Conférence - Consensus
La Wallonie au Futur
Namur - 1994

Où en est et où va
le système éducatif en Wallonie ?
Comment le savoir ?

Institut Jules Destrée, Congrès La Wallonie au futur, retour à l'index

La situation en France

Claude Thélot
Directeur de l'Evaluation et de la Prospective
Ministère de l'Education nationale - France

Monsieur le Directeur,
Mesdames, Messieurs,

Je vous remercie de m'avoir invité pour vous décrire quelques aspects de la situation du système éducatif français. En fait, je vais essayer de réfléchir à la situation en France, non pas globalement, parce que en 20 minutes ce serait déraisonnable, mais en essayant de me concentrer sur ce qui peut - de mon point de vue et en espérant ne pas me tromper - vous être le plus utile.

Vous être le plus utile dans le cadre de cette conférence-consensus, avec évidemment un certain nombre de questions qui ont été posées, et dont là, j'ai la formulation. Je vais donc essayer d'orienter ce que je comptais vous dire autour de certaines d'entre elles parce que, si ces questions ont été posées c'est parce que c'est bien autour de ces questions que, spontanément, les représentants de la société civile - et plus généralement l'assistance - se situent.

Quelques mots du contexte du système éducatif français, très rapidement : je crois qu'on peut dire, pour situer la problématique du pilotage, que, en peu d'années - en une dizaine ou une quinzaine d'années, disons depuis le début des années '80 -, on est passé à la fois d'un système plutôt centralisé à un système plutôt déconcentré et décentralisé : premier type d'évolution.

Deuxième type d'évolution, on est plutôt passé d'une régulation par les coûts et les moyens - c'est un type de pilotage du système d’éducation qui était très traditionnel en France : je pilote le système éducation par les moyens que le budget de l'Etat donne - on est passé de ce mode de régulation à un mode de régulation plutôt par des objectifs et des résultats. Un Ministre de l'Education nationale pouvait autrefois dire : j'ai réussi parce que l'Education nationale représente le quart du budget de l'Etat, parce que tant de postes de professeurs ont été créés. Ceci est aujourd'hui beaucoup plus difficile. Il faudrait pouvoir dire : parce que les résultats que j'ai obtenus se sont approchés des objectifs que j'avais. Progressivement, on a essayé de passer de ce premier type à ce second type de régulation.

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Et puis, troisièmement, il semble qu'on est passé aussi d'un intérêt principalement affiché par l'Etat - qui offrait une éducation, s'agissant de la grande conception française, une éducation comme creuset de la nation - donc, on est passé d'une situation où l’éducation est l’affaire de l’Etat à une situation où, désormais, l'éducation intéresse tout le monde et pas simplement l'Etat et où, dans ces conditions, la demande d'éducation prend de l'importance. L'éducation intéresse de façon capitale évidemment l'économie, donc les entreprises - ceci a été souligné par le Professeur Quévit en introduction tout à l'heure - parce que c’est devenu l'investissement essentiel et même central. Bien entendu je n'ai pas besoin d'insister à quel point les familles et les jeunes eux-mêmes considèrent que l'éducation est un investissement essentiel, de sorte que ce n'est plus simplement l'Etat mais c'est tout le monde qui est intéressé par l'éducation. C'est d'ailleurs un des aspects de la difficulté parce que, du coup, il y a 56 millions d'experts. Tout le monde sait ce qu'il faut faire de l’école, parce que tout le monde est allé à l'école, parce que tout le monde à des enfants ou des neveux qui y sont et parce que tout le monde est intéressé à ce que l'école réussisse, en général et pour soi.

