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Education et technologies nouvelles : une autre facette de la problématique des rapports formation - emploi

Jean-Louis Canieau
Licencié en Sciences économique (ULg)
Agrégé de l'Enseignement secondaire supérieur en Sciences économiques appliquées (UEM) - Assistant à l'UEM - Chaire de Macro-économie du Professeur Vandeville
Marcelo Ossando
Chercheur à l'UEM

 

1. Introduction

Avec l'approfondissement de la crise économique, on assiste, depuis une dizaine d'années, à une extension progressive du chômage à des couches de plus en plus larges de la main-d'œuvre instruite et à une précarisation croissante des emplois offerts aux jeunes diplômés. Cette précarité, qui correspond à une dévalorisation des statuts socioprofessionnels concomitante à la dévalorisation générale des titres scolaires (1), se traduit notamment à travers le succès du travail à temps partiel et des programmes de mise au travail des chômeurs (CST, TCT, CMT,...) ainsi que par la multiplication des engagements à répétition sur des contrats d'emploi à durée déterminée. Le phénomène prend actuellement une telle ampleur que même les diplômés universitaires, qui, jusqu'ici, semblaient relativement à l'abri, ne peuvent désormais y échapper (2).

Face à cette situation, le diagnostic qui continue à être porté s'exprime, le plus souvent, en termes d'inadéquation quantitative et/ou qualitative de l'éducation aux besoins de l'économie. C'est ainsi que les solutions préconisées gravitent généralement autour de deux pôles, soit que l'on envisage de limiter l'accès aux filières éducatives en panne de débouchés (3), soit que l'on porte l'accent sur l'adaptation des formes et des contenus de l'enseignement aux nécessités de la vie économique. Tous les discours qui se tiennent aujourd'hui sur le thème des rapports entre la formation professionnelle et l'emploi d'un part, et entre celle-ci et le progrès technologique d'autre part, doivent à l'évidence être analysés sous cet angle. Bien que se situant dans un contexte totalement différent, ils témoignent d'un retour aux sources de la théorie du capital humain.

 

2. Croissance, progrès technique et théorie du capital humain

Si l'on doit aux économistes classiques du XVIIIe siècle d'avoir souligné le rôle que joue l'apport combiné de trois facteurs de production traditionnels (terre, capital et travail) sur le produit d'une nation, le fait qu'ils considéraient ces facteurs comme étant homogènes devait entraîner des conséquences durables sur l'explication de la croissance. En ce qui concerne plus spécialement la main-d'œuvre, l'hypothèse, formulée par Ricardo, de l'homogénéité du travail signifiait que toutes les heures de travail étaient jugées équivalentes du point de vue productif et ce, quelles que fussent l'habileté et la compétence des hommes qui les fournissaient. Il s'ensuivait que :

1. les facteurs de production devaient être parfaitement substituables;

2. les dépenses susceptibles d'accroître les capacités humaines n'entraient pas en ligne de compte, puisque la qualité de la main-d'œuvre n'influençait pas la productivité.

Partant de là, et raisonnant dans le cadre d'une technologie donnée, les premiers économistes classiques n'avaient donc qu'une vision purement quantitative de la croissance : celle-ci pouvait résulter que de l'augmentation de l'un au moins des trois facteurs et, pour ce qui regarde la main-d'œuvre, de l'augmentation, soit du nombre de travailleurs, soit du nombre d'heures de travail. Le fait que ces variables soient soumises à de fortes contraintes, tant sociales que démographiques, explique que pendant longtemps l'attention des économistes se fixa exclusivement sur le processus d'accumulation du capital physique et sur le rapport "capital-produit" (capital-output ratio), dont on décréta qu'il était normalement stable.

L'analyse keynésienne, peu concernée par les problèmes de croissance, ne devait pas modifier cet état d'esprit. Keynes lui-même considérait en effet le travail comme un facteur de production passif dont l'emploi, ou le non-emploi, dépend de l'existence d'un investissement en capital physique suffisant, compatible avec le niveau de l'épargne disponible. Ainsi, dans les modèles keynésiens, la main-d'œuvre est toujours supposée homogène et déterminée par un mécanisme exogène d'adaptation au stock de capital physique, dont le taux d'accroissement constitue "la variable clé affectant le niveau d'activité de l'économie" (4).

Ce n'est en réalité qu'au lendemain de la guerre que, suite à une série d'études sur les causes de la croissance aux Etats-Unis, le doute commença à s'emparer des économistes. Ces études révélèrent notamment que, depuis le début du siècle, le taux de croissance du PNB américain avait été supérieur à celui de la formation brute de capital et que, corrélativement, le "capital-output ratio" avait sensiblement diminué. Parallèlement, diverses analyses économétriques montrèrent que, un peu partout dans le monde, la contribution des trois facteurs traditionnels à la croissance était assez faible. Pour la période allant de la fin des années vingt aux années cinquante, ces facteurs n'expliquaient en effet que la moitié, au plus, de l'augmentation du revenu national en Europe occidentale et au Japon (5).

