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Les conditions culturelles du développement

Michel Molitor
Professeur à l'UCL - Département de Sociologie
Directeur de la Revue nouvelle

 

Après avoir pensé la Wallonie en termes de déclin, on la pense aujourd'hui en termes de développement. Ce changement de paradigme se traduit par un ensemble de recherches et de propositions qui s'inscrivent dans cette nouvelle perspective. Les notes qui suivent n'ont d'autre ambition que de contribuer à cette nouvelle dynamique tout en ne prétendant pas aborder l'ensemble des questions qui s'ouvrent. On se contentera, en effet, de proposer à la discussion l'une ou l'autre hypothèse relative aux conditions culturelles du développement. Cette question a déjà été abordée par divers analystes qualifiés qui tous ont mis l'accent sur la nécessité de lier changement culturel et développement (1).

 

Une crise de l'action

Dans le milieu des années 70, la Wallonie comme d'autres régions industrielles de vieille industrialisation, semblait confrontée à un choix entre le développement ou la gestion du déclin. Le développement était doublement hypothéqué par l'absence ou la faiblesse de l'initiative économique et par l'inexistence ou l'atonie d'un mouvement social qui serait lié à une dynamique de développement. C'est dans ce contexte qu'est apparue une série de réponses qui visaient simultanément à corriger les perspectives de développement - notamment par le recours à une série de mécanismes substitutifs : investissements étrangers ou initiatives publiques - et à gérer la régression par le recours à des politiques sociales visant à amortir les effets du déclin. On a souligné par ailleurs que cette vision des choses découlait d'une approche des problèmes de la Wallonie qui serait faite exclusivement en termes de coût sociaux (2).

Cependant, on reconnaît généralement aujourd'hui que se contenter de gérer le versant social du déclin - même si, ce faisant, on répondait à une demande sociale explicite - se ramenait à un traitement des effets sans considération des causes. Cette pratique dépendant d'ailleurs de l'accès à certaines ressources qui se sont rapidement révélées limitées.

Dans un second temps, il est apparu que la problématique singulière de la Wallonie était progressivement combinée à un mouvement plus général : la crise qui affectait l'ensemble des sociétés industrialisées, les difficultés particulières de la région étaient multipliées par un mouvement général de mutation technologique ou par l'apparition de nouvelles formes d'initiatives ou de pouvoirs économiques délocalisés par rapport aux espaces traditionnels.

Par ailleurs, une nouