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Deuxième congrès La Wallonie au Futur
1991 -
Le Défi de l'Education

Congrès permanent La Wallonie au futur - Index des congrès

 

 
Enjeux éthiques des enseignements

Gérard Fourez
Professeur de Philosophie aux
Facultés universitaires Notre-Dame de la Paix (FUNDP) à Namur

 

Notre société tend à "technocratiser" l'éducation. Par cette expression, je désigne, d'abord, un processus par lequel on tend à réduire l'enseignement à l'instruction de disciplines scientifiques, et, ensuite, une croyance à la "neutralité" idéologique et axiologique d'une telle éducation. Selon ce point de vue, les questions de valeurs ou de choix de société n'ont guère de place dans l'enseignement. A la limite, enseigner est réduit à un acte technique, bien délimité par le contenu des disciplines à enseigner et par les sciences de l'éducation qui indiquent comment le faire. Il n'y aurait rien à "négocier" dans un tel enseignement : tout serait déterminé par les savoirs scientifiques et techniques.

En théorie, peu d'éducateurs adoptent une vue aussi extrême. Pourtant, dans la pratique, un bon nombre le font. La tendance à confier l'enseignement des disciplines à des "spécialistes" a entraîné chez ces derniers la conviction d'être plus des "instructeurs" que des éducateurs.

Dans cet article, je voudrais mettre en évidence les limites de cette vision technocratique et montrer en quoi les contenus d'enseignement soulèvent des enjeux éthiques et méritent considération (1).

 

La dimension sociétale du choix des programmes

Bien que je considérerai surtout les enjeux éthiques des contenus d'enseignement, un mot devrait être dit sur la dimension "politique" du choix des programmes. (Car il s'agit bien d'une décision "politique" dans le sens le plus précis du mot : décision qui édicte des normes et règlements qui seront imposés à des groupes sociaux, au nom d'une conception particulière de ce que certains jugent bon).

Contrairement à ce que certains pensent parfois, décider d'un programme de français, de mathématique ou de physique, ce n'est nullement un "acte scientifique". En effet, un programme de physique, par exemple, répond à une question de base où la physique n'est que très indirectement concernée : "Qu'estime-t-on utile d'enseigner aujourd'hui à des jeunes déterminés d'une société donnée ?" Pour répondre à cette question, la formation reçue dans une faculté des sciences n'est guère utile. Si des physiciens peuvent indiquer ce que, selon eux, leur discipline pourrait offrir à des jeunes, ce sont des analyses et des projets de société qui fournissent finalement le cadre conceptuel qui permet d'apprécier le choix d'un programme.

N'est-il dès lors pas étrange de voir que, très souvent, les commissions chargées de construire les programmes d'une discipline soient uniquement composées de spécialistes en cette matière? Leur adjoindre des "experts en sciences de l'éducation" ne changerait encore guère le caractère technocratique du processus. Mais on s'approcherait sans doute d'une situation plus équilibrée si l'on y ajoutait des personnes formées à faire des analyses de société. Cependant, finalement, ce ne seront jamais les savoirs particuliers des spécialistes qui concluront les débats et les négociations conduisant aux décisions. Car ce qui s'y confronte ne relève pas tant des savoirs scientifiques que de projets de société; et ceux-ci sont souvent en conflit. Les débats relatifs à des programmes débouchent toujours sur des négociations et des décisions de type politique.

En d'autres termes, il est trop court, le proverbe classique qui proclame que "pour apprendre le latin et les mathématiques à John, il ne faut pas seulement connaître le latin et les mathématiques, mais aussi connaître John". Il faudrait en effet ajouter : "... et il faut aussi connaître pour qui, pour quoi et pourquoi on croit utile, dans une société donnée, d'inviter - ou de forcer - John à apprendre le latin ou les mathématiques" (2).

En d'autres termes encore, la formation ne peut se limiter aux questions techniques de l'apprentissage ou de l'instruction : elle exige que l'on soulève aussi la question du sens de cet apprentissage ou de cette instruction. Et ce sens ne peut pas seulement être considéré dans le monde abstrait des idées générales, mais doit se référer aux spécificités des situations sociales particulières. On pourrait de là dégager un principe éthique essentiel à l'enseignement : "la question du sens d'un apprentissage, y compris celle de son insertion dans la société, ne peut être négligée". Autrement dit, il importe de toujours resituer l'enseignement dans le projet de société qui le porte.