Ces constatations suggérèrent qu'un facteur important de la croissance avait été oublié. En l'occurrence, l'idée se fit jour que l'on ne pouvait pas raisonner dans le cadre d'une technologie donnée, c'est-à-dire en supposant que la qualité des inputs était invariable. On attribua par conséquent l'existence des "résidus de croissance" à l'action du progrès technique, en visant par là les améliorations apportées dans l'efficacité des facteurs de production et l'incidence de cette efficacité accrue sur les résultats de leur combinaison.

Tout d'abord, le mouvement conduisit les économistes à s'interroger sur la manière de prendre le progrès technique en considération de façon à pouvoir mesurer ses effets sur les variations du produit. Les réponses à cette question se concrétisèrent dans deux types de démarches. La plus ancienne, et aussi la plus simple, consista à envisager le progrès technique comme une entité autonome par rapport aux inputs traditionnels, en traduisant l'augmentation tendancielle de leur efficacité par l'introduction, au sein des fonctions de production, d'un coefficient amplificateur croissant dans le temps (6). Bien que statistiquement satisfaisante pour décrire les évolutions passées de la croissance (on pourrait d'ailleurs se demander si elle le serait encore aujourd'hui), cette méthode n'apportait évidemment rien sur le plan explicatif. D'une part, étant donné le recours aux formes classiques de la fonction de production, en particulier la Cobb-Douglas, le progrès autonome était assimilé à un facteur tiers parfaitement substituable aux autres inputs; d'autre part, il constituait en soi un véritable "fourre-tout" dans lequel figuraient indistinctement toutes les sources possibles des "résidus de croissance", rendant du même coup la méthode inopérante pour éclairer des choix de politique économique (7). Plus ambitieuse et plus complexe, la seconde démarche revint au contraire à supposer que le progrès technique se trouvait incorporé aux facteurs de production. Selon cette optique, les lacunes de l'analyse classique "archaïque" résidaient dans le fait que l'on n'avait pas jusqu'alors saisi correctement la contribution des inputs. Tous les efforts devaient donc porter sur la révision des instruments de mesure pour tenir compte des variations qualitatives, et non pour seulement quantitatives, des facteurs, et réduire ainsi l'importance du résidu statistique. Les tentatives en ce domaine prirent deux directions principales : soit l'incorporation du progrès technique au capital tangible, notamment par l'utilisation d'une fonction à générations de capital permettant d'introduire les gains de productivité liés à l'amélioration technologique des nouveaux matériels (8); soit encore son incorporation au facteur travail via, entre autres, les effets de l'augmentation du niveau général d'éducation sur la qualification, et donc la productivité de la main-d'œuvre (9).

Nous ne pouvons pas, dans le cadre de cette communication, nous attarder sur ces deux conceptions du progrès technique "incorporé", ni en retracer les avantages et les limites respectives. A l'analyse, elles paraissent complémentaires, de sorte que l'on pourrait, à l'instar de ce que préconise Jean-Louis Maunoury, envisager la construction de modèles à double incorporation, à la fois au capital et au travail (10).

Pour l'objet de notre propos, c'est évidemment la contribution du facteur éducatif à la croissance qui retient le plus notre attention. Bien que fortement controversée, la méthode développée en 1962 par Edward F. Denison (11) continue, aujourd'hui encore, à marquer les esprits. Son originalité propre tient au fait qu'elle combinait les principes des deux démarches précédentes. Dans un premier temps, Denison s'est ainsi efforcé d'ajuster la mesure des inputs de travail pour tenir compte, notamment, de l'effet de l'augmentation du stock d'éducation sur la qualité de la main-d'œuvre; dans un second temps, il a ensuite essayé d'estimer la contribution des facteurs d'amélioration de la productivité non incorporables au travail en décomposant le "résidu de croissance" en plusieurs éléments de progrès "autonome", parmi lesquels les économies d'échelle liées au développement de la production et le progrès général des connaissances se taillaient la part du lion. Au total, pour la période allant de 1929 à 1957, Denison en arrivait à situer la contribution de l'éducation au taux de croissance des Etats-Unis à environ 43 %; répartis à raison, de 23 % pour les effets directs sur la productivité du travail et 20 % pour les effets "diffus" sur la productivité globale. Dans une étude ultérieure sur la disparité de taux de croissance observés au sein d l'OCDE entre 1950 et 1962, et en utilisant une méthodologie identique, il estimait cette même contribution de 24 % à 45 % selon les pays, la moyenne européenne oscillant aux alentours de 33 % (12).

