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Esprit d'entreprendre, simple nécessité ou mutation culturelle ?

Anne-Marie Straus
Chef de Cabinet du Ministre de l'Economie, de l'Emploi et des classes moyennes de la Région wallonne

 

Le choix d'un titre se pose toujours comme un exercice difficile.

La question soumise à nos débats constitue, en fait, une véritable interpellation car je n'ai pas de réponse définitive à vous offrir.

Elle m'est apparue avec acuité lors de la mise en place de la campagne du Ministre Arnaud Decléty sur le thème Oser, risquer, gagner dont l'objectif était, et demeure, la promotion de l'esprit d'entreprendre car le mouvement qui semble se dessiner autour du thème de la création de "son" entreprise ou de "son" emploi dépasse largement les frontières de notre Région, et même du pays, pour rejoindre l'ensemble des pays d'Europe occidentale (1).

A cet égard, on peut s'interroger sur le fait de savoir s'il s'agit d'une réponse ponctuelle provoquée par une nécessité d'ordre économique ou politique, ou bien, si ces campagnes, slogans, concours et autres actions basées sur la créativité et l'esprit d'entreprendre sont les indicateurs d'une véritable mutation culturelle.

La réponse me paraît essentielle, du moins pour ceux qui participent au courant de pensée suivant lequel il existe une interaction importante entre culture et économie et qui croient, comme le montrent les travaux de Bassant et Guindani qu'il s'établit entre la culture et l'économie une dynamique circulaire qui développe, dans le cas d'une situation d'expansion, une perception positive du système social et, à l'inverse, dans un contexte de déclin, que la régression économique renforce le caractère négatif qu'en perçoivent les populations (2).

Dans ce cas, et si le mouvement qui se dessine traduit la volonté des acteurs régionaux tant publics que privés de développer une image positive, de valoriser le savoir-faire et l'esprit créatif, on pourrait y voir un indicateur du fait que se met progressivement en place une nouvelle dynamique de développement économique et social.

L'analyse à laquelle j'ai procédé est, dans l'état actuel des choses, plus empirique que systématique, puisqu'elle procède uniquement de la mise en évidence d'un certain nombre d'observations réalisées dans le cadre de mes activités professionnelles.

Une première constatation qui, me semble-t-il, peut-être faite sans risque d'erreur, est que le promotion de l'esprit d'entreprendre dépasse largement la simple opportunité politique. J'entends par là le fait de se situer dans un créneau porteur du point de vue médiatique, sans volonté réelle de déboucher sur des actions concrètes, ou encore le fait pour les pouvoirs publics de fournir des réponses faciles à la crise. Confronté à la difficulté de faire face à la montée du chômage, au coût de la sécurité sociale et au financement des infrastructures collectives, les pouvoirs publics inciteraient les gens à assurer eux-mêmes leur propre survie, à créer eux-mêmes leur emploi et à prendre en charge leur pension.

S'il est exact que la plupart des initiatives prises dans ce domaine traduisent une volonté de faire face au manque d'emplois, je soulignerais le fait que la plupart d'entre elles trouvent leur origine dans le privé.

A cet égard, il est remarquable de constater que, même en matière de formation, la plupart des cycles sont encore financés par des capitaux privés et c'est très récemment que les pouvoirs publics ont pris conscience de l'importance de former des jeunes à l'esprit d'entreprendre.

Sans nier les raisons de type politique, j'aurais tendance à dire qu'elles s'inscrivent alors dans la volonté de mettre en place une stratégie volontariste susceptible d'inverser la logique de la récession économique.

C'est dans ce contexte et, pour répondre à des nécessités d'ordre économique, que le département de l'Economie wallonne, comme celui entrepris en France par l'ANCE a développé un programme d'actions, au Portugal par le Fonds d'appui à l'initiative des jeunes entrepreneurs, en Espagne par les collectivités locales. On peut y ajouter des actions basées sur la structuration de réseaux d'entreprises petites et moyennes autour d'axes nouveaux (haute valeur ajoutée, technologies nouvelles, etc.) comme c'est le cas en Italie, en Grande-Bretagne ou aux Etats-Unis sans ignorer non plus la campagne entamée par la CEE pour soutenir les PME novatrices et pour promouvoir la création d'entreprises.

En fait, l'analyse de l'appareil productif indique clairement qu'au-delà de la politique d'incitants financiers traditionnellement développée au cours des vingt dernières années, c'est au changement même de la structure des entreprises et à la valorisation du capital humain qu'il faut d'abord viser.