 

Le caractère idéologique des contenus d'enseignement

Une fois accepté un programme, il reste que son contenu comporte toujours des valeurs et des représentations de l'histoire humaine. Il est généralement admis que certains cours, comme ceux de religion ou de morale, véhiculent plus d'idéologie que d'autres, et qu'ils doivent, pour cette raison, être l'objet d'un examen particulier du point de vue de l'éthique. L'unanimité existe, dans notre société, quant à l'opportunité d'un débat discutant du type de valeurs qu'on est prêt à véhiculer ainsi, et de la façon dont on trouvera légitime de le faire.

La plupart considèrent aussi comme un fait que des disciplines comme le français, l'histoire, la géographie, et quelques autres, véhiculent nécessairement des valeurs et des légitimations idéologiques. Ils estiment que, là aussi, des questions éthiques méritent d'être soulevées.

L'accord est beaucoup moins grand quand on demande si les cours de mathématiques et de sciences soulèvent des questions similaires. Sans doute, beaucoup acceptent que certains cours de sciences - comme ceux de biologie, au moins quand ils touchent à la bio-éthique ou à l'évolution ; ou ceux de physique, s'ils parlent de l'origine du monde - soulèvent des questions de valeurs et d'idéologies. Mais la plupart estiment que, sauf ces cas exceptionnels, l'enseignement des mathématiques et des sciences est d'abord une instruction idéologiquement et axiologiquement "neutre". Il n'est pas rare d'ailleurs de voir des enseignants ou des étudiants en sciences regarder avec un peu de commisération leurs collègues qui doivent tenir compte d'une dimension qui, selon eux, ne les concerne guère. D'ailleurs, quand on dit à un enseignant des mathématiques ou des sciences que son cours véhicule des contenus idéologiques, il est fréquent qu'il réagisse comme si on l'avait agressé et accusé; bien des "scientifiques" se font un point d'honneur de ne pas être "idéologiques".

Or, on pourrait peut-être inverser ces perspectives et dire, d'une façon paradoxale mais assez pertinente, que les cours de mathématique et de sciences véhiculent un contenu idéologique bien plus grand que ceux de religion par exemple. En effet, les élèves entrent dans une classe de sciences bien décidés à croire les vérités qu'on leur proposera. Si, par exemple, la "preuve" qu'on leur fournit ne leur plaît guère, ils estimeront généralement l'avoir mal comprise, plutôt que de mettre en question la théorie qu'on leur propose "à croire". Finalement, l'esprit critique des élèves n'est, dans ce cours, que "sectoriel", c'est-à-dire limité aux raisonnements de la discipline (3). C'est ainsi que les élèves y acceptent souvent aveuglément toute une représentation du monde, et notamment une certaine image des rapports entre les savoirs et l'action.

Les idéologies ainsi véhiculées, comme les valeurs ainsi transmises, ne doivent pas être considérées comme des sortes d'impuretés scientifiques de l'enseignement. Elles sont inévitables et témoignent même de la santé du cours, dans la mesure où elles montrent que ce qui y est dit se relie au monde concret et a donc un sens. (On pourrait dire des idéologies dans l'enseignement la même chose que des bactéries dans le système digestif : leur absence est signe de mauvaise santé!)

 

Les faces cachées d'un cours

Pour le physicien, une bouteille à moitié vide ou une bouteille à moitié pleine, c'est la même chose. Cette manière de voir montre bien comment une approche disciplinaire voile une partie de ce qui est dit. Car, pour reprendre cet exemple, si l'on m'offre une bouteille de vin, il n'est pas équivalent de m'exclamer qu'elle est à moitié pleine ou qu'elle est à moitié vide. Des effets semblables se passent dans l'enseignement : ce qui est dit dépasse certains contenus explicites ou évidents. De cette situation, on peut faire surgir une question éthique : "Jusqu'à quel point attendre de l'enseignant qu'il assume la responsabilité de ce que son discours va ainsi véhiculer ?"

Jamais un enseignant ne peut maîtriser tout le contenu idéologique de son discours. Presque par définition, l'idéologique ne peut être complètement exposé à la transparence. Cependant, entre une totale conscience de ce qu'on véhicule et un aveuglement quasi total, il y a un milieu. Et c'est sans doute que des questions méritent d'être soulevées, entre autres : "Comment un enseignant peut-il éviter d'être complètement aveugle quant à ce qu'il transmet comme valeurs et représentations du monde?".

 

D'un manuel de chimie des années 70 :

Des mesures qui ont été prises pour combattre la pollution de l'air.
Les Etats développent les espaces verts, protègent les sites naturels sauvages, instaurent des réglementations sur le rejet des déchets dans l'atmosphère, informent et sensibilisent le public à la protection de la nature. Ces mesures sont souvent du domaine des spécialistes. Mais chaque individu doit se sentir directement concerné. Réfléchis-y.

 

Ré-écriture : un texte semblable avec une autre idéologie :

La lutte contre la pollution a une dimension socio-politique.
Se rendant compte du problème de la pollution, des groupes informent et sensibilisent le public à la défense de la nature. Ils poussent leurs représentants politiques à développer des espaces verts, à protéger des sites naturels sauvages, à imposer des réglementations sur le rejet des déchets, etc. Dans l'examen de ces questions, des spécialistes scientifiques peuvent être fort utiles. Cependant la question de la pollution n'est pas purement technique, car elle met en jeu des choix de société. C'est finalement notre affaire à tous.

N.B. Le second texte ne véhicule pas "la bonne idéologie". Il en véhicule simplement une autre que le premier.

 

Mon hypothèse est qu'il est intéressant qu'un enseignant ait une conscience suffisante d'un certain nombre de manières dont l'idéologie passe dans son discours. En d'autres termes : qu'il acquière des outils d'analyse de son enseignement. Dans la mesure où il possèdera cette conscience, il deviendra capable de faire des choix. En effet, ainsi que l'exemple qui suit va le montrer, l'enseignant pourra classer les implicites idéologiques de son discours en deux catégories : ceux qu'il est prêt à assumer, et ceux qu'il voudrait éviter. Le cas d'un manuel de chimie est éclairant à ce sujet (Cf. encart). Les auteurs, parlant de la pollution, avaient développé un texte dans lequel il affirmaient que "l'Etat prenait des mesures pour combattre la pollution". La manière dont le texte était structuré transmettait implicitement le message que c'était l'Etat qui, de soi-même, prenait des initiatives, sans pression des "simples citoyens" (présentés d'ailleurs comme ne pouvant pratiquement rien faire). Une fois devenus conscients du biais idéologique de leur texte, et comprenant qu'ils donnaient une image de citoyens impuissants et dépolitisés, les auteurs pouvaient décider s'ils désiraient transmettre ce message, ou un autre. Les deux textes présentés dans l'encart montrent bien qu'il y avait un choix à faire entre différentes idéologies (4).

Une première étape consiste donc à percevoir où se situent, dans le contenu de l'enseignement, des éléments idéologiques. Une seconde amène à prendre conscience de ce que d'autres prises de position sont possibles. Une troisième, enfin, implique le choix du discours idéologique que l'on décide de faire passer. Il n'est donc nullement question de prétendre atteindre une neutralité axiologique ou idéologique; c'est de choix qu'il s'agit. L'enseignant a, par rapport à son discours, un certain créneau de liberté. Il peut, par exemple, parfois par une simple remarque qui ne prend pas de temps, ou par une explication plus longue, mettre en évidence les présupposés d'un manuel, et montrer qu'il ne sont pas les seuls possibles.

Une méthode très efficace pour percevoir le contenu idéologique d'un texte ou d'un discours consiste à en produire une version alternative, éventuellement une "ré-écriture". La juxtaposition de deux textes permet en effet de mettre en évidence les différences d'effets sur le lecteur ou l'auditeur. Elle permet ainsi l'élucidation éthique, c'est-à-dire un processus au cours duquel on rend explicites des valeurs implicites qui, autrement, passeraient inaperçues.

 

D'un manuel de physique :

Nous allons maintenant prouver que la distinction entre matériau conducteur et matériau isolant est un fait.