Ces études eurent, sur l'évolution de la pensée économique contemporaine, une influence déterminante : en confirmant par les chiffres la vieille intuition d'Adam Smith, lequel entrevoyait l'importance de la qualité de la main-d'œuvre comme source de richesse nationale (13), elles contribuèrent, au début des années soixante, au succès fulgurant de la théorie du capital humain. On observera cependant que les préoccupations qui s'exprimaient à travers ces analyses étaient avant tout d'ordre statistique : si, d'une manière ou d'une autre, elles cherchaient à évaluer les effets du progrès technique sur la croissance, elle n'expliquaient hélas pas pourquoi ce progrès existait, l'instituant simplement comme un fait acquis. Il est certain qu'en traitant l'éducation comme l'une des causes directes majeures de l'amélioration de la productivité du travail, les analyses de Denison échappent en partie à cette critique, mais en partie seulement. C'est ainsi qu'elles ignorent tout de l'action du progrès sur la productivité du capital, sauf à considérer qu'elle se retrouve dans la contribution "résiduelle" de l'accumulation des connaissances et de la diminution des délais d'application du savoir, ces deux facteurs autonomes traduisant eux-mêmes l'effet médiat de l'éducation et de la recherche du double point de vue de la diffusion du savoir et de l'acquisition comme de la mise en oeuvre économique des connaissances nouvelles. Mais l'objection fondamentale que l'on peut adresser à toutes ces tentatives d'incorporation du progrès aux inputs, c'est que le formidable effort de formalisation qu'elles réalisent conduit immanquablement leurs promoteurs à ne retenir qu'un nombre limité de relations explicatives tout en s'appuyant sur des hypothèses simplificatrices pas toujours vérifiables et parfois contradictoires (14).

Des multiples controverses suscitées autour de ce problème, il devait ressortir que si les économises songent moins que jamais à nier le rôle permissif de la formation sur le développement des capacités de recherche, d'invention et d'innovation, voire même sur l'efficacité des décisions d'investissement qui sous-tendent la croissance, ils savent désormais que ce rôle ne peut se concevoir que dans un système complexe d'interactions entre tous les actifs tangibles et intangibles qui participent "à l'activité finale de production en même temps qu'aux activités intermédiaires d'éducation et de recherche, lesquelles à leur tour permettent la formation d'actifs intangibles" (15). Si l'on adopte une approche systématique large, il est clair qu'il faudrait ainsi compter, au rang des actifs intangibles que l'éducation contribue à transmettre, plus sans doute qu'à transformer, le patrimoine socioculturel avec son lot de valeurs et d'attitudes conservatrices ou stimulantes à l'égard de l'activité économique. Dans cette perspective, cela signifie aussi qu'il devient probablement illusoire de vouloir à tout prix isoler les effets de l'éducation sur le progrès technologique et la croissance.

 

3. Théorie du capital humain et marché de l'emploi

Dans le même temps où elle attribue une part non négligeable de la croissance à l'accumulation des actifs intangibles, dont le capital intellectuel incorporé ne constitue qu'une composante, la théorie néoclassique assigne au marché de l'éducation une fonction d'ajustement entre la production du système scolaire et les besoins de l'économie en compétences. En se basant sur le paradigme de 'Homo oeconomicus" et sur les hypothèses classiques de la concurrence parfaite ainsi que de la liaison de la rémunération à la valeur de la productivité marginale du travail, elle-même supposée déterminée positivement par le niveau éducatif, cette théorie place en fait le libre choix individuel au centre de l'analyse. Dans un univers économique idéal où toutes les conditions se trouvent réunies pour que le marché assure seul la régulation entre les offres et les demandes de qualifications, l'individu est entièrement responsable de ses décisions d'investissement intellectuel, et partant, de son avenir professionnel. S'il ne découvre pas d'emploi à l'issue de ses études, ou si les conditions d'emploi qu'on lui propose ne sont pas satisfaisantes, il ne pourra s'en prendre qu'à lui-même, soit qu'il n'ait pas investi suffisamment dans sa formation, soit que, cédant à ses goûts" plutôt qu'à une sain raison économique, il ait investi dans de mauvais créneaux scolaires.