Or, notre programme, comme la plupart de ceux qu'il m'a été donné d'étudier, vise non seulement à interpeller l'ensemble des acteurs tant publics que privés sur l'esprit d'entreprendre mais également à mettre en place des mécanismes susceptibles de favoriser des changements internes à l'entreprise : responsable de la modernisation de la gestion, centres relais, banques de données, action de formation, etc.

L'apparition d'une nouvelle gamme de services aux entreprises (information, informatisation, marketing, financement au capital à risques,...) constitue donc un support à la promotion des petites et moyennes entreprises, rendu nécessaire par la disparition des grandes entreprises industrielles et donc par l'obligation de rompre leur lien de dépendance financière et structurelle vis-à-vis de ce qu'il est convenu d'appeler "l'industrie motrice".

Néanmoins, comme le souligne Michel Quévit, la croyance "au paradigme de l'industrie motrice" est restée longtemps enracinée dans les mentalités de même d'ailleurs que celui de "pôle de croissance" (3).

Or, souligne l'auteur, si l'on regarde une carte de l'Europe, n'est-on pas frappé de constater actuellement la corrélation entre la densité des infrastructures et l'intensité des problèmes économiques (ex. le chômage) et ce, particulièrement, dans les régions industrielles du nord de l'Europe ?

Même si on ne peut affirmer que ce type d'option peut permettre d'aboutir rapidement au degré de développement et de prospérité acquis grâce aux grandes concentrations industrielles, le pari sur la petite dimension, le développement technologique, la capacité d'entreprendre ont été choisis avec succès par d'autres régions que la nôtre tant en Europe qu'aux Etats-Unis.

Si manifestement les nécessités économiques expliquent en grande partie notre démarche comme celle de la plupart des autres acteurs, elle est aussi conditionnée par la volonté de rompre avec le climat de morosité sociale qui caractérisait par trop notre région et par la volonté de créer une identité positive reposant sur la valorisation de notre savoir-faire autant que de notre patrimoine.

Cette attitude qui participe sans doute, autant à une démarche culturelle que purement économique, a fait l'objet d'appréciations tant négatives que positives.

Les critiques prennent appui sur des chiffres ainsi que sur la comparaison habituelle entre le Nord et le Sud du pays.

Sans nier le fait que la Wallonie souffre de déficiences structurelles importantes, sans nier non plus l'importance des indicateurs tels que production industrielle, balance des paiements, investissements, carnet de commande, emploi, etc. (4), il n'en reste pas moins vrai que l'analyse des indicateurs basés sur le comportement des individus revêt aussi un intérêt non négligeables pour apprécier le climat socio-économique.

Or, comme une étude récente de la Sobemap vient de le souligner, un plus grand goût du risque, une meilleure capacité de contact avec des univers variés, une plus grande propension à s'écarter des normes font que l'on peut considérer qu'il existe, dans la population wallonne, une convergence de caractéristiques nouvelles qui en fait une population prête à prendre des risques d'entreprise et ce, d'autant plus fondamentalement que cette population éprouve un sentiment de moindre sécurité (5).

Et c'est ici que se pose la question de savoir si, réellement, il y a mutation culturelle. La notion de culture doit s'entendre selon les termes dans lesquels Roger Guy (6) la définit, c'est-à-dire un système de pensée, d'actions et de comportements communs à un ensemble de personnes qui contribuent d'une manière objective et symbolique à constituer une collectivité particulière et distincte et si cette mutation culturelle n'est pas limitée à l'une ou l'autre région ou si elle s'étend à l'ensemble des pays industrialisés d'Europe et des Etats-Unis.

Confrontés à la montée du chômage, à la complexité des échanges et de la compétition internationale, à l'instabilité monétaire, à la vitesse de mutation des connaissances et des techniques, les sociétés occidentales connaissent un retour aux valeurs d'individualisme et d'efficacité et aussi sans doute au souci du bien-être matériel.

Or, le courant prépondérant depuis la seconde guerre mondiale était favorable aux valeurs d'égalité et de solidarité. Il a mené notamment à une importante redistribution des revenus par la fiscalité et à l'extension de la sécurité sociale, mais il a aussi engendré des effets pervers mis en évidence par la crise telle que négation des mérites et des performances, coût prohibitif, marginalisation des catégories "protégées" par l'enfermement dans des statuts précaires. Il semble battu en brèche par cet autre courant prônant les valeurs de l'individualisme et de l'efficacité.

