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Culture : moteur et frein au développement économique

André Moreau
Ingénieur industriel
Directeur de l'Institut de Formation permanente du Hainaut (IFPH)

 

Un même mot pour désigner des choses très différentes. C'est comme si l'on organisait un échange d'idées sur : "le temps"...

L'acceptation la plus courante de la culture, du culturel est celle qui est relative aux arts, à la littérature et par extension à certaines activités de loisirs, de distraction.

Une autre acception, plus sociologique, désigne par le terme culture l'ensemble des opinions, des idées et des valeurs d'une population déterminée et qui se traduit dans des comportements caractéristiques. On dira, par exemple, que l'Inde, qui détient des richesses minérales importantes, n'a pas tiré parti de ses ressources naturelles ni du progrès technique parce que la culture ambiante (expression qui englobe aussi les religions) ne valorise guère l'exploitation industrielle ni le management. En revanche, la Suisse, pays très pauvre, sans richesses naturelles et sans accès à la mer, a réussi à se tailler une place de choix parmi les nations économiquement développées. La culture ambiante y est très différente de celle de l'Inde.

C'est cette signification sociologique de la culture que nous retiendrons dans la suite du texte.

Il y a plusieurs décennies déjà que l'on s'est interrogé sur les causes des disparités économiques entre les différents pays européens. Dans Morale de l'entreprise et destin de la nation, Octave Gelinier, expert français en management, s'indigne de ce que les travaux de l'allemand Max Weber n'aient été traduits en français que quarante ans après leur publication en langue allemande.

La thèse avancée est que les idées répandues au sein de la population d'un pays ou d'une région exercent une influence déterminante sur le développement économique du territoire considéré.

Ces idées sont enracinées dans des valeurs véhiculées à travers les âges par la religion, la philosophie, la morale. Elles sont transmises par la famille, par l'enseignement, par les livres, par l'entourage social.

C'est ainsi qu'en Europe, les pays les plus influencés par les mouvements de la Réforme, principalement les pays d'Europe du Nord, ont connu très tôt un développement économique important. A l'inverse, les pays d'Europe du Sud (Espagne, Italie, Grèce) où le catholicisme dominait, ont enregistré un important retard économique.

Il ne s'agit pas, dans cette démarche, de faire le procès ou l'apologie de quoi que ce soit. Il se fait que ce sont les pays où le protestantisme était assez répandu qui ont vu les premiers se développer chez eux, ce que nous appelons aujourd'hui l'économie moderne. Il y a donc des modèles ou schémas culturels qui, plus que d'autres, favorisent et accentuent le développement économique. Cette constatation, peut-être parce qu'elle est d'ordre sociologique, n'a pas encore trouvé sa place dans les traités d'économie politique.

Empruntant une toute autre démarche, l'économiste Denison découvre en analysant les sources de la croissance que ce ne sont pas les facteurs quantitatifs (la terre, le capital) qui contribuent le plus à la croissance économique, mais bien des facteurs qualitatifs tels que le niveau de formation, l'esprit de recherche et d'innovation, la qualité du management, la propension à sortir des sentiers battus, bref des facteurs à dominante culturelle qui expliquent à eux seuls plus des deux tiers de la croissance économique.

Il semble que l'on perd parfois de vue que ce sont les hommes qui font l'économie et qu'ils y réussissent d'autant mieux que leurs valeurs et la culture ambiante y sont favorables.

Jusqu'à présent, nous avons relevé l'influence des schémas culturels dont certains exercent un effet moteur sur l'économie et d'autres sont plutôt à considérer comme un frein ou un inhibiteur. Les habitants de chaque pays sont comme programmés par la culture ambiante et leurs comportements sont orientés sans qu'ils s'en rendent compte.

Il existe une autre forme de conditionnement culturel qui semble davantage répandu dans les pays latino-européens. Des théories sont élaborées sur base de certaines constatations. Elles sont étayées d'une logique sans faille et apparaissent progressivement aux yeux de leurs adeptes - c'est là que se situe leur effet pernicieux - comme la représentation exacte de ce qui se passe dans la réalité socio-économique. Lorsque cette réalité ne correspond pas ou ne correspond plus aux schémas théoriques, ceux-ci ne sont pas nécessairement remis en question car ils sont considérés presque comme des évidences. Malheureusement, si les remèdes préconisés résultent des schémas théoriques plutôt que de la réalité économique, les résultats risquent d'être décevants. Voici quelques exemples :

On sait que les investissements, lorsqu'ils sont judicieux, sont indispensables à la survie économique d'un pays ou d'une région. Ce point ne semble guère contesté. Mais, se basant sur le passé, on considère encore de nos jours que l'investissement favorise l'emploi. Un homme politique allemand n'a-t-il pas formulé le slogan : "les profits d'aujourd'hui sont les investissements de demain et les emplois d'après-demain".

Alain Minc (1) cite une étude allemande visant à déterminer le nombre d'emplois créés ou supprimés, à différentes périodes, pour 100 milliards de marks d'investissement :

- 2 millions d'emplois créés entre 1955 et 1960
- 400.000 emplois créés entre 1960 et 1965
- 100.000 emplois supprimés entre 1965 et 1970
- 500.000 emplois supprimés entre 1970 et 1975

Alain Minc explique ce renversement par l'importance qu'on pris les investissements de productivité dans l'ensemble des investissements. Il estime que le mouvement s'est encore accéléré depuis 1975 et il transcrit le slogan dans les termes suivants : "les profits d'aujourd'hui sont les investissements de productivité de demain et donc les réductions d'emploi d'après-demain".

Que l'on puisse tenir très sérieusement des propos aussi contradictoires sur un même sujet, indique bien que l'on se situe dans le domaine des croyances plutôt que dans celui de l'observation sereine des réalités.