En d'autres termes, si les économistes néoclassiques ne nient pas l'évidence de phénomènes très actuels comme le chômage ou le sous-emploi de la main-d'œuvre qualifiée, ils ont cependant tendance à ne voir en ceux-ci que des "accidents de parcours" dus à des dysfonctionnements de l'économie de marché. Les causes en seraient multiples et se situeraient aussi bien du côté des produits du système éducatif (intervention abusive de l'Etat dans le financement de l'enseignement, inégale répartition des ressources à consacrer à l'éducation, disparité des qualités "naturelles", rigidité des structures scolaires...) que du côté du marché de l'emploi (information insuffisante sur les emplois disponibles et/ou sur les capacités productives des diplômés, fixation de salaires trop élevés dans le secteur public, rigidité des salaires à la baisse, etc.). Dès lors, il suffirait de supprimer ces distorsions - parfois contradictoires, hélas ! - pour que, à terme, le marché reprenne sa fonction de régularisation et assure à nouveau l'ajustement automatique entre le stock de capital-éducation et l'emploi (16).

Il est évident que dans l'optique néo-libérale, les deux aspects de la problématique, à savoir croissance et emploi, sont indissociablement liés. En effet, il paraît logique d'admettre que les gains de productivité que le progrès technique et l'amélioration qualitative du facteur humain entraînent ne seront compatibles avec le plein-emploi que dans la mesure où la croissance sera assez soutenue pour maintenir la demande de main-d'œuvre à un niveau maximal et assurer ainsi l'absorption des produits du système éducatif par les structures économiques. Dans le cas contraire, l'augmentation de la productivité se traduirait inéluctablement par des pertes d'empois et l'apparition d'un chômage structurel de pus en plus important et ce, quelle que soit l'adaptabilité de l'appareil de production scolaire aux besoins de l'économie. Ceci revient à dire que pour rester consistante, la théorie du capital humain implique que tout effort en matière d'éducation ne constitue pas simplement un investissement d'accompagnement, créant les conditions plutôt que les moyens de la croissance, mais qu'il est en lui-même générateur de croissance, c'est-à-dire productif. A la limite, on ne pourra assimiler la première forme d'investissement à la seconde que si l'on suppose que le système économique assure à tout moment une exploitation intégrale des potentialités de développement associées au stock de capital humain disponible, cette allocation optimale des ressources n'étant à son tout rendue possible que dans le cadre strict des hypothèses classiques évoquées plus haut.

 

4. Les conséquences sur les politiques éducatives des "Golden Sixties"

Il n'échappera à personne que, depuis un quart de siècle, les politiques éducatives se sont largement inspirées des préceptes néo-classiques. C'est ainsi que dans les années soixante, alors que la croissance paraissait un phénomène irréversible, on a assisté, dans tous les pays de l'OCDE, à une véritable explosion des effectifs scolaires, spécialement dans les enseignements du 3e degré, tant universitaires que non-universitaires. Ce mouvement, qui trouvait ses origines à la fois dans l'évolution démographique de l'immédiat après-guerre et dans les aspirations socio-économiques des populations, fut encouragé par les pouvoirs publics dont les dépenses d'éducation grimpèrent de manière vertigineuse. En ce qui concerne la Belgique, on constate par exemple que si, de 1955 à 1975, la population scolarisée s'est accrue en moyenne de 2 % par an, par contre, dans le même temps, les dépenses de l'Etat en matière d'enseignement augmentaient, en termes réels, à un taux annuel moyen de près de 10 %. Si l'on raisonne en termes de progression du coût moyen par élève au cours de cette période, on ne pourra nier que l'enseignement primaire fut le principal bénéficiaire de ces interventions croissantes de l'Etat belge - constatation toujours d'actualité en dépit de la diminution du nombre d'élèves survenue depuis lors à ce niveau (17). Il n'en demeure pas moins que, dans l'absolu, ce fut l'enseignement universitaire qui enregistra les plus gros succès, avec une hausse annuelle moyenne de 6,4 % pour la fréquentation et de 12,4 % pour les moyens financiers exprimés à prix constants.

Ce résultat n'a en soi rien d'étonnant. En accord avec les apports de la théorie du capital humain, il était en effet communément admis, à l'époque, que le temps et l'argent consacrés à la formation constituaient, en raison de l'augmentation subséquente de la productivité un investissement rentable, tant pour l'individu que pour l'ensemble de la collectivité. L'élévation du niveau général d'éducation, et donc le développement de l'enseignement supérieur, devinrent ainsi l'un des objectifs fondamentaux de la politique éducative en Belgique. La réforme de l'enseignement secondaire, l'institutionnalisation des formations continuées (instauration du congé de formation générale en 1963, des crédits d'heures en 1973), l'application des lois de 1965 à 1971 sur l'expansion universitaire et le financement des universités, furent autant de témoignages de cette volonté des pouvoirs publics de permettre au plus grand nombre de personnes de pousser leur formation le plus loin possible. A travers tous les discours qui fleurissaient alors sur la démocratisation des études et la nécessité de créer une "université de masse", le souci d'ouvrir au maximum les portes de l'enseignement supérieur trouvait sa justification économique dans les prolongements logiques de la théorie. D'une part, on pensait que l'augmentation du stock de capital humain devait fatalement entraîner des effets positifs plus puissants sur le niveau de production que ceux résultant de simples changements dans la composition du capital physique, cette croissance permettant à son tour, dans les conditions de concurrence parfaite et de substituabilité des facteurs définis par la théorie, d'absorber sans heurts les flux de diplômés déversés sur le marché de l'emploi. D'autre part, on croyait aussi que l'élévation du niveau moyen d'éducation se traduisant par une augmentation de la productivité, et donc des salaires, on assisterait de la sorte à une réduction progressive des inégalités de revenus.