Ce dernier marque ses effets non seulement dans l'action des pouvoirs publics (promotion de la création de son "propre" emploi, de "son" entreprise, privatisation de secteurs entiers de l'économie, diminution des impôts des personnes physiques), mais aussi dans l'initiative des groupes privés et dans la redéfinition des rapports sociaux. A titre d'exemples, l'Agence nationale pour la Création d'Entreprises (ANCE) en France, trouve son origine dans l'association dans la volonté commune de promoteurs privés et de secteurs publics; l'ASBL "Jeunes entreprises" qui a pris naissance aux Etats-Unis en 1919 pour rejoindre la Belgique en 1976 et qui connaît actuellement un développement important, a obtenu dès le départ le soutien financier de la société Générale de Belgique; les clubs de créateurs d'entreprises sont également issus d'initiatives spontanées de jeunes entrepreneurs décidés à mettre en place eux-mêmes les conditions de leur propre survie.

Des regroupements d'entreprises se forment en-dehors des trajectoires de filiation traditionnelle (grandes entreprises - sous-traitants) pour chercher de nouveaux marchés, utilisés des services ou une technologie commune.

Au niveau des relations sociales aussi, les choses se modifient.

Face à la conception classique du mouvement syndical dont le but est de défendre les droits de ses membres et donc de négocier avec le patronat les conditions de travail, un autre courant s'affirme de plus en plus favorable au "partenariat", à la concertation.

Si, personnellement, je ne suis pas persuadée que les conditions d'un nouveau partenariat entre patronat et syndicat ou, plus largement encore, entre les différents acteurs du contexte socio-économique sont réunies, je peux, en tout état de cause, participer à l'analyse suivant laquelle les formes de solidarité interprofessionnelles et les conventions qui en découlent ne sont plus adaptées aux réalités socio-économiques actuelles. Dans ce domaine, comme dans d'autres domaines de la vie en société, nous assistons à une modification de l'échelle des valeurs, suffisamment importante pour s'exprimer malgré l'inertie des appareils, essentiellement préoccupés de leur propre survie.

Le conflit qui s'affirme entre le souci d'efficacité, d'une part et le maintien de la sécurité d'autre part, constitue un véritable défi pour nos sociétés occidentales. Défi aussi que la mutation profonde du marché du travail (ainsi en mai 1987, les taux de chômage en Wallonie s'élevaient à 16,7 % de la population active). A ceux-ci s'en ajoutent d'autres, d'importance majeure, et je citerai prioritairement les défis technologiques, c'est-à-dire ceux qui, à mon sens, font que la troisième révolution industrielle est fondamentalement différente de la précédente car elle substitue l'information à la puissance et la création à la standardisation. Le saut qualificatif est immense, c'est la révolution de l'intelligence.

Faire face à la vitesse de mutation des connaissances et des techniques, à l'instabilité des échanges, à la compétition internationale, à l'instabilité monétaire, à la complexité liée aux individus de plus en plus instruits et autonomes est devenu un exercice difficile pour les hommes politiques comme pour les dirigeants économiques qui ont appris leur métier au cours d'une ère de stabilité et de croissance, suivie de dix années de crise marquées par des restructurations profondes et par la nécessité de gérer à court terme.

Seront-ils capables d'anticiper le futur, d'adapter leur politique en fonction d'autres segments d'application, de parier sur l'homme et son autonomie, de réévaluer le niveau d'intervention pour l'adapter aux nécessités du marché européen ?

Autant de questions auxquelles on hésite parfois à répondre de manière définitivement optimiste.

C'est vrai que nous avons dû prendre conscience, au plus fort de la crise mondiale et sous l'effet du bouleversement des structures économiques et industrielles, que l'Europe pourrait être marquée par des records de chômage. C'est vrai que la crise économique et sociale n'est pas totalement vaincue.

Mais j'ai personnellement la conviction profonde qu'il existe à tous nivaux, public comme privé, patronal comme syndical, au niveau des dirigeants politiques comme de la population, la volonté d'assurer notre avenir et que le changement est à notre portée... car nous avons reconquis le courage d'y faire face.

 

Notes

(1) Je citerai à titre d'exemple : en France, l'action de l'Agence nationale pour la création d'entreprises; au Portugal, la mise en place en 1986 du "Fonds d'appui à l'initiative des jeunes créateurs..."
(2) Lire à ce propos Quévit Michel, Mutations industrielles et changement social, Troisième Conférence internationale de la Communauté de Travail des régions européennes de tradition industrielle.
(3) Quévit Michel, op. cit..
(4) Remarquons à cet égard, s'il faut absolument entrer dans la querelle des chiffres, d'après des données récentes, un mouvement conjoncturel faviorable à la Wallonie au cours des quatre premiers mois de 1987 se dessinne ainsi qu'une orientation positive des prévisions de la demande et des carnets de commande (ceci suivant l'enquête de conjoncture de la BVB)
(5) Lire à ce propos, Propositions pour une politique industrielle, A. Decléty, juin 1987.
(6) Roger Guy, L'Action sociale, PUF, Paris.


 

 

 

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