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Prospective 2007... sorties de la crise, transformations des modes de production du travail et de l'emploi

Raymond Collard
Directeur général du Service des Etudes, de l'Informatique et des Statistiques
Ministère de la Région wallonne
Professeur aux Facultés des Sciences économiques et sociales de Namur

 

Quitter les certitudes de l'autoroute du savoir économique

En quittant l'autoroute du savoir économique traditionnel, je voudrais vous inciter, non pas tellement à vous interroger sur la légitimité de la croissance économique, mais plutôt à vous amener à prendre conscience de son histoire récente et de ses fondements.

Pour ce qui est de l'histoire, l'on constate que les taux de croissance modestes que l'on connaît actuellement, loin de constituer une exception, représentent, en fait, une règle au cours des cent dernières années. La forte croissance économique a duré à peine plus de vingt ans, entre 1950 et 1970. Et lorsqu'on examine les fondements de cette croissance, il faut faire une large place aux formidables locomotives de l'après-guerre : la reconstruction, la création d'infrastructures routières et énergétiques, la virginité des marchés des biens de consommation durables : automobiles, téléviseurs, électroménagers, etc.

A quelques exceptions près, ces locomotives n'existent plus actuellement.

 

L'exemple japonais

L'exemple japonais est fréquemment cité. Il est particulièrement instructif. Au début du siècle, le Japon était un pays d'une grande pauvreté, qui s'ouvrait tout juste sur l'extérieur et qui n'était doté d'aucunes ressources naturelles, à la différence de l'Europe du nord-ouest où la société était née au XVIIe siècle, sur des gisements de charbon et de fer.

Toutefois, ce pays avait trois atouts majeurs : son unité, sa détermination et son niveau d'éducation.

Après la deuxième guerre mondiale, il y a quarante-deux ans, le Japon se trouvait encore au même niveau de développement que les pays de l'Amérique latine. Le revenu par tête y était inférieur au revenu moyen dans les pays communistes de l'Europe de l'Est.

En quelque trente ans, il est passé du tiers monde au monde le plus développé au point de menacer la supprématie des Etats-Unis.

Aujourd'hui, le Japon, avec un taux de chômage de 2,8 %, a un revenu par tête trois fois plus élevé que celui des pays de l'Europe de l'Est et même supérieur à la moyenne de l'Europe de l'Ouest. En 1986, le niveau moyen par habitant au Japon a dépassé celui des Etats-Unis.

Et le Japon n'est pas un cas isolé. Une sorte d'exception qui confirmerait la règle. Dans son sillage - et le menaçant lui-même - on voit grandir la Corée du sud, Taiwan, Hong-Kong, Singapour. Bientôt la Thaïlande et l'Indonésie. Même les masses humaines de Chine et d'Inde s'ébranlent.

Le continent le plus peuplé - l'Asie - est en marche vers la société industrielle et rien ne l'arrêtera ?

Certes, tout cela ne va pas sans heurts. Mais où a-t-on vu que les sociétés humaines se développaient dans la concorde parfaite, le calme et la sérénité ?

L'émergence du Japon comme puissance économique mondiale ne doit pas être interprétée comme un élément négatif, même si cela pose beaucoup de problèmes aux autres économies dans l'immédiat. C'est la preuve que ni l'Amérique, ni l'Europe n'ont pu fermer la porte de la richesse et de la puissance derrière elles, interdisant aux autres de pénétrer dans ce "paradis"; lequel n'en est pas un, car le développement industriel est à la fois la solution de certains problèmes et la cause d'autres difficultés.

Exemple : les sociétés rurales traditionnelles ne connaissaient pas le chômage parce que le sous-emploi était caché dans les structures de la société; alors que les sociétés industrialisées très urbanisées, mettent au grand jour et rendent donc intolérable ce véritable drame humain.

 

La conjoncture actuelle

Pour comprendre la conjoncture actuelle et tout particulièrement celle des pays de vieille industrialisation, il faut vouloir prendre conscience des données transconjoncturelles qui restent encore ignorées par beaucoup, même par les économistes professionnels.

Le monde développé a connu un changement important lors du premier choc pétrolier : le rythme de l'expansion a fléchi, disons de façon grossière qu'il a été divisé par deux. Il est vraisemblable que la rupture a été occasionnée par le choc pétrolier, mais celui-ci n'en est pas la cause profonde. Le second changement n'est pas sans relation avec le premier, il est intervenu à compter de 1981, il concerne directement le dollar et, par contagion, l'ensemble des grandes monnaies. Le mouvement d'inflation des prix qui était apparu à compter de 1969 et avait pris une vigueur spectaculaire lors des deux chocs pétroliers, a commencé un reflux qui, en 1986 avec la chute des cours du pétrole, a atteint une intensité exceptionnelle. Le système se trouve maintenant assez normal avec une expansion modérée et sans inflation.

Le processus conjoncturel classique est une sorte de respiration avec alternance de phases d'expansion des quantités et d'inflation lorsque la demande excède l'offre, et des phases de récession des quantités et de stabilisation des prix et des revenus lorsque la demande comprime l'offre. Or, il y a eu de 1973 à 1981 une expansion plus lente qu'auparavant et néanmoins une inflation plus vive. Mais, depuis 1983, il y eut dans l'ensemble des pays européens reprise de l'expansion et poursuite de la désinflation, soit la conjonction inverse de celle de 1973-1981. Ces deux mouvements apparaissent donc comme contraire au mécanisme classique.

Cette analyse est très simplifiée, simpliste même, qui néglige par exemple les années 1981 et 1982 où la récession a mis en branle le processus de désinflation. Mais c'est elle qui sous-tend la vision la plus répandue du monde libre.

Pour expliquer ces anomalies, on invoque les chocs pétroliers. Ils seraient le cœur de la "crise" ! On réussit même à construire des schémas explicatifs ayant une certaine cohérence formelle qui, sans être absolument faux, dissimulent les phénomènes essentiels, lesquels ne sont pas chiffrables et ne peuvent être compris que par des esprits éclairés à la fois par le bon sens et par un sens aigu de l'observation.

 

La limite a l'expansion : la difficulté d'innover

Au cours de toute l'histoire contemporaine, les pays européens ont connu de profondes mutations structurelles qui leur ont été bénéfiques. La production et les échanges ont été fortement marqués par une processus continu d'innovation et de changement qui caractérise les économies modernes et dynamiques.

Au cours du quart de siècle qui a suivi la fin de la deuxième guerre mondiale, la prospérité grandissante a fait naître des conditions très favorables au changement économique et à l'adaptation structurelle. Mais, durant les années 70, marquées par la stagflation, ces conditions ne se sont pas maintenues. Nos économies ont manqué de dynamisme tandis que la nécessité d'une adaptation se faisait plus pressante.

Au moment de la perception du début de la crise actuelle, c'est-à-dire en 1973, le monde développé avait atteint un niveau d'abondance matérielle comme il n'en avait jamais connu ou, du moins, comme les hommes ne se souviennent pas en avoir connu.

Il semble que cette expansion était littéralement conditionnée par l'apparition de produits nouveaux et, plus précisément, par des produits nouveaux qui suscitent un désir chez les consommateurs solvables.

Ce qui fixe sa limite à l'expansion, c'est la difficulté d'innover et donc la rareté des innovations.

Actuellement, il n'y a pratiquement pas de pays où la croissance dépasse 2,5 % l'an. Dans nos régions, pour la Wallonie, vous le savez, on prévoit un taux négatif... Ces taux sont l'expression médiocre de ce que nos sociétés savent inventer pour améliorer le mode de vie de populations plus riches que toutes celles qui les ont précédées... On peut dire les choses autrement : nos sociétés repues dans leurs expressions duales ne veulent pas changer trop vite et ce taux de 2,5 % - qui est analogue, voire un peu supérieur à celui du XIXe siècle, est l'expression de la limite supérieure du rythme de changement toléré !

Il y a une limite non pas physique, mais sociale et politique à la croissance et aucun artifice ne peut la déplacer. On a le sentiment que les gens qui ont quelque chose à dire (pouvoir) se comportent selon un slogan d'avant-guerre : "ça me suffit".

