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Deuxième congrès La Wallonie au Futur
1991 -
Le Défi de l'Education

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La démocratisation de l'enseignement aura-t-elle lieu ?

Jean-Pierre Pourtois
Professeur de Sciences de l'Education à l'Université de Mons

 

Dans son Dictionnaire actuel de l'Education, R. Legendre (1988, p. 160) affirme : la démocratisation de l'enseignement est une chose acquise.

Au niveau du principe, il est vrai que l'instruction publique s'est trouvée investie, dès son origine, d'une mission de démocratisation de l'enseignement, dont la légitimité était d'autant plus forte qu'elle reposait sur un idéal méritocratique porté conjointement par les trois traditions philosophiques : chrétienne, libérale et socialiste. Au niveau des faits, cependant, l'égalité des chances à et par l'école est loin d'être chose acquise.

Dès les années '60, les sociologues de l'éducation dénonçaient la discrimination sociale cachée d'un système d'enseignement apparemment démocratique, mais légitimant la seule culture bourgeoise et privilégiant, de ce fait, les héritiers (P. Bourdieu et J.-C. Passeron, 1964; C. Beaudelot et R. Establet, 1975). Pourtant, dans le même temps, un investissement considérable était consenti dans des pédagogies dites de "compensation", destinées à suppléer aux handicaps socioculturels des enfants défavorisés. A court terme, les effets d'une stimulation intellectuelle précoce et intensive de ces enfants se traduisaient par un gain appréciable aux scores de quotient intellectuel (jusqu'à 20 points), mais malheureusement, deux années suffisaient dans la majorité des cas, pour réduire à néant le bénéfice de cette "surscolarisation". Ainsi que l'ont montré des évaluations à long terme (B. Brown, 1978; L.J. Scheinhart, D.P. Weikart, 1980), seuls les programmes intégrant une participation active des parents témoignaient d'une meilleure persistance des résultats.

Les recherches menées au CERIS depuis plus de dix ans confirment l'influence primordiale de la famille sur le cursus scolaire de l'enfant; et permettent de mieux comprendre les raisons de l'inefficacité de mesures de démocratisation axées exclusivement sur le scolaire. Il apparaît notamment que les parents construisent des représentations sociales de l'école différentes, non seulement en fonction de leur appartenance socio-culturelle (G. Delhaye et J.-P. Pourtois, 1980), mais aussi, à niveau scolaire égal, en fonction de leur trajectoire professionnelle (M. Houx et J.-P. Pourtois, 1986). Aux trajectoires individuelles vient s'ajouter l'effet des trajectoires intergénérationnelles, qui contribuent à définir des typologies familiales particulières, plus ou moins favorables à l'investissement dans le jeu scolaire (J.-P. Pourtois et G. Delhaye, 1989). Par ailleurs, une étude longitudinale montre que les pronostics de curriculum scolaire établis pour des enfants âgés de sept ans à partir de données individuelles et familiales, se vérifient quinze années plus tard dans sept cas sur dix (J.-P. Pourtois, 1979; H. Desmet, à paraître).

Certes, les statistiques de l'enseignement peuvent donner un sentiment de réussite, mais l'aspect illusoire de cette dernière est dénoncé par la deuxième vague des analyses sociologiques. Ainsi que l'avaient déjà montré S. Bowles et M. Gintis (1977), bien que l'école poursuive un idéal démocratique conforme aux options politiques des Etats occidentaux, sa logique interne est celle de l'entreprise. La prolongation de la scolarité obligatoire et l'accroissement global du nombre de diplômés - signes d'une démocratisation quantitative de l'enseignement - se heurtent à l'évidence que, dans le contexte d'une économie de marché, la valeur réelle du produit - en l'occurrence : le titre scolaire - est liée à la loi de l'offre et de la demande, donc à sa relative rareté. Selon R. Boudon (1979), cet "inflationnisme" aurait pour effet pervers d'élever, pour tous les consommateurs d'école, la barre de la réussite sociale. Considérant l'hiatus ainsi produit entre les aspirations liées au système d'enseignement et les chances réelles de valorisation des titres scolaires, P. Bourdieu (1979) n'hésite pas à parler de génération abusée. Mais il montre aussi (1989) que tous les milieux ne sont pas affectés de la même manière par ce phénomène et que l'art de développer des stratégies d'investissement scolaire rentable reste l'apanage des classes privilégiées.

Le monde de l'enseignement se trouve donc confronté à une double perte de sens, résultant d'une part de la dissonance entre les idéaux proclamés et la réalité de l'expérience, et d'autre part, de la dévaluation de sa substance. dans une crise qui est fondamentalement une crise du sens, la révolte des enseignants est un sursaut de vitalité; en effet, devant l'usure, la carence du système actuel, "le scandale, c'est justement qu'il n'y ait pas de scandale", ainsi que le disait déjà C. Freinet, voilà bien des années! Les revendications légitimes des maîtres expriment une volonté de démocratisation des études qui ne peut plus en aucun cas se satisfaire de la seule perspective quantitative, associée à l'idée péjorative de massification. Il est urgent de s'interroger sur les conditions d'une démocratisation qualitative visant non seulement l'égalité d'accès aux institutions scolaires, mais favorisant une diversification des finalités afin que, après l'être instruit, on en vienne progressivement à l'être éduqué (R. Legendre, 1983). C'est dire que l'école ne (re)trouvera un sens que dans la communauté. Dès lors, elle doit cesser de s'enfermer dans la stricte limite d'une acquisition scolaire des savoirs qui ampute l'élève de ses aspirations fondamentales comme de son milieu familial et social. L'enseignement doit se donner les moyens d'une pédagogie axée sur le développement de toutes les composantes de la personne :

  • La dimension culturelle :
    Dans une société multiculturelle, la nature sociale de la culture doit être réaffirmée. La prise de conscience et la réappropriation de ses propres faits et gestes comme formes d'expression et de communication ancrées dans une relation au monde est le préalable nécessaire à l'appréhension de la signification collective et historique de la culture.