Ce basculement s’est effectué en une dizaine d'années. Basculement qui pose autrement la question du pilotage en France, pilotage du système éducatif et pilotage dans le système éducatif. Ce n'est pas tout à fait la même chose. Au cours de ce basculement, ou à la fin de ce basculement, deux choses importantes se sont produites, qui ne sont d'ailleurs pas du tout sur le même plan mais qui, pour la réflexion qui est la nôtre, qui est la vôtre, sur le pilotage, doivent être signalées. Premièrement, en 1989, une loi d'orientation est votée. Une loi d'orientation qui dit deux choses essentielles. Elle assigne d'abord des objectifs au système éducatif, ce qui est capital dans notre perspective parce qu'on ne pilote pas sans objectifs. En effet, il faut savoir si on va à New-York ou à Ostende, mais il faut savoir si on veut aller à New-York avant de savoir si j'y vais. La loi d'orientation de 1989 en France - j'y reviendrai bien entendu, y compris dans la discussion, si vous le souhaitez - fixe des objectifs. Et puis elle dit une deuxième chose, la loi, au delà des objectifs : elle dit un mode de management, un mode de gestion, un mode de régulation du système, elle dit : il faut que le système soit à la fois national - et Dieu sait si la tradition française est forte en ce domaine -, et en même temps que les degrés d'autonomie et d'initiative locale des établissements, des académies doivent s'accroître à travers le concept de projet (projet d’établissement, d’académie, etc.).

Donc, premier élément : une loi d’orientation qui fixe le cadre global à travers des objectifs et à travers un mode de régulation. Ceci est capital parce qu’à partir de là le pilotage va pouvoir être pensé.

Deuxième élément : précisément pour penser le pilotage ou pour aider le Ministre à le penser, création d'une direction spéciale d'administration centrale, c'est-à-dire, dans l'administration française, une unité du plus haut niveau qui soit, et qui précisément est responsable des trois outils du pilotage. Direction de l'évaluation et de la prospective que je dirige depuis quelques années.

Quels outils du pilotage ? J'en vois trois principalement, c'est en tout cas les trois dont j'ai la responsabilité. Premièrement, connaître le système éducatif. En effet, il faut savoir où on en est. Il faut savoir où est Namur et où est New-York pour piloter, il faut connaître le système éducatif. Deuxièmement, l'évaluer et, troisièmement, prévoir.

Voilà, je crois, les trois outils dont le Ministre a besoin, si en tout cas on veut que le mot pilotage ait un sens concret. Je vais revenir sur ces trois mots.

Disons un mot de ces trois fonctions - connaître, évaluer, prévoir - que j'essaie d’exercer. J'ai la responsabilité de les exercer sur tous les domaines du système éducatif, je veux dire sur les quatre domaines suivants : les élèves (connaître les élèves, évaluer ce qu'ils savent, prévoir combien il y en aura dans un an, dans dix ans), le personnel (deuxième champ d'application : évaluer le personnel - je reviendrai sur ce point), les unités d'enseignement (ceci est capital - en effet évaluer ce qu'est le système éducatif français actuellement, soit en soi, soit par rapport à ce qu'il est à l'étranger; mais aussi évaluer un lycée : qu'est-ce c'est qu'un bon lycée ? Comment faire pour qu'on l'évalue et qu'il s'auto-évalue ? Autrement dit, évaluer, le plus qu'il est possible, les unités d'enseignement). Enfin, et c'est le quatrième champ d'application des trois mots, les politiques éducatives (politiques et innovations éducatives, c'est-à-dire, en somme, être capable à la fois d’informer sur les politiques éducatives et de les évaluer : ceci est capital et directement lié au mode de gestion du changement ou des rénovations dans notre système éducatif).

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Aux trois mots fondamentaux, j'en ajoute un quatrième, essentiel aussi : il faut publier. Il faut que cette connaissance, cette évaluation, cette prévision soient publiques. J'ai donc proposé aux différents ministres que j'ai connus dans ma fonction que, systématiquement - et c'est l’honneur de l'homme politique que d'avoir pris ce risque - il y ait publication et donc accroissement de transparence pour que le débat sur l'école soit structuré. Publier pour qu'on structure le débat public mais aussi publier pour que les acteurs de ce système, en commençant naturellement par les enseignants, les professeurs et les chefs d'établissements aient, le plus qu'il est possible, la capacité de voir leurs résultats et d’en tirer les conséquences en améliorant leur action.