L'existence de facultés de production inemployées en hommes et en machine ne signifie nullement qu'il y ait un potentiel de production disponible qu'une démarche supplémentaire permettrait de mettre en œuvre. Il est vrai que le monde est capable de produire avec des moyens immédiatement utilisables plus d'acier et de blé, mais personne de solvable n'en veut davantage. Il ne faut pas confondre potentiel de production de matières et potentiel de production de biens et de services attendus de par le monde.

On peut oser affirmer qu'il ne faut pas croire que l'expansion est trop lente et que cette lenteur est la cause du chômage. Il ne faut pas laisser supposer qu'une expansion plus rapide réduirait le chômage. La vérité est que c'est le chômage qui limite l'expansion. C'est parce qu'il y a quelque part un blocage qui fait que les hommes ne savent pas offrir des services désirés par les autres que l'expansion est limitée.

Comme ces hommes et ces entreprises ne parviennent pas à vendre ce qu'ils savent produire, ils se livrent à une concurrence par les prix.

Ce n'est pas le lieu de pousser plus avant une telle analyse. Mais ce qui nous importe de comprendre, c'est que l'expansion n'a guère de chance d'être accélérée de façon significative à l'échelle du monde développé compte tenu de l'insuffisance des capacités de production aptes à répondre à une demande solvable.

La plupart des producteurs dans nos régions sont trop routiniers, ce qui limite l'expansion et les soumet aux contraintes d'une concurrence exacerbée. Ceux qui innovent sont trop nombreux pour que l'expansion soit plus vive, et aussi pour que l'inflation des revenus dont ils bénéficient ait une portée générale.

 

Trois évolutions majeures

Actuellement, au niveau de la vie industrielle, trois évolutions peuvent être constatées :

Premièrement, la concurrence que doit affronter l'entreprise industrielle est "multiple". Naguère, la concurrence existait - c'est la condition même de l'entreprise, et particulièrement de l'entreprise industrielle - mais les formes de la concurrence étaient familières à l'entrepreneur. Aujourd'hui, "les" concurrences sont exotiques. Chacun sait qu'un pays comme la Corée du Sud développe sa production industrielle à un taux qui contraste grandement avec les taux de croissance des pays d'ancienne industrialisation.

La deuxième constatation est l'explosion des communications. Un chef d'entreprise consulte sur l'heure par télex des fournisseurs, aussi bien à Chicago, à Tokyo ou à Stockholm, cela plus rapidement que dans la ville même où il a son implantation principale.

Troisièmement, malgré les apparences, nous sommes entrés dans une révolution technologique dont l'essentiel est devant nous. Et probablement est-ce là le facteur dominant du nouveau mode de développement des sociétés occidentales, le facteur déterminant de la concurrence entre firmes. Bien cerner les opportunités du nouveau système technique est probablement la condition essentielle d'une stratégie réductrice des risques, qu'il s'agisse d'investissements productifs, de conquête de marchés ou d'une politique créatrice d'emplois et de développement régional.

 

Un concept explicatif clé : le système technique

En 1978, un historien, Bertrand Gilles, a publié chez Gaillard, dans la prestigieuse collection de La Pléiade, une monumentale histoire des techniques. Au cœur de l'ouvrage, une explication. Bertrand Gilles expose ce qu'est la notion de "système technique". D'après lui, la technique n'est pas constituée de spécialités séparées les unes des autres; elle forme un tout, un système. Les différentes parties de la technique sont interdépendantes. Bertrand Gilles disait : "La technique est comme un système", c'est-à-dire qu'on ne peut pas la couper en petits morceaux : ce qui se passe dans un endroit réagit sur tout le reste. Donc tout découpage disciplinaire, est "non-pertinent" dès qu'il s'agit de mettre au point quelque chose qui n'existe pas encore.

Bertrand Gilles s'était interrogé sur le fait que dans de nombreuses civilisations, la technique restait constante pendant plusieurs siècles. En Occident, on perçoit des périodes qui, en général, se sont étalées sur des durées de l'ordre du siècle ou de deux siècles. La dernière apparue en Europe à commencé au XVIIIe siècle et nous somme encore dedans.