Version alternative :

Nous allons maintenant voir que, dans certaines situations, il est intéressant de distinguer entre matériau isolant et matériau conducteur.

N.B. Le premier texte véhicule une idéologie empiriste gommant le rôle du sujet; il risque de favoriser une mentalité plus technocratique que le second. Ces textes précèdent une leçon où l'on étudie la différence de comportement d'une barre de verre et d'une barre de cuivre face à de l'électricité statique ou des courants.

 

Les lieux les plus courants de l'idéologie

Proclamer simplement qu'il y a de l'idéologie dans l'enseignement ne résout guère le problème des enseignants. Il faut, de plus, savoir détecter où elle se situe. Dans cette, section, je vais présenter un certain nombre de domaines où il peut être utile d'analyser les choix idéologiques. Rappelons que l'objectif d'une telle analyse n'est pas de viser à un discours sans idéologie (c'est impossible), mais d'être capable d'éliminer des idéologies et/ou valeurs qu'on ne voudrait pas transmettre; et de choisir des discours qu'on est prêt à assumer. La lucidité de l'analyse conduit donc à la responsabilité des choix que l'on prend; l'absence d'analyse conduit au contraire à un discours non choisi, mais non neutre.

 

Quatre textes "idéologiquement chauds"

(Des textes où la plupart des observateurs noteront la présence d'un contenu idéologique.)

Version 1 : La découverte des propriétés de certaines prostaglandines va permettre, grâce aux méthodes très fines de dosage biochimique dont nous disposons, de mettre au point des techniques abortives élégantes.

Version 2 : La découverte des propriétés de certaines prostaglandines, jointe à l'existence de techniques fines de dosage bio-chimique, rend possible la mise au point de techniques abortives non mécaniques.

Version 3 : La découverte des propriétés abortives de certaines prostaglandines ouvre toute grande la porte, vu les méthodes de dosage bio-chimique actuelles, à un alourdissement de l'arsenal des techniques d'avortement.

Version 4 : Le développement actuel de techniques et de modèles théoriques relatifs aux prostaglandines rend possible la mise au point de nouvelles techniques abortives.

Deux textes "idéologiquement froids"

(Des textes dont beaucoup d'observateurs ne verront pas le contenu idéologique.)

Version 1 : Darwin a déduit sa théorie de l'évolution des nombreux faits dont il a été témoin au cours de son voyage autour du monde.

Version 2 : Au XIXe siècle, l'idée selon laquelle la terre, les sociétés, l'univers, les vivants, ont une histoire, est très courante. Darwin l'a utilisée pour organiser dans une perspectives évolutionniste l'information biologique de son époque.

 

J'ai déjà noté comment les programmes répondent à des questions sociétales et comment, ils se réfèrent donc toujours à une représentation idéologique du monde et de la société, de même qu'à un projet sur les "éduqués". Il peut être intéressant, pour un enseignant, de rechercher les présupposés sociétaux du programme qu'il est chargé d'enseigner, de manière à pouvoir élucider le champ éthique dans lequel il se meut.

Dans l'enseignement, de vastes contenus idéologiques passent également lorsqu'un enseignant explique l'importance ou la pertinence de la discipline qu'il enseigne, et notamment lorsqu'il essaie de motiver les étudiants.

L'exposé, implicite ou explicite, des méthodes d'une discipline est aussi très significatif. Cela vaut autant pour les disciplines de sciences humaines que pour les sciences naturelles ou les mathématiques. Ces exposés des méthodes proposent généralement une image de la rationalité, des représentations des rapports entre le savoir et les décisions humaines; ils évoluent souvent entre un empirisme positiviste et une épistémologie laissant sa place au sujet humain; ils induisent, de plus, la valorisation d'attitudes assez diverses. C'est ainsi que, par exemple, le cours de mathématiques véhicule souvent une valorisation de la rigueur bien plus proche de ce que veulent des organisateurs d'une société industrielle que de ce qui pourrait favoriser une convivialité familiale.

Les représentations de la vérité sont aussi très significatives. Il est très différent de voir celle-ci comme s'imposant au nom d'une rationalité universelle, ou comme la construction de modèles du monde et de la société visant à nous guider dans notre action.

