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L'innovation technologique ou le temps de la mise en culture des technologies

Georges Thill
Professeur ordinaire à la Faculté des Sciences de Namur
Coordonnateur scientifique du Réseau "Prélude" Directeur de l'Unité Sciences-Société de la Faculté des Sciences des Facultés universitaires Notre Dame de la Paix à Namur

 

L'intérêt porté aux technologies nouvelles pour l'avenir de nos sociétés et en particulier d'anciennes régions industrielles comme la Wallonie s'accompagne d'un impératif devenu aujourd'hui primordial sur les plans de l'autonomie et de la maîtrise des changements sociaux : la mise en oeuvre d'une politique culturelle scientifique et technologique ou, mieux, selon l'expression de Jean-Marc Lévy-Leblond, d'une politique de mise en culture des sciences et des technologies (1).

Au vu d'une expérience protéiforme de pratiques de recherche et d'enseignement en formations initiale et permanente dans le domaine sciences-technologies-société, je souligne d'emblée que cette mise en culture constitue un travail à long terme. Elle entre en conflit d'intérêts avec les préoccupations dominantes d'une politique à court terme d'issues à la crise économique. Pourtant, elle demeure un passage obligé pour une lucidité et une responsabilité sociales.

 

L'innovation sociale : une exigence fondamentale

La "mutation technologique", ce nouvel imaginaire social qui revient compulsivement dans le discours, n'est porteuse d'espoir et d'avenir au service de la dignité humaine qu'à la condition d'articuler les processus d'innovation technologique sur les processus d'innovation sociale. Condition loin d'être évidente. En effet, Marc Guillaume l'a bien montré, d'une part en matière de technologie, les enjeux concernent la totalité du social, les modes de produire et de consommer, de communiquer et de normaliser; d'autre part, l'irruption de la question de la technologie ne résulte point d'un mouvement social et culturel, mais de la crise mondiale. Aussi bien, les tentatives d'"invention de sens" ou de "production de valeurs", lancées et soutenues par les détenteurs et gestionnaires du pouvoir technologique, ne font appel à la culture que pour l'intégrer dans des calculs stratégiques et des fonctionnalités propres. En réalité, elles produisent des simulacres de sens, peu capables de susciter une image du monde crédible : la culture ne demeure active et mobilisatrice que dans la mesure où elle reste inscrite dans les pratiques sociales des usagers et des acteurs de l'ensemble de la vie sociale (et non seulement des utilisateurs des technologies) (2). Conjuguer innovation technologique et innovation sociale représente un véritable défi à relever. A preuve encore : les conclusions du rapport FAST de la Commission des Communautés européennes.

Faisant le point sur les changements en cours dans les domaines des technologies de l'information et des biotechnologies et montrant leurs impacts possibles sur l'avenir des industries européennes, sur le travail, sur l'emploi et sur la vie quotidienne, ce rapport dénonce clairement le fait que l'innovation sociale n'est pas nécessairement associée à l'innovation technologique (3).

Certes, la question se pose de savoir ce qu'on entend par innovation sociale. La notion est loin d'être univoque, mais un consensus existe, rappellent les auteurs du Que sais-je ? sur les innovations sociales, autour de plusieurs manifestations : l'évolution du phénomène associatif, sa reconnaissance par l'administration, et les nouvelles théories de la satisfaction des besoins sociaux. Tout à la fois productrice de la vie sociale et produit d'une véritable vie sociale, cette innovation remet en cause tous les pouvoirs trop lointains, inutiles et inadaptés. Lointains dans l'espace, lointains pour des raisons administratives ou idéologiques (tel le mythe de la valeur absolue de la science), ces pouvoirs répondent mal aux besoins de chacune/chacun et de chaque groupe ou collectivité en particulier.

Sans innovation sociale, une société est close; elle ne fait plus place à l'émergence ou au développement des besoins de communication, de liberté, d'autonomie; elle n'engendre pas de nouveauté (4).

Les technologies et les innovations sont avant tout des processus et non des résultats de processus. Elles prennent corps dans des entreprises. Mais celles-ci sont à comprendre à la suite des travaux de Michel Callon et Bruno Latour comme des entreprises (avec un tiret), c'est-à-dire une succession d'hypothèses sur des positions à occuper, et non pas simplement des moyens de produire et de vendre des biens. Entreprendre, c'est se tenir solidairement entre des intérêts contraires et devenir indispensable à une multitude de pratiques : toute innovation suppose un ensemble d'incertitudes à la fois sur l'état des sciences, des techniques, de la politique, du droit et des moeurs (5). Les technologies, je l'ai montré ailleurs, sont de véritables instaurations socio-historiques : elles se définissent non seulement par les disciplines relatives à l'application et à la matérialisation des savoirs scientifiques, mais aussi par les processus englobant les machines, les outils et les rapports de production et d'usage impliqués par ceux-ci (6).