Il y avait eu une autre période de transformation au moyen âge, du XIe au XIIIe siècle. A cette époque, on peut voir sur l'exemple du moulin, ce qu'est la transformation d'un système technique. L'architecte romain Vitruve en avait fait le moulin à roue à aube qui était resté jusqu'après l'an mil un instrument de meunerie. Mais à partir de cette date, et à la suite de différentes circonstances assez complexes, et notamment du rôle de diffusion de la technique joué par les monastères cisterciens, il a servi à tout autre chose : à forger, à scier le bois, à fouler le drap, à faire de la pâte à papier, il a provoqué alors une transformation du système technique : celle de l'énergie (les moulins à eau et les moulins à vent), celle de l'utilisation du fer pour d'autres usages que les armements - le fer était une matière stratégique tenue sous bonne garde, mais lorsque les Croisés ont été pourvus en armement, la demande pour le fer militaire s'est relâchée; les installations pour fabriquer le fer et les fourneaux, ont alors servis à des usages civils tels que la fabrication de socs de charrue en fer va se répandre dans toute l'Europe avec des formes et des dimensions s'adaptant aux différents sols et modifier de façon définitive le système technique de l'époque, car ces charrues permettaient de labourer des terrains qui, jusqu'alors, n'étaient pas exploités et, en même temps, multipliaient les rendements.

La troisième transformation, c'était la sélection des semences et des animaux, c'est-à-dire une espèce de bio-technologie qui circulait, d'ailleurs, par des recettes et des publications que les monastères diffusaient à l'intérieur de leurs propres réseaux.

 

Déstabilisation : un nouveau système technique

Thierry Gaudin et André-Yves Portnoff ont fait une enquête à la fin de 1978 en partant des travaux de Bertrand Gilles. Ils se sont intéressés, non pas tant à la stabilité de la technique qu'aux circonstances de sa déstabilisation, et ils ont constaté que dans les trois grandes déstabilisations de la technique que l'Occident à vécu, le même schéma se reproduisait, c'est-à-dire que quatre pôles étaient en même temps activés :

- les matériaux,
- l'énergie;
- la structure du temps;
- la relation avec le vivant.

Ainsi, par exemple, au moyen âge, c'est le fer, les moulins, la sélection des semences et des animaux (première transformation du rapport avec le vivant, à laquelle il faudrait ajouter l'assolement triennal) et les horloges qui du haut des clochers rythment la vie des villages.

A l'époque de ce que l'on a appelé l'ère du machinisme, c'est l'acier et le ciment qui sont déjà des matériaux plus fins; c'est la vapeur et le moteur à explosion; c'est la microbiologie pastorienne; quant à la structuration du temps, on passe de l'heure à la seconde, avec le chronométrage et le taylorisme.

Pour ce qui est des transformations contemporaines voyons d'abord les matériaux. Les plastiques, les élastomères, les adhésifs, sont maintenant au nombre de plusieurs milliers, voire de plusieurs dizaines de milliers; certaines professions ont pris l'habitude de les utiliser et les ont adaptés à des usages spécifiques (on parle de "matériaux sur mesure"), mais beaucoup d'industries sont en train de s'interroger sur le passage au plastique, aux composites, sur le remplacement de telle méthode d'assemblage par le collage, et plus généralement sur l'utilisation qu'elles peuvent faire de cet univers des matériaux qui a subi, depuis la dernière guerre, une véritable explosion, à cause des usages de pointe dans les domaines spatial, aéronautique et nucléaire. Thierry Gaudin et André-Yves Portnoff ont appelé cela, l'hyper-choix des matériaux. On voit ainsi des matériaux qui étaient d'usage spatial comme la fibre de carbone, employés aujourd'hui pour des lances de métier à tisser, des cannes de golf ou des raquettes de tennis. On dit qu'il y a percolation horizontale, on constate un transfert horizontal : comme le moulin du moyen âge qui a servi à faire la forge après avoir servi à faire la meunerie, la fibre de carbone qui était seulement utilisée dans le domaine spatial, limitée à un usage particulier, commence à se répandre dans de nombreux autres emplois et cela se produit aussi bien pour les colles structurales, elle aussi d'origine aéronautique que pour de nombreux plastiques techniques qui se répandent dans l'automobile, dans le mobilier, dans les objets les plus usuels...