Les éléments de l'histoire de la discipline que la plupart des enseignants exposent aux élèves sont aussi une relecture idéologique (et lorsque les enseignants ne parlent pas de l'histoire de leur science, c'est aussi une omission qui a ses effets sur les représentations induites chez les élèves). N'est-il pas significatif que, si les cours d'histoire en ont généralement fini avec "les annales des rois" confondues avec l'histoire humaine, il n'est pas rare de voir des manuels de sciences confondre l'histoire d'une discipline avec celle des grands scientifiques (c'est-à-dire ceux qui ont "gagné" : les "vainqueurs"). A d'autres moments, l'histoire est réduite à des anecdotes relatives à certains grands scientifiques, ce n'est pas neutre non plus.

Dans les cas où l'on adopte une pédagogie par projets , les choix de ceux-ci sont idéologiquement fort importants. Ce n'est pas la même chose de tâcher de créer un "îlot de rationalité" autour de la pollution d'une rivière ou autour de la rentabilité d'une entreprise. La manière dont on fera jouer l'interdisciplinarité n'est pas neutre non plus : combien de professeurs de physique font-ils comprendre que l'isolation d'une maison est un problème ayant des composantes physiques, biologiques, écologiques, éthiques, juridiques, politiques, économiques, etc? La définition des "objets" étudiés (ce qui implique toujours une réduction à des cadres théoriques et, diront les philosophes des sciences, paradigmatiques) est toujours idéologique. Ainsi, la définition de la "santé", du "développement", du "corps humain", de la "communication", de la "terre", d'une "ville", etc., comporte des choix qui demandent à être élucidés.

Dans la même perspective, il faut noter que les exemples choisis ne sont pas neutres (Cf. encart). N'est-il pas significatif que, dans la plupart des ouvrages, du calcul au français en passant par les statistiques, les exemples sont le plus souvent pris dans le monde feutré des classes moyennes où l'on ne parle guère de conflits, ni entre personnes, ni dans la société? L'apparente neutralité des exemples voile souvent l'affirmation d'une représentation dominante de la société qui aggrave l'exclusion des exclus.

 

Des exemples faussement innocents :

Que peut-on acheter avec 100F ?

Version 1 : Par exemple, un steack, un billet de cinéma et un disque compact.

Version 2 : Par exemple, 5 kg de pain, un sac de charbon et 20 kg de patates.

Version 3 : Par exemple, 5kg de pain, un billet de cinéma, un pot de confiture.

 

A noter aussi dans les cours : l'ensemble de petites remarques et d'ex-cursus, qui véhiculent, avec la relation interpersonnelle entre les enseignants et les élèves, énormément de valeurs.

La manière de vivre une certaine discipline dans la classe, ainsi que l'architecture et la disposition des locaux, la plus ou moins grande familiarité entre éducateurs et élèves, tout cela n'est évidemment pas neutre non plus, mais nous écarte de plus en plus des contenus mêmes des enseignements (5).

 

Jalons pour une éthique dans ce domaine

L'exposé des multiples manières par lesquelles les valeurs et les idéologies sont véhiculées dans les contenus d'enseignement déclenche le débat éthique à ce sujet : "Que voulons-nous faire par rapport à ces contenus ?". Je voudrais maintenant proposer quelques considérations éthiques - évidemment discutables - qui pourraient servir de critères dans un tel débat.

Il me semble d'abord utile d'abandonner une fois pour toute l'illusion d'une maîtrise totale de ce que véhicule un cours. Quels que soient ses talents d'analyste, aucune personne ne peut totalement savoir quels seront les effets idéologiques de ses discours. Un désir de totale lucidité entraînerait simplement une sorte de folie et une complète paralysie. S'il est des moments où l'analyse peut être utile et recommandée, il importe, à d'autres moments, de travailler "candidement" sans un regard "au second degré". Le principe éthique qui pourrait donc être posé dans ce domaine serait celui d'une élucidation raisonnable, mais non totale, de ce qu'on dit. A l'opposé, on peut estimer qu'à l'avenir, on tolérera de plus en plus difficilement un total aveuglement d'un enseignant vis-à-vis de la dimension idéologique de ses discours. Un tel principe d'élucidation raisonnable exige déjà une réelle modification des pratiques actuelles. Aujourd'hui, en effet, beaucoup de professeurs ne se sentent guère responsables d'une analyse et de choix éclairés par rapport au contenu idéologique de leur enseignement. C'est surtout vrai pour les professeurs de disciplines considérées comme plus neutres (comme les mathématiques et les sciences) même si, de fait, elles structurent profondément l'imaginaire des jeunes. Il me semble qu'il serait légitime de demander qu'à l'avenir, le souci présenté dans cet article fasse partie de ce qu'un enseignant est appelé à assumer.