  • La dimension économique :
    La collaboration étroite de l'école, service public, avec les entreprises, la formation en alternance ne cesseront d'être des mythes que si l'école assume la double fonction de centre de formation, capable de doter les élèves d'un réel capital de formation (A. Guérin, 1985) et de centre de production ouvert à des activités professionnelles ou pré-professionnelles "en vraie grandeur" (ibid.).

  • La dimension technologique :
    L'indigence des budgets alloués à l'éducation est largement responsable des lacunes de l'éducation scientifique et technologique, mais il faut cependant nous débarrasser du leurre que la technologie est "automatiquement opérante" (J. Lévine, 1985). L'école ne doit pas fabriquer des utilisateurs - consommateurs de boîtes noires, mais apprendre à maîtriser intellectuellement et pratiquement la machine en la démystifiant, bref : réaliser "un investissement rentable qui ne sera pas de longtemps dépassé, quels que soient les rythmes de sophistication et de renouvellement du matériel" (J. Ardoino, 1985).

  • La dimension psychologique :
    Si nécessaire soit-elle, la maîtrise du langage informatique reste un moyen et ne peut occulter la nécessité première de mieux se comprendre soi-même afin de pouvoir s'exprimer et communiquer. Ces finalités fondamentalement éducatives ne peuvent se concevoir sans ancrage constant dans les familles et requièrent une pédagogie centrée sur l'enfant en tant qu'être participatif.

  • La dimension politique :
    La participation de la personne à son propre développement inclut l'apprentissage des pratiques de négociation en tant que pratiques démocratiques. Ce principe est remarquablement illustré par la pédagogie institutionnelle, mais aussi par des expériences originales, comme celle des conseils d'enfants, développée en collaboration avec les pouvoirs communaux.

Entre la stricte transmission de contenus scolaires et la prise en charge de la totalité humaine, l'enseignement se doit de redéfinir son champ d'action. Il ne le fera en accord avec son projet de démocratisation que s'il réintègre la dimension psycho-pédagogique de l'éducation, indubitablement négligée à ce jour.

 

Bibliographie

ARDOINO J., Quel usage pédagogique des nouvelles technologies?, dans Enjeux scolaires, enjeux sociaux, 1985, p. 70-71.

BEAUDELOT C., ESTABLET R., L'école primaire divise, Paris Maspéro, 1975.

BOUDON R., La logique du social, Paris, Hachette, 1979.

BOURDIEU P., La distinction. Critique sociale du jugement, Paris, Les Editions de Minuit, 1979.

BOURDIEU P., La noblesse d'Etat. Grandes écoles et esprit de corps, Paris, Les Editions de Minuit, 1989.

BOURDIEU P., PASSERON J.-C., Les héritiers, Paris, Les Editions de Minuit, 1964.

BOURDIEU P., PASSERON J.-C., La reproduction, Paris, Les Editions de Minuit, 1970.

BOWLES S., GINITS H., Schooling in capitalist America, New York, Basic Books, 1977.

BROWN B., (Ed.), Found : long term gains form early intervention, Westview, 1978, XXI.

DELHAYE G., POURTOIS J.-P., L'enjeu scolaire. Sa perception en milieu parental socialement contrasté, dans Population et Famille, 1980, 2/3, 50/51, p. 29-52.

DESMET H., Prédire, comprendre la trajectoire scolaire, Thèse doctorale (à paraître).

Enjeux scolaires, enjeux sociaux, Actes du Colloque organisé par Ecole et Société, les revues Esprit, Intervention, Politique aujourd'hui, Projet, Raison présente et l'Université de Paris III, Paris, Seuil, 1985.

GUERIN A., Formation professionnelle, dans Enjeux scolaires, enjeux sociaux, 1985, p. 97.

HOUX M., POURTOIS J.-P., Impact de la crise économique sur le projet éducatif des parents, Les Sciences de l'Education pour l'ère nouvelle, 1986, Actes du 30ème colloque international de l'AIPELF, p. 183-199.

LEGRENDRE R., L'éducation totale, Montréal - Paris, Nathan, 1983.

LEVINE J., Quel usage pédagogique des nouvelles technologies, dans Enjeux scolaires, enjeux sociaux, 1985, p. 70.

POURTOIS J.-P., Comment les mères enseignent à leur enfant, Paris, PUF, 1979.

POURTOIS J.-P.. et DELHAYE G., Famille anti-crise, dans POURTOIS J.-P., (Ed.), Les thématiques en éducation familiale, Bruxelles, De Boeck - Wesmael, 1989, p. 11-43.

SCHWEINHART L.J., WEIKART D.P., Young children grow up : the effects of the Perry Perscholls program on youths age 15, High/Scope educational research foundation, Ypsilante, 1980.

(Octobre 1991)

 


 

 

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