Considérons à présent le taux de croissance économique à atteindre pour réduire le chômage.

Philippe Maystadt et Robert Maldague, dans un document stencilé intitulé Choisir pour demain, écrivent ceci : "Compte tenu notamment de l'accroissement démographique de la population en âge d'activité, il est probable que le taux de croissance durable qui serait nécessaire pour ramener le taux de chômage dans les limites supportables, devrait être de 4 à 5 % par an et même plus, ce qui paraît tout à fait hors de portée".

Tout économiste vous démontrera qu'en effet l'accroissement de l'emploi se traduit par un accroissement du produit national, puisque celui-ci enregistre les augmentations de valeur ajoutée résultant du nombre accru de travailleurs occupés.

Cela semble évident et cependant on peut constater qu'à taux de croissance économique égal, de grandes entités comme la Communauté économique européenne et les Etats-Unis enregistrent des évolutions d'emplois fort différentes : "En longue période (1960-1981), à taux de croissance comparable, l'emploi total a progressé aux USA de 2 % en moyenne par an (soit une création de quelque 35 millions de postes de travail), tandis que l'emploi stagnait dans la Communauté européenne ".

Cette dernière citation n'émane pas de quelque opposant aux deux auteurs cités ci-avant. Ce sont eux qui avancent ces chiffres après avoir rappelé l'exigence d'un taux de croissance économique élevé...

On ne peut pas dire qu'il s'agit, dans leur chef, d'un manque d'information. Ils constatent bien l'écart important entre le raisonnement théorique et la réalité concrète, mais ils ne corrigent pas la théorie même lorsque la réalité s'en écarte de manière aussi manifeste.

On peut se faire une idée ici de la force exercée sur les esprits par les modèles théoriques dès lors qu'ils sont largement répandus et peu contestés.

Un autre exemple concerne le partage du travail. Le raisonnement est le suivant : puisque le volume de travail est limité et qu'il y a de nombreux chômeurs, il convient de rechercher des formules qui permettront à un plus grand nombre de travailleurs de se partager le volume actuel de travail. Selon les appartenances politiques ou idéologiques, on prônera la réduction du temps de travail (pour favoriser l'embauche) ou bien on cherchera une issue du côté du travail à temps partiel.

Or, la notion d'un volume limité de travail, pourtant largement répandue dans tous les milieux, est très discutable. Elle repose soit sur une conception statique de l'économie (les vases communicants), soit sur l'hypothèse libérale selon laquelle s'il y avait des activités à entreprendre, cela se saurait et il y aurait des entrepreneurs qui saisiraient cette opportunité (on voit poindre la main invisible d'Adam Smith). D'où la conclusion (hâtive) : s'il n'y a pas de travail, c'est qu'il n'y a pas d'occasion d'activités nouvelles ou supplémentaires.

On sait combien Alfred Sauvy, notamment, s'est élevé contre cette conception statique. On peut en effet constater que le rapport entre la population active occupée et la population en âge d'activité (rapport que nous pourrions appeler taux d'activité) varie considérablement d'un pays à l'autre. De plus, on constate aussi que c'est dans les pays où le taux d'activité des femmes est le plus élevé que le taux d'activité des hommes est aussi le plus élevé (Suède, Danemark, Norvège). A l'inverse, c'est dans les pays où le taux d'activité des femmes est faible que le taux d'activité des hommes est aussi plus faible (Belgique, Italie, Pays-Bas). Pour fixer les idées, considérons les cas extrêmes : Suède et Belgique en 1982-1983 (2).

  Belgique Suède
Population totale 9.856 8.329
Hommes de 15 à 64 ans 3.278 2.721
Femmes de 15 à 64 ans 3.257 2.660
Population active civile occupée  
- hommes 2278 2258
- femmes 1337 1966
Taux d'activité  
- hommes 69,5 82,9
- femmes 41,0 73,9

Si, avec sa population, la Belgique atteignait les taux d'activité suédois il y aurait dans notre pays un million de femmes en plus au travail et plus de quatre cent mille hommes occupés en plus.

Chaque pays a donc une aptitude plus ou moins grande à occuper utilement sa population active et, s'il y a limite volumétrique du travail, on voit que cette "limite" est très supérieure pour certains et très inférieure pour d'autres...

Dans le cas de la Suède, ses performances ne proviennent pas d'un taux d'exportations exceptionnel, puisque la Belgique est le pays du monde qui exporte le plus par tête d'habitant. L'écart ne provient pas non plus d'un nombre élevé d'indépendants car la proportion de salariés dans la population active est nettement plus élevée en Suède qu'en Belgique.

Il faudrait plutôt se tourner vers les facteurs qualitatifs pour trouver des explications : par exemple le choix judicieux des activités et la qualité du management dans les entreprises. Nous retrouvons ici les facteurs culturels.

On pourrait prendre d'autres exemples tels que la liaison des salaires à l'index (pour maintenir le pouvoir d'achat), les aides publiques aux investissements, les aides à la formation du personnel auxquelles n'ont pas accès les entreprises de service pourtant créatrices d'emplois, les aides aux entreprises en difficulté.

Si nous vivions sous un régime dictatorial, on comprendrait que le pouvoir néglige les conséquences sociales des erreurs économiques. Nous vivons au contraire en démocratie et les hommes politiques font de leur mieux, chacun selon son appartenance, mais ils sont programmés par les schémas culturels dont le pouvoir est certainement plus efficace que celui d'une junte militaire.

Quelle philosophie, quelle culture, quelle démarche scientifique nous libérera de nos schémas et nous fera apprécier toujours davantage la complexité des réalités ?

 

Notes

(1) L'après crise est commencé - Gallimard.
(2) Statistique de la population active O.C.D.E. (nombres en milliers)


 

 

 

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