 

5. Les incidents de la crise économique

La crise, dans la seconde moitié des années septante, allait réduire ce beau rêve en miettes. Tout d'abord, on s'aperçut que si les effectifs estudiantins, et donc le nombre de diplômés, continuait à croître bien qu'à un rythme moins soutenu qu'au cours de la décennie précédente, l'économie, en revanche, entrait dans une phase de croissance faible, pour ne pas dire quasi-nulle. Circonstance aggravante, cette disparition des effets repérables de l'éducation sur la croissance s'accompagna, simultanément, d'une extension rapide du chômage et du sous-emploi à une population active qui semblait jusque là protégée, en l'occurrence la main-d'œuvre instruite, au sein de laquelle les jeunes et les femmes furent les premiers touchés. Le tableau 1, que nous reproduisons à tire illustratif, rend parfaitement compte de ce phénomène de détérioration généralisée de l'emploi. Chose assez surprenante, on voit même que le taux de chômage des universitaires, hommes et femmes confondus, aurait davantage progressé (accroissement annuel moyen de 11,9 %) que celui des diplômés de l'enseignement normal (+ 9,9 %) ou du technique supérieur (+ 10 %), ce résultat venant ébranler la conviction classique selon laquelle le titre universitaire constituerait une sorte de passeport pour l'emploi. A cela, il convient encore d'ajouter que nulle part l'on n'a assisté à une amélioration dans la répartition des revenus suite à l'allongement des études. C'est ainsi qu'aux Etat-Unis, en 1972, les hommes de 35-44 ans avec quatre années d'études supérieures gagnaient 2,1 fois plus que ceux totalisant huit années d'études, alors qu'en 1960 leur avantage n'était que de 1,9 fois plus (18).

 

Taux de chômage de la population de 14 ans et plus selon le niveau d'instruction

NIveau d'instruction 1970 (1) 1977 (2) 1981 (3) taux d'acc. annuel moyen 1970 - 1981 (en %)
  H F T H F T H F T H F T
Non diplômé ou niveau d'instruction inconnu             11,23 22,87 15,06      
Niveau primaire 2,44 3,62 2,77 4,19 14,60 7,46 10,15 22,59 14,24 +13,84 +18,11 +16,05
Niveau secondaire inférieur 0,84 2,59 1,37 2,43 11,40 5,26 6,21 19,25 10,78 +19,96 +20,03 +20,62
Formation générale 0,98 2,15 1,40 2,46 9,38 5,21 5,77 15,03 9,72 +17,49 +19,34 +19,26
Formation technique ou professionnelle 0,76 2,79 1,35 2,41 13,96 5,30 6,38 21,94 11,28 +21,34 +20,62 +21,29
Niveau secondaire supérieur 1,06 2,31 1,44 2,50 8,79 4,64 4,81 14,75 8,63 +14,74 +18,36 +17,68
Formation générale 1,12 2,21 1,42 2,74 7,61 4,44 4,80 12,61 7,84 +14,14 +17,15 +16,80
Formation technique ou professionnelle 0,99 2,39 1,47 2,27 9,96 4,82 4,82 16,23 9,17 +15,48 +19,02 +18,11
Niveau supérieur pédagogique (normal) 0,40 1,66 1,19 1,26 3,16 2,45 1,64 4,22 3,36 +13,69 +8,85 +9,90
Instituteur gardien ou primaire (n.d.) (n.d.) (n.d.) 0,77 3,08 2,31 0,96 3,18 2,49      
Régent ou agrégé (n.d.) (n.d.) (n.d.) 1,72 3,26 2,62 2,27 5,46 4,30      
Niveau technique supérieur 1,39 1,70 1,49 1,90 4,84 2,89 3,14 5,69 4,23 +7,69 +11,61 +9,95
Type court (n.d.) (n.d.) (n.d.) (n.d.) (n.d.) (n.d.) 3,15 5,64 4,30      
Type long (n.d.) (n.d.) (n.d.) (n.d.) (n.d.) (n.d.) 3,13 10,93 3,48      
Niveau universitaire 0,74 1,76 0,90 1,73 4,65 2,40 2,14 5,95 3,10 +10,14 +11,71 +11,90
TOTAL 1,87 3,02 2,21 3,15 11,08 5,76 7,10 17,01 10,68 +12,89 +17,02 +15,40