J'avais prévu de développer un certain nombre de remarques sur les trois fonctions : connaître, évaluer, prévoir, je vais me limiter à évaluer. Je vais me limiter à évaluer en disant qu'il faut bien distinguer d'abord l'évaluation d'un état de l'évaluation d'une politique. Lorsque vous évaluez l'état dans lequel est l'école française, ce n'est pas la politique de Monsieur Bayrou que vous évaluez. Ceci doit être clairement dit, et pour Monsieur Bayrou, bien entendu, et pour le système éducatif, mais aussi pour la société française. L'état d'un système éducatif est le résultat, à la fois dans le temps et dans l'espace, des actions qui ne sont pas simplement des actions de l'homme politique. Et lorsqu'on évalue l'état du système éducatif français - j'ai apporté des publications sur ce point que je laisserai à ceux que ça intéresse -, je crois qu'il faut être capable d'en apprécier le coût : donc avoir une bonne comptabilité financière retraçant l’ensemble des flux financiers liés à l’éducation et pas simplement un système d'information permettant de connaître les élèves etc... mais connaître le coût. On ne peut plus se passer aujourd'hui de connaître le coût. Il faut d'autre part avoir une bonne idée de la manière dont ça fonctionne et, de ce point de vue, les services que rend le système éducatif ne sont pas nécessairement des objectifs. Par exemple, l’Ecole offre un service, en France, qui consiste à scolariser de façon très précoce les enfants, vous le savez. Tous les enfants de trois ans sont à l'école et le tiers des enfants de deux ans. Mais ça, ce n'est pas un résultat. On ne scolarise pas pour scolariser. On scolarise pour obtenir des résultats. Il faut donc distinguer les services que le système éducatif rend et les résultats qu'il obtient. Et les résultats c'est quoi ? C'est précisément ce qu'on lui a demandé. Je reviens là sur la loi. Je ne les détaille pas, mais vous saisissez que, dans l'évaluation d'un état du système éducatif, il faut essayer d'approcher et d'éclairer, et pour le public et pour les acteurs, les trois dimensions : celle du coût, celle des services offerts, celle des résultats obtenus (au regard des objectifs assignés).

Mais je crois qu'il faut aller plus loin : il faut, au delà d'une description de cet état, d'une évaluation qui essaie soit d'analyser soit de présenter la situation, donner des outils aux différents acteurs pour que, cet état qu'on leur décrit, ils puissent l'améliorer. Et c'est une assez grande innovation des dernières années, en France, où on a essayé de prendre au sérieux l'idée de donner aux principaux acteurs du système éducatif - c’est-à-dire aux enseignants et aux chefs d’établissement - des outils qu’ils puissent utiliser comme levier pour améliorer leur action. Tous les ans, ça coûte assez cher, mais c'est un investissement que je crois extrêmement rentable : à trois niveaux du système éducatif français (en début de scolarité, en début de sixième et en début de seconde), j'évalue tous les élèves. J'ai des protocoles d'évaluation que j'élabore, j'envoie ça dans toutes les classes et je demande à tous les enseignants de faire passer ces tests à tous les élèves. Ce n'est, bien entendu, pas pour obtenir une mesure des résultats du système éducatif français. Si je voulais savoir ce que savent les élèves français, je n'aurais pas besoin de le demander à tous les élèves français; il suffirait que j'aie un échantillon de quelques milliers d'élèves que j’évalue, et nous savons faire ça très bien - nous le faisons -, mais je n'insiste pas sur ce point parce que ce n'est pas le point le plus original. Le plus original c'est de dire : je vais évaluer tous les élèves précisément, non pas pour savoir, moi, administration centrale, ce qu'ils savent, mais pour vous aider, vous, enseignants, à individualiser votre pratique pédagogique. Je vous laisse les résultats. Le mot résultat n'est d'ailleurs même pas le bon. Je vous laisse les cahiers d'évaluation que vous avez passés à chacun de vos élèves. Je vous les laisse dans votre classe. Je vous les laisse dans votre établissement et je souhaite que, parce que je vous donne un logiciel d'analyse, parce que vous avez un micro-ordinateur, parce que je vous ai formés à l'utilisation de cet outil d'évaluation de masse, je souhaite que, dans votre pratique pédagogique, vous en tiriez le plus grand profit de telle sorte que vous puissiez individualiser votre action dans votre classe tout au long de l'année, à votre convenance, que vous en tiriez les conséquences que vous voulez. Je vous donne des outils d'évaluation pour que vous ayez, je dirais, de quoi baliser les résultats que vous obtenez, pour que vous ayez de quoi infléchir votre pratique pédagogique, pour que, au total, dans la classe et dans l'établissement - c'est-à-dire dans le lieu central d'un système éducatif -, des progrès puissent se faire.

