8) HIRSCHHORN M., Les enseignants de l'école pré-élémentaire à l'université : analyse sociologique de l'évolution d'une fonction, Thèse pour le doctorat ès Lettres et Sciences humaines, Université de Paris Sorbonne, Paris IV, décembre 1989, 2 vol., 647 pages, à paraître aux PUF. Je reprends à M. Hirschhorn la formule de la "banalisation" en raison du nombre
(9) Je reprends ici les résultats de recherches présentés par NIZET J., GENARD J.-L., avec la collaboration de VAN HAECHT A., op. cit. Pour plus de détails, se référer directement à cette étude.

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