Sources : Nos estimations à partir des données suivantes :

(1) INS : Recensement de la population au 31/12/1970 - Tome 10 : Niveau d'instruction de la population - A. Royaume, Provinces, Arrondissements et régions linguistiques, 1976, pp. 168-169.
(2) INS : Annuaire statistique de la Belgique, Tome 105, 1985, pp. 175-177.
(3) INS : Recensement de la population et des logements au 1er mars 1981 - Résultats généraux : population scolaire et niveau d'instruction, n° 4, 1986, pp. 160-166.

Ces constatations allaient aboutir, progressivement, à une mise en cause radicale du pouvoir explicatif de la théorie du capital humain et des ses postulats fondamentaux. En ce qui concerne tout d'abord la relation établie entre l'éducation et la croissance, l'approche des économistes se complexifia notablement en faisant intervenir, entre autres, les aspects qualitatifs de l'enseignement et la diversité structurelle des économies. Dès lors, figer des situations en recouvrant à des fonctions de production identiques à travers le temps et l'espace apparaissait comme une simplification excessive rendant la démarche inopérante. Bien plus, une thèse opposée commença même, au fil des années, à rencontrer un succès grandissant, à savoir que c'est l'économie qui influe sur le développement de l'éducation et non l'inverse, ce qui n'est le plus souvent qu'une autre façon de défendre l'idée selon laquelle l'inadéquation serait le fait du système scolaire. La volonté manifeste du gouvernement actuel d'étendre la politique d'austérité au domaine de l'enseignement pourrait s'interpréter dans ce sens.

Simultanément, le fait que la poursuite des études supérieures n'apparaisse plus forcément comme une garantie d'accessibilité à l'emploi, ou à tout le moins aux meilleurs emplois, amena nombre d'économistes, tant parmi les néoclassiques que parmi leurs adversaires, à reconsidérer les rapports pouvant exister entre le système éducatif et le marché de l'emploi. De multiples analyses économiques et sociologiques du marché du travail démontrèrent en effet que la sélection des jeunes diplômés à l'embauche ne dépendait pas exclusivement du niveau de formation atteint mais d'un ensemble complexe de facteurs socio-économiques discriminant les individus ou les groupes sociaux et cela, dès les premières orientations scolaires. De plus, ces études révélèrent aussi l'éclatement d'un marché de l'emploi, jusque là supposé unique, en une série de "segments" relativement étanches et obéissant chacun à des règles de fonctionnement particulières. Dès lors, plutôt que de centrer l'analyse sur l'hypothétique liberté d'arbitrage d'individus parfaitement rationnels qui échapperaient, comme par enchantement, aux déterminismes que font peser sur eux les structures sociales et productives, il convenait d'étudier d'abord quels sont les facteurs discriminants qui conditionnent les aspirations et les comportements des diplômés confrontés aux mécanismes de sélection et de promotion d'un marché "segmenté". Cette conception, qui constitue le point de convergence des diverses "théories de la segmentation du marché du travail" qui se sont développées au cours des dix dernières années, aboutit évidemment à rejeter l'explication avancée par la théorie du capital humain et par l'un de ses prolongements, la théorie du filtre (19). En caricaturant un peu, on pourrait dire aujourd'hui que la plupart des spécialistes doutent qu'un accroissement des dépenses d'éducation créera systématiquement de l'emploi, ailleurs, bien sûr, que dans le secteur de l'enseignement. Au contraire, devant la massification du chômage et l'extension du phénomène de surqualification, il est à craindre que l'on assiste à l'avenir à une vulnérabilisation croissante de l'ensemble des emplois, y compris de ceux exigeant les plus hautes qualifications.

Dans ce contexte fort différent de celui des "golden sixties", les espoirs placés dans le développement des technologies avancées, et le rôle central que certains voudraient attribuer en ce domaine au système d'enseignement, se révèlent, sous bien des aspects, comme une réminiscence de la théorie néo-classique. Une fois encore, on demanderait en effet à l'éducation d'anticiper l'évolution économique en produisant aujourd'hui les capacités et les qualifications spécifiques qui seraient requises dans les branches supposées les plus riches d'avenir puisque, à terme, les plus productives.