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Je termine d'un mot pour dire que c'est donc aux différents niveaux, celui du Ministre évidemment, celui de l'Administration centrale mais aussi celui des enseignants et des chefs d'établissements qu'il faut, petit à petit, faire en sorte que se développe, dans le système éducatif, ce que j'appelle une culture d'évaluation, c'est-à-dire deux choses principales :

Je dois d'ailleurs dire que cette possibilité de réellement travailler, de réellement professionnaliser la pratique enseignante grâce à des outils d'évaluation, cette possibilité est d'autant plus forte que vous avez structuré le débat public grâce à la transparence, que l'homme politique a pris le risque de publier l'état du système éducatif car un certain nombre de zones d'ombres deviennent plus transparentes, plus visibles. En fait je pense que, en cette fin de siècle, nous avons un risque opposé beaucoup plus grand : s'il ne publie pas, si le Ministère de l'Education ne dit rien sur le système éducatif, si l'on pratique une politique d'opacité, le risque est plus grand parce que, du coup, le débat public sur l'école, débat public dans lequel chacun est intéressé à l'école, je reviens ici sur mon propos initial, le débat public se fausse. Le débat public dérive, c'est-à-dire que les intellectuels, les médias jugent de l'école sans aucun rapport avec la réalité de l'école, puisqu’on ne donne pas des éléments d'appréciation avec la réalité. Et donc ce jugement est nécessairement négatif : " le niveau baisse, l'école est scandaleuse ". Si vous n'évaluez pas publiquement l'école, vous laissez place soit à la rumeur, soit au fait divers. Si vous n'évaluez pas l'école française ou les professeurs français, ou les instituteurs français, ou les lycées français, la seule chose que l'on retient c'est qu'il y a des lycées dans lesquels il y a de la violence excessive - donc on généralise en disant qu'il y a une violence insupportable partout.

Evaluer permet de remettre les choses en place. Dans ces conditions, les professeurs peuvent - et c'est en tout cas toute la politique que j'ai proposée au Ministre - travailler de façon plus détendue. Car enfin, comment voulez-vous demander à des professeurs, demander à un système éducatif, d'améliorer ce qui est nécessaire, sa pratique, si cette amélioration que vous leur demandez se fait dans un contexte où ils sont systématiquement décriés ?

Si vous laissez la société dire " l'école a échoué ", vous ne pouvez pas en même temps conduire facilement une politique destinée à ce qu'elle réussisse de mieux en mieux. Or il faut qu'elle réussisse de mieux en mieux. Il faut donc à la fois créer une connaissance, un diagnostic, une analyse qui soient publics et en même temps fournir des instruments et des leviers d'amélioration à l'endroit principal où cette amélioration trouve sa source, c'est-à-dire dans les établissements.

Je vous remercie.

(Mars 1994)

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