Il y a donc lieu, en société, de faire droit - de donner plein droit de cité - à l'imaginaire social, lequel ne se conjugue jamais au singulier, mais au pluriel. Aujourd'hui, la crise du savoir et de la rationalité scientifique, comme celle des modes de production industriels, conduit à privilégier l'examen d'instaurations imaginaires plurielles, c'est-à-dire l'examen de production d'images créatrices qui font exister, dans la synchronie et la diachronie, des structures et des fonctions sociales (7).

 

La mobilisation culturelle, un enjeu majeur

Une politique culturelle scientifique et technologique ne peut se satisfaire d'assurer la compétence scientifique et technique collective et l'aptitude technique à l'innovation requise par un développement industriel ou post-industriel. Elle exige que la démocratie soit élargie aux choix technologiques (énergie, santé, transport, défense, etc....) qui conditionnent l'avenir des sociétés dites "modernes". De plus, cette politique revendique la mise en place de conditions institutionnelles de formation permettant à chacune/chacun de comprendre et d'assumer sa place dans le monde (avec sa double dimension de nature et de société) (8).

Ainsi, la mise en culture des sciences et des technologies représente une réelle mobilisation culturelle, condition sine qua non d'une "volonté de maîtrise" de la part des producteurs et des consommateurs. Elle passe par un "formidable investissement personnel et collectif pour approfondir l'expérience du présent et lui fournir une sorte de " socle " grâce à la mémoire farouchement entretenue de ce que nous avons été et à la conscience lucide de ce que nous sommes" (9).

La Wallonie dispose de certains atouts pour cette mobilisation. Elle peut notamment s'appuyer sur les leçons à tirer de l'histoire sociale de la Région qui, de façon privilégiée oserais-je dire, porte les marques de la première industrialisation et des problèmes sociaux et culturels que celle-ci a engendrés sur le plan du passage d'un mode de vie rural à un mode de vie industriel. Loin d'être de simples inventaires historiques, des recherches sur l'archéologie industrielle, sur les arts de faire populaires, sur les rapports entre culture ouvrière et formation professionnelle, sur les modalités de négociation dans la vie de l'entreprise et dans la vie sociale en général, permettent de scruter, dans le respect à des fidélités et des options communes - nécessairement liées au risque d'exister en société -, les voies de la lucidité et de l'action ouvrant sur l'efficience sociale , par-delà l'efficacité technique sectorielle, d'une politique d'innovation technologique (10).

Une nouvelle industrialisation par les nouvelles technologies favorise le succès en inscrivant dans sa démarche une évaluation du passé industriel. Le passé sert la dimension prospective : l'innovation ressortit, certes, aux chercheurs en laboratoire et aux industriels dans les entreprises, mais elle relève aussi des "ruses de la socialité" (11), c'est-à-dire des manières d'opérer dans les espaces de la solidarité quotidienne : bureaux, ateliers, maison, quartier, communication, ....

De plus, l'innovation gagne en efficacité et en efficience selon l'expérience de ces dernières années, nous dit Riccardo Petrella, si un système-entreprise, école, ville, administration, ... ouvre ses portes à l'apprentissage et à la pratique de la créativité au plus grand nombre possible de membres du système, grâce à l'expérimentation, à la négociation, à la participation. La mise en culture des technologies ne peut donc s'envisager sans la participation des utilisateurs à la conception et à la définition de nouveaux outils et systèmes. D'autant que les nouvelles technologies correspondent à des produits et à des services de plus en plus "immatériels"; que les utilisateurs les transforment par l'usage; que ces mêmes utilisateurs peuvent ainsi devenir eux-mêmes innovateurs, au même titre que les concepteurs et les producteurs (12).

 

La politique culturelle technologique : une action de catalyse

L'histoire industrielle de la Wallonie se caractérise notamment par de vastes mouvements et jeux de solidarité sociale. Les transformations industrielles n'interrogent pas seulement des savoir-faire et des systèmes d'organisation, et en particulier la division du travail; elles atteignent des savoir-vivre. Sur ce point, l'introduction des nouvelles technologies change la signification des modes de vie. Quand il s'agit, par exemple, d'électronique, la signification de la communication se modifie. Ces technologies interviennent bien plus encore au niveau des savoir-vivre quotidiens dans un monde devenant toujours plus artificiel (13).