Ainsi, tout en créant les emplois de demain, l'éducation permettrait de prendre le virage de la nouvelle révolution industrielle et d'assurer par là le retour à la croissance. Sur le fond, il est clair que cette conception s'apparente à celle des premiers promoteurs de la théorie du capital humain, à cette différence essentielle près que le moyen d'atteindre l'objectif économique passerait désormais moins par l'élévation du niveau général d'éducation que par l'adaptation des contenus des formations et la promotion des filières d'enseignement réservées aux élites du futur. Nous craignons fort, pour notre part, qu'un tel projet de politique éducative n'apparaisse, à l'expérience, comme une nouvelle utopie. Non seulement il se heurte aux même critiques que le modèle classique originel, notamment en ce qui concerne le sens des relations entre éducation, progrès technique et croissance mais, de plus, il soulève également une série d'objections particulières :

1. On risque de focaliser l'attention sur des spécialisations précoces au lieu de favoriser des formations générales, assorties éventuellement de possibilités ultérieures de recyclages - alors que le marché de l'emploi demande toujours plus de généralistes, capables de s'adapter aux changements de situation ou de technique qu'implique l'accélération du progrès.

2. Les hyper-spécialisations présentent la propriété de se démoder très vite : diverse études ont montré que les besoins en techniciens de haut vol diminuent au fur et à mesure qu'une technologie nouvelle tend à se généraliser, c'est-à-dire à se banaliser (20). Le problème est d'autant plus épineux que la formation est un processus long.

3. On risque aussi de renforcer la dualité, sur le marché du travail, entre des travailleurs hautement qualifiés bénéficiant, aussi longtemps que leur qualification est utile, des emplois les mieux rémunérés et les plus prestigieux, et les travailleurs moins qualifiés ou non qualifiés qui occuperaient les statuts les plus précaires. Si l'hyper-spécialisation se fait au détriment de la formation générale, on peut d'ailleurs craindre que les travailleurs qualifiés d'aujourd'hui deviennent les sous-qualifiés de demain, généralisant à terme le processus de précarisation, des emplois tout en divisant artificiellement la classe laborieuse.

4. On peut penser que le développement de l'éducation, pas seulement technique mais générale (les mentalités et les attitudes face aux technologies nouvelles ont autant d'importance, sinon plus que les savoir-faire), est susceptible de créer les conditions favorables dans le domaine de la recherche, mais :

- ceci suppose que des moyens soient libérés pour la recherche (problème de politique scientifique);
- et que les résultats de cette recherche trouvent à s'appliquer dans l'industrie (problème de politique industrielle).

 