Deuxième changement de système technique : l'énergie. Nous sommes dans l'ère de l'électricité, de plus en plus nucléaire. Mais c'est dans l'économie d'énergie que se manifestent incontestablement les faits marquants. On peut affirmer que les techniques et les produits qui consommeront le moins de ressources et/ou qui permettront les recyclages les plus faciles auront un avenir assuré.

Troisième changement : la relation avec le vivant. C'est l'immense domaine des biotechnologies, surtout celui des "nouvelles biotechnologies" axées notamment sur les enzymes. A l'instar des semi-conducteurs en micro-électronique, les enzymes peuvent être considérés comme des substances essentielles à la mise en œuvre des nouvelles biotechnologies. Il n'est plus possibles de concevoir une industrie agro­alimentaire sans l'appoint du "génie enzymatique". Mais dans ce monde du vivant, il faut compter aussi avec le développement des manipulations génétiques qui placent entre nos mains ce pouvoir démesuré de recréer la vie.

Quatrième changement : la nouvelle structure du temps. L'horloge de Charlemagne sonnait les heures, le chronomètre de Taylor marquait les secondes, le microprocesseur nous assure la maîtrise de processus qui se déroulent en quelques nanosecondes. D'origine militaire, les microprocesseurs se répandent partout jusque dans les machines à café. Ils irriguent l'ensemble des automatismes, des systèmes de régulation. Ils transforment les rapports du "producteur" à son "outil de production". On a pu écrire que la micro-électronique intellectualisait l'industrie. Nous vivons une révolution industrielle que l'on peut qualifier de "révolution de l'intelligence". Le développement des possibilités ouvertes par les progrès fulgurants de la micro-électronique ont ouvert des champs immenses à l'informatique. Demain, on utilisera davantage qu'aujourd'hui l'intelligence artificielle, qui se manifestera partout avec la mise en place des ordinateurs de cinquième génération.

Le passage du tube au transistor a marqué un changement de "système technique". Une évolution s'est produite par une sorte d'assimilation progressive de l'innovation à toutes les parties du "système industriel". La progression des microprocesseurs dans tous les domaines correspond à l'établissement progressif d'une nouvelle cohérence entre toutes les parties de système technologique du monde industriel, par passage d'un système ne connaissant pas les circuits intégrés à un système tirant tout le parti possible de leurs multiples applications.

Qu'on ne me fasse pas dire que tout objet construit dans le système technique actuel doit comporter un microprocesseur. Ce serait absurde. Mais les "concepteurs" ne peuvent pas créer aujourd'hui un nouveau produit en ignorant les possibilités offertes par la micro-électronique (comme d'ailleurs par l'hyper-choix des matériaux, les économies d'énergie et des ressources naturelles, voire l'évolution des "relations avec le vivant").

Les produits qui n'intègrent pas les dernières possibilités de la technique, de l'état de l'art", ne peuvent soutenir la concurrence des objets et systèmes de conception plus évoluées et réaliser les conditions de base d'une stratégie de compétitivité. Ils ne peuvent créer les conditions de nouveaux emplois durables.

Je me suis permis de situer longuement le contexte dans lequel se posait votre questionnement quant à la transformation des modes de production, du travail et de l'emploi.

 

Les conséquences ...

Une prise de conscience de ce contexte est évidemment essentielle. Elle est surtout primordiale au niveau des dirigeants d'entreprise, des responsables syndicaux, des hommes politiques. Elle requiert d'eux lucidité et courage pour mettre en place une politique de solidarité qui renforce les liens entre les personnes au lieu de les dissoudre et adopter d'indispensables politiques de formation et de recherche qui facilitent les adaptations.

Les facteurs technologiques ne seront pas les seuls facteurs d'évolution des modes de production, du travail et de l'emploi dans les prochaines années, mais ils seront certainement parmi les plus importants. D'ici l'an 2000, tous les employés de bureau utiliseront un terminal informatisé et 50 % des ouvriers travailleront sur des systèmes plus ou moins automatisés. Cette utilisation nécessaire de nouveaux équipements va certainement contribuer à alléger les efforts physiques nécessaires à la réalisation de certaines tâches, mais va créer de nouveaux problèmes. Yves Lasfargues qui est Professeur, Directeur du Département "Changements technologiques" de l'Institut Français de Gestion, estime que nous risquons de passer progressivement de la "civilisation de la peine" à "la civilisation de la panne".

Nous allons assister à une accélération de la diffusion des matériels actuels sans cesse améliorés : les machines outils à commande numérique représenteront la totalité du parc de machines outils; en outre, se développeront de nombreux instruments pour connaître l'état de la pièce en cours d'usinage et corriger, si nécessaire, les mouvements des outils. Les robots serveurs de centre d'usinage se généraliseront.

De nouvelles tâches seront automatisées grâce à des robots plus complexes, dotés des moyens d'appréhension et d'interprétation de l'univers de la tâche (fonctionnement en boucle fermée). Les fonctions concernées sont principalement celles du soudage et de l'assemblage (la peinture est déjà un acquis). On pourra parvenir à ces fonctions entièrement automatisées grâce au développement de capteurs spécifiques de vision, de proximétrie, de toucher... pour identifier et/ou reconnaître des géométries, des matériaux et leurs états thermiques, mécaniques, maîtriser l'évolution des paramètres descriptifs de la tâche (position, effort, température...).

Les ateliers flexibles (FMS) seront plus nombreux sans cependant être généralisés. L'installation d'un atelier flexible dépendra de la vitesse d'évolution du produit, du nombre de pièces à fabriquer en série, de l'incidence de la flexibilité sur le coût du produit. Par ailleurs, les nouvelles méthodes d'organisation de la production (méthode à "flux tendus" sans stock intermédiaire) seront largement utilisées, modifiant de facto les ateliers.

Des technologies en émergence aujourd'hui modifieront profondément certaines fonctions dans les ateliers. Par exemple, les techniques de collage supprimeront une partie des assemblages par soudure ou boulonnage, entraînant une reconception des procédés classiques de liaison entre pièces. De même, les procédés de moulage et d'injection, à partir de nouveaux matériaux, seront automatisés et remplaceront en partie les méthodes actuelles d'usinage.

Le développement de la mécatronique (intégration des connaissances de la mécanique et de l'électronique), fusionnant matériaux spécifiques et capteurs internes, conduira à une connaissance plus fine du comportement des ensembles "mécaniques" et, grâce à un bouclage de cette prise d'informations, permettra une meilleure adaptation à la fonction et à la sûreté de fonctionnement.

Dans les bureaux d'études, les systèmes de CAO seront aussi diffusés que le sont aujourd'hui les systèmes informatiques dans les services comptables.

Les bureaux de conception et d'étude feront largement appel aux techniques de XAO, fondées sur des banques de données, de connaissance et de règles, gérées par des programmes d'intelligence artificielle. Dans certains cas (produits sophistiqués, complexes...), la ligne de production pourra être totalement simulée avant d'être réalisée. La production elle-même pourrait s'orienter, si le marché l'impose, vers une production à la carte, grâce à l'interactivité faite entre besoins de clientèle, recherche et développement, conception du produit, ordonnancement et atelier flexible robotisé. Le site de production pourra voir son architecture modifiée par la nécessité de la flexibilité.

On peut avancer une idée clé qui précise l'évolution du système de production : un produit à forte technologie, en 2007, sera conçu en interaction étroite avec son système de production, les deux termes étant deux paramètres (parmi d'autres) de la chaîne de production.

En conclusion, l'augmentation de la productivité sera plus importante qu'elle ne l'est aujourd'hui; la diversité des produits sera plus grande, pour aller vers une individualisation de certains d'entre eux; la chaîne recherche-conception-méthode-production sera plus interactive, donnant un "plus" à l'aspect recherche-développement pour dégager des avances technologiques.