Il serait cependant totalement irréaliste de faire une telle demande aux enseignants si on ne leur donne pas une formation adéquate. Aujourd'hui, les cours disciplinaires, sauf peut-être dans l'une ou l'autre branche, n'aident nullement les enseignants à assumer un tel rôle. Il y a là une carence dans la formation conférée actuellement par les universités et les autres institutions éduquant les futurs professeurs. Un effort dans ce sens est indispensable pour que, d'ici une ou deux décennies, nous disposions d'enseignants capables d'assumer ces dimensions de leur profession.

Enfin, une réflexion éthique et politique responsable face à l'enseignement se doit de souligner que les contenus de l'enseignement ne forment pas qu'une partie des questions éthiques et politiques qui se posent au système scolaire. Il faudrait y ajouter, entre autres, les questions relevant des relations interpersonnelles (notamment l'interaction entre les projets et désirs des enseignants et de la société avec ceux des élèves), celles liées à l'école comme institution historique en Occident, celles provenant du lien entre les écoles et les pouvoirs économiques et sociaux (notamment les luttes traversant l'école), celles des choix de société véhiculés par l'école, celles des conflits d'intérêts entre différents acteurs scolaires (notamment : enseignants, parents, direction, syndicats, industrie, Etat, Université, élèves, etc.), celles de la technocratisation de l'école et de l'apparition des sciences de l'éducation dans une société individualiste, celles d'un pluralisme grandissant, etc. (6).

(Octobre 1991)

 

Notes

(1) Cet article est donc délibérément limité aux contenus d'enseignement. Il n'entre pas dans les débats plus larges relatifs à l'éducation ou à l'école. Pourtant, les questions éthiques touchant les enseignants dépassent l'enseignement proprement dit. Elles touchent notamment l'institution école, lieu de multiples conflits d'intérêts. Une des causes de la crise de l'école est peut-être à situer dans la tendance des enseignants à situer à refuser cette dimension institutionnelle et sociale de leur profession, pour n'en envisager que l'aspect interpersonnel et pédagogique. A ce sujet, voir mon ouvrage Eduquer, Ecoles, Ethiques, Société, Paris, éd. Universitaires, 1990.
(2) Sur le caractère "politique" et non purement technique de l'élaboration des programmes, voir le chapitre sur "Idéologies et programmes de Sciences" dans G. FOUREZ, Pour une éthique de l'Enseignement des Sciences, Lyon, Chronique Sociale, 1985, de même que le chapitre sur "Sciences, pouvoirs politiques et éthiques" dans G. FOUREZ, La Construction des Sciences, Paris, éd. universitaires, 1988.
(3) On pourrait dire que, dans les cours de sciences, les idéologies passent comme les vélos que ne voyaient pas les douaniers quand, selon une blague belge, ils fouillaient les contrebandiers cyclistes. Similairement, dans les cours de sciences, toute l'attention critique est centrée sur les raisonnements scientifiques et pratiquement pas sur les discours idéologiques qui les accompagnent.
(4) On trouvera une analyse plus détaillée de cet exemple, et bien d'autres, dans Pour une éthique de l'enseignement des sciences, op. cit., p. 17 et autres.
(5) Pour se former à l'analyse des contenus d'enseignements sous l'angle des valeurs et idéologies véhiculées, Cf. Pour une éthique de l'enseignement des sciences, op. cit., et Ph. MATHY & G. FOUREZ, Enseignement des Sciences, Ethique & Société, pouvant être obtenu en envoyant un chèque de 43 F à la Cellule CETHES-EMSTES, Facultés Universitaires de Namur, Belgique.
(6) Cf. Thèmes que je traite dans mon ouvrage Eduquer, Ecoles, Ethiques & Société, op. cit.


 

 

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