Notes

(1) Pierre BOURDIEU, Classement, déclassement, reclassement, Actes de la Recherche en Sciences sociales, n° 24, novembre 1978, pp. 1-22.
(2) Matéo Alaluf et alii. Scènes de chasse à l'emploi. L'insertion professionnelle des diplômés universitaires. Editions de l'Université Libre de Bruxelles, 1987.
(3) Jean-Louis CANIEAU et Marcelo OSSANDO. Le spectre du chômage des jeunes universitaires : nouveau problème, vieilles recettes Cahiers marxistes.
(4) Michèle RIBOUD et Feliciano HERNANDEZ IGLESIAS. La théorie du capital humain. Un retour aux Classiques. L'économique retrouvée : vieilles critiques et nouvelles analyse. Economica, Paris, 1978, pp. 227-247.
(5) Cité d'après M.J BOWMAN. The Human Investement Revolution in Economic Thought Economics of Education, vol. 1, Ed. par M. BLAUG; Penguin Modern Economics, 1968, pp. 101-134.
(6) Dans un modèle datant de 1957, Robert SOLOW proposait de multiplier la fonction de production Cobb-Douglas par un coefficient...P (t) mesurant le progrès technique accumulé au cours du temps "t". Une version à peine différente utilisée en 1959 par Odd AUKRUST revenait à adjoindre à cette même fonction un facteur autonome evt où "v" représentait le taux d'accroissement annuel du produit imputable au progrès. Cfr. Robert SOLOW Technical Change and the Aggregate Production Function. Review of Economics and Statistics, august 1957, pp. 312-320; et Odd AUKRUST Investissement et expansion économique. Revue de la mesure de la productivité, février 1959, pp. 39-58.
(7) André PAGE. L'Economie de l'éducation. Collection SUP, Section "L'économiste", PUF, Paris, 1971, pp. 81-82.
(8) Robert SOLOW fut le premier, en 1962, à envisager ce type de démarche. Raisonnant toujours à partir d'une fonction de production Cobb-Douglas, il proposait d'évaluer le stock de capital physique en tenant compte, simultanément, des générations successives d'équipements en usage chaque année et d'un taux d'amélioration de la productivité résultant du progrès incorporé dans les nouvelles machines. Robert SOLOW. Technical Progress, Capital Formation and Economic Gowth. American Economic Review, Papers and Proceedings, may1962, pp. 76-86.
(9) Cette démarche fut sans conteste celle qui connut le plus de succès. Si edward F. Denison en est à la fois le promoteur et le représentant le plus notoire, ses travaux allaient par la suite inspirer une foule d'analyses sur les causes de la croissance à travers le monde.
(10) Jean-Louis MAUNOURY. Economie du Savoir, Collection U, Série "Sciences économiques et gestion", Librairie Armand Colin, Paris, 1972, pp. 396-397.
(11) Edward F. Denison. The Sources of Economic Growth in the US and the Alternatives before Us. Supplementary Paper Nb. 13, Commitee for Economic Development, New York, 1962.
(12) Edward F. Denison. Why Growth Rates Differ : Post-War Experience in Nine Western Countries. The Brookings Institution, Washington DC, 1967.
(13) When any expensive machine is erected, the extaordinary work to be performed by it before it is worn out, is must be expected, will replace the capital laid out upon it, with at least the ordinary profits. A man educated at the expense of much labour and time to any of those employements wich require extraordinary profits. A man educated at the expense of much labour and time to any of those employements which require extraordinary dexterity and skil, may be compared to one of those expensive machines. The work which he learns to perform, it must be expected, over and above the usual wages of common labour, will replace to him the whole expense of his eduction, with at least the ordinary profits of an aqually valuable capital. Il must do this too in a reasonable time, regard being had to the very uncertain durationof humain life, in teh same manne as the more certain duration of the machine. The difference between the wages of skilled labour and those of common labour is founded upon this principle". Adam Smith. The Wealth of Nations. Bk 1, ch. 10, pt. 1, 1776.
(14) C'est ainsi que l'hypothèse liant l'accroissement de la productivité du travail à l'élévation du niveau d'éducation de la main-d'œuvre n'a jamais pu être démontrée. Elle se déduit simplement de la constatation que les salaires tendent, en moyenne, à augmenter au fur et à mesure que la formation s'accroît, et de l'hypothèse classique voulant que les rémunérations soient fixées à la valeur de la productivité marginale du travail. Il est clair que l'adhésion à ce type de raisonnement relève plus de l'acte de foi que de la logique pure. D'autre part, lorsque DENISON tient compte des économies d'échelle comme facteur résiduaire de progrès de la productivité globale, il se trouve en contradiction avec les hypothèses de base de don modèle. Celui-ci se fonde en effet implicitaement sur une foncton Cobb-Douglas, dont l'une des propriétés est de ne pas tenir compte des économies d'échelle.
(15) Jean-Louis MAUNOURY. Op cit, p. 414.
(16) Jean-Claude EICHER. Education et réussite professionnelle in : J. CL. Eicher, L.LEVY GARBOUA et Alii : Economique de l'Education. Economica, Paris, 1979, pp. 1-29.
(17) Fondation universitaire, Bureau des Statistiques Universitaires. Rapport annuel 1985, pp. XXXIV-XXXVIII.
(18) D’après le Tan Khoi, L’économie de l’éducation, dans Les sciences sociales de l’éducation. Approches disciplinaires et planification, Revue internationale de sciences sociales, n°104, UNESCO, 1985, p.244.
(19) La théorie du filtre, qui connut son heure de gloire au tout début des années septante, avançait que les diplômés étaient embauchés, non pas en raison de leur niveau de connaissance, mais uniquement parce que le processus de sélection scolaire ne laissait "filtrer" que les individus les plus aptes, épargnant ainsi aux employeurs de devoir recourir à des tests et à des stages probatoires longs et coûteux. A la limite, l'éducation n'avait donc pas besoin d'ajouter quoi que ce soit à la valeur productive des individus: il suffisait qu'elle sélectionne ceux présentant le plus d'aptitudes 'naturelles" pour chaque type d'emploi proposé.
(20) En 1961, James R. Bright constatait déjà que les compétences requises pour certains emplois industriels commençaient par s’accroître, pour diminuer ensuite rapidement à mesure qu’augmentait le degré de mécanisation Ces observations furent largement confirmées par les travaux de Nelson et alli qui démontrèrent que le niveau moyen d’exigences en matière de formation tendait à diminuer en même temps que s’accumulait l’expérience des nouvelles technologies. Cf. James R. Bright. Does Automation Raise Skill Requirements ?, Harvard Business Review, 1961 ; et Richard Nelson, Merton Peck, and Edward Kalachek. Technology, Economic Growth, and Public Policy. The bookings Institution, Washington D.C., 1967.


 

 

 

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