Les effets de cumul, de rythme et de croisement, spécifiques aux changements technologiques actuels (micro- et opto-électronique : informatique et communication, nouveaux matériaux, biotechnologies, maîtrise de l'énergie) se saisissent dans des approches intégrées, voire systémiques, convoquant des formations (initiale et continue ou permanente) où la technologie joue un rôle de fédérateur interdisciplinaire et de rapport concret au "terrain". L'augmentation des parcs de microordinateurs est éclairante en elle-même pour faire apparaître l'effet de rythme. Quant à l'effet de cumul, il est bien connu que le travail de secrétaire n'est pas seulement modifié par l'implantation d'un poste informatisé, mais par la familiarisation obligée avec le traitement de texte, l'interrogation des banques de données, la télématique, la messagerie électronique. Sur le plan de l'effet de croisement, enfin, il s'agit en un sens, pour maîtriser les changements technologiques, de maîtriser toutes les technologies vu l'importance de leurs interactions mutuelles sur le plan industriel : micro-électronique, nouveaux matériaux , systèmes d'intelligence artificielle se conditionnent entre eux dans la mise en oeuvre de leur développement.

Significative, l'initiative des entreprises et des pouvoirs publics d'installer des systèmes de "veille technologique" dans tous les azimuts et dans tous les domaines (14).

A l'heure des nouvelles technologies, l'action n'est plus directrice par voie d'autorité mais, comme le montre très justement André Danzin, par "voie de catalyse" (15). La Wallonie dispose d'excellents centres de recherche et de formation, de réseaux de formation permanente très actifs, de pôles industriels et d'initiatives performants, et dispose de ce fait de capacité d'innovations technologiques.

Elle ne pourra cependant pas permettre à cette variété de projets, d'actions, d'équipes d'être vraiment féconde et diffusante si une coordination politique ne valorise, ou ne continue à valoriser cette variété à l'aide d'outils d'évaluation sociétale permanente, impliquant tous les acteurs sociaux concernés. Il s'agit de permettre à cette variété de s'expliciter et d'être mise en débat, en liaison avec des besoins externes et internes effectifs de la Région. Il s'agit aussi dans cette explicitation et ce débat de considérer l'innovation sociale, puisque la ressource humaine constitue l'élément déterminant pour l'avenir d'une société, d'une Région, notamment au niveau de la maîtrise sociale des changements technologiques.

 

Notes

(1) Jean-Marc Lévy-Leblond, L'esprit de sel. Science, culture, politique, Paris, Fayard 1981 : Mettre la science en culture, Nice, ANAIS, 1986.
(2) Marc Guillaume, Téléspectres, Traverses/26, octobre 1982, pp, 18-28.
(3) Commission des communautés européennes, Europe 1985, Mutations technologiques et enjeux sociaux, Rapport FAST, Paris, Futuribles, 1983.
(4) Jean-Louis Chambon, Alix David et Jean-Marie Devevey, Les innovations sociales, Paris, PUF, Que sais-je ?, n° 2O14, 1982.
(5) Michel Callon et Bruno Latour, Les paradoxes de la modernité, Prospective et Santé, n° 36, hiver 1985/86, pp. 13-25.
(6) Pierre-Philippe Druet, Peter Kemp, Georges Thill, Technologies et sociétés, Paris, Galilée, 1980.
(7) Georges Thill, Rationalité scientifique et imaginaire social, Revue internationale d'action communautaire, n° spécial : Savoirs en crise , 15/55, printemps 1986, pp. 33-37.
(8) Jean-Marc Lévy-Leblond, Mettre la science en culture, op. cit.
(9) Philippe Roqueplo, Culture technique : ou la maîtrise de l'artificiel, CDFT-Aujourd'hui , n° 82, novembre-décembre 1986, pp. 69-76.
(10) Ingmar Grendstedt distingue efficacité et efficience. L'efficacité est l'aptitude d'une connaissance spécifique (méthode, technique, discipline scientifique, expérience pratique...) à modifier une situation de travail dont le maintien constitue un obstacle. L'efficience, par contre, désigne le "rendement" de cette connaissance dans l'outillage de la collectivité : c'est le rapport entre l'effort et les moyens qu'elle exige, d'une part, et les avantages qu'en retirent les gens dans l'usage du produit final, d'autre part (valeurs d'usages améliorées, plus abondantes, mêmes réparties, ...). Ingmar Grandstedt, L'impasse industrielle, Paris, Le Seuil, 198O. A ce propos aussi, Georges Thill, Technologies et développement : pour une approche intégrée, Wallonie, 84/2, n° 62, pp, 151-158.
(11) Expression reprise à Guy Ménard, "Note irrévérencieuse", in Revue internationale d'action communautaire, op. cit., pp. 37-145.
(12) Riccardo Petrella, Le progrès technologique pour quelle société ?, Futuribles , n° 11O, mai 1987, pp, 43-48,
(13) Philippe Roqueplo, op, cit.
(14) Sur tout ceci, notamment le numéro spécial : culture technique, CFDT-Aujourd'hui, n° 82, op. cit, . spécialement : la fiche I sur les spécificités des changements technologiques, pp. 78-79.
(15) André Danzin, Société technologique et prospective, Futuribles, n° lOOu, juin 1986, pp. 24-3O.


 

 

 

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