 

De nouveaux problèmes

La thèse d'Yves Lasfargue est que "cette utilisation massive de nouveaux équipements va certainement contribuer à alléger les efforts physiques nécessaires à la réalisation de certaines tâches, mais va créer de nouveaux problèmes : dans les entreprises. Nous risquons de passer progressivement de la "civilisation de la peine" à la "civilisation de la panne", si nous ne nous mettons pas d'accord sur un changement profond des relations humaines".

Nous sommes certes sensibilisés aux risques technologiques spectaculaires comme la catastrophe du Bhopal en Inde ou celle plus récente de Tchernobyl, mais nous avons tendance à sous-estimer les micro-pannes quotidiennes dans les systèmes utilisant les "nouvelles technologies", en particulier dans les systèmes automatisés. Tout qui est impliqué dans ces systèmes se rend de plus très vite compte que plus un système automatisé est intégré (et c'est le sens de l'évolution) plus le traitement immédiat des incidents est important, si l'on veut éviter que toute micro-panne ne se transforme en macro-panne.

Une enquête récente menée en France par Yves Lasfargue conclut à la nécessité de rencontrer les aléas des systèmes automatisés et les micro-pannes en assurant davantage les travaux d'entretien et de dépannage. Ces travaux, on le sait, sont très différents des activités classiques de production. Ils requièrent en particulier des utilisateurs une très grande qualification afin d'être capables d'accomplir à la fois les fonctions de diagnostic et les fonctions de réparation.

Quoi que l'on fasse, dans une société technique comme la nôtre, dès à présent, on finit toujours par se heurter à un problème technique : rupture d'un joint, perte d'un boulon, effacement d'une mémoire d'ordinateur. Mais quoi que l'on fasse dans une société d'hommes, comme la nôtre, on finit toujours par se heurter également à un problème humain; incompétence, mauvais jugement, difficultés à communiquer. Le désert social d'une entreprise ou d'une administration est toujours initialement déterminants.

Dans l'avenir, si l'émergence de nouvelles qualifications est d'ores et déjà une certitude, l'importance des groupes sociaux dont elles favoriseront la constitution reste indéterminée. Les nouvelles formes du travail humain dépendent des choix qui seront faits par les entreprises en matière d'organisation du travail, de formation, de relations sociales... et par les Pouvoirs Publics en matière de politique éducative et de politique sociale...

 

Le risque majeur : un processus de marginalisation

Mais il est clair qu'il doit être dès maintenant à l'esprit de chacun que si cette "révolution du travail humain" ne venait qu'effleurer notre appareil productif, notre secteur des services, l'administration régionale... notre région ne serait pas à même de saisir les opportunités présentées par le nouveau système technique, qu'elle que soit l'ingéniosité de nos chercheurs.

La Wallonie serait alors entraînée dans un processus de marginalisation économique.

 

Nécessité d'un "accompagnement social"

Dès à présent, un effort continu de formation et d'adaptation devrait être demandé à l'ensemble des hommes et des femmes de nos régions, de tous âges et de toutes catégories professionnelles, en ce compris les cadres, les dirigeants : tout qui se dit responsable.

C'est là une nécessité première pour construire une Wallonie dynamique, démocratique et solidaire. Seul un vaste programme éducatif de qualité, ouvert à tous; peut éviter l'exclusion et la marginalisation de catégories entières de notre population.

D'autre part, l'expérience montre que très concrètement l'introduction d'une nouvelle technologie dans une entreprise ou une administration peut se traduire aussi bien par des effets positifs, amélioration de la qualification et des conditions de travail, que par des effets négatifs. La recherche systématique des effets positifs suppose évidemment que des possibilités de choix puissent être exercées en amont. Or, les choix organisationnels ne peuvent être effectués de façon tout à fait indépendante des choix techniques. Cela justifie empiriquement la demande des représentants du personnel d'être informés et consultés en matière de choix des équipements puisque les qualifications et conditions de travail sont en partie influencées par les choix organisationnels qui à leur tour sont également dépendants des choix techniques effectués.

Il faut donc admettre la nécessité d'un accompagnement social de la mise en place des nouveaux modes de production. Nous approchons assurément de cet horizon où les utopistes du siècle dernier voyaient se détendre les liens entre travail et peine, mais nous ne savons pas encore s'il s'agit de délivrance ou de nouvelles formes d'enchaînement sociaux.

 

Conclusion

Pour sortir de la crise, il faut gérer l'économie dans le sens de la modernisation de nos structures industrielles, c'est-à-dire de nos entreprises.

La sortie de la crise réside dans l'innovation. L'innovation est créatrice d'emplois partout où on innove et de chômage là ou l'on se satisfait de la routine et des accoutumances.

Hier, dans une société de production - civilisation de la peine - on demandait aux hommes les qualités du robot. L'organisation était dominée par la méfiance, elle s'appuyait sur la séparation, la décomposition des tâches, la surveillance, les contrôles à priori. On laissait proliférer la bureaucratie.

Dans une société d'innovation, de création - la civilisation de l'intelligence - la défiance, qui régnait en maître dans la société de production, perd en grande partie sa raison d'être. On ne demande plus en effet à chacun un travail pénible et abrutissant dont naturellement on souhaite s'évader, mais un travail créateur pour lequel il est au contraire normal d'être motivé.

La stratégie de la société de création s'inspire, non plus de la défiance, mais de la confiance. Elle est faite d'une écoute attentive des aspirations des hommes.

Cette interprétation que je vous propose ne résulte pas de quelque influence de type Rousseauiste. Elle est le résultat d'un raisonnement : les changements de la technique, qu'ils soient ou non voulus par les hommes, transforment la société. Or, le changement qui est en train de se produire est le remplacement des travaux répétitifs et déqualifiés par des automatismes. La conséquence en est que les contraintes et les pressions sociales qui avaient pour fonction de maintenir les hommes dans ces travaux perdent leur raison d'être.

Dans une société de création, la technique fait partie de la culture. Elle se conjugue à la fois au passé, car toute création s'enracine dans une mémoire, mais aussi au présent et au futur : par exemple, savoir programmer un microprocesseur doit faire partie de la culture d'un homme moderne. Si la technique (et non plus seulement la science) s'intègre dans la culture alors l'homme se désaliène, il ne se sent plus entouré de redoutables boîtes noires, il perd la peur d'un avenir incontrôlé.

La plupart des progrès techniques, nous l'avons vu ensemble, se font par transfert d'une technique à une autre technique. En fait, quand on prend conscience des implications du nouveau système technique, on perçoit que la technique forme un tout, on ne peut plus la repérer en professions... Or la réceptivité au progrès, son écoute sociale est un fait de culture : combien d'industries en Wallonie se trouvent en difficulté par défaut de culture permettant d'assimiler la micro-électronique, les nouveaux matériaux, les formes nouvelles d'échanges d'informations ?

L'ampleur et la vitesse de la transformation à opérer sont en grande partie conditionnées par la mesure dans laquelle la technique réintégrera la culture même des populations, c'est-à-dire les pratiques quotidiennes et les savoirs de chacun.

La société de création peut être perçue à divers signes tels que le développement des loisirs techniques, les actions des groupements de consommateurs, qui font reculer les manipulations abusives des systèmes de production, et jusqu'au développement des technologies dites alternatives ou appropriées (ré-appropriation).

A l'intérieur même des entreprises, ici et là, mais en trop peu d'endroits..., la réussite de nouvelles méthodes d'organisation, comme les cercles de qualité, indique l'efficacité de la réappropriation périphérique de la technique.

Tous ces signes confirment cette parole d'Holderin : "dans le pus extrême péril croît ce qui sauve".

Mais dans le plus extrême péril, aucun dogmatisme n'est de mise. Il faut savoir compter sur la mise en place de processus collectifs dans lesquels les hommes, apportant chacun des vérités partielles, trouvent ensemble de quoi recréer le monde.


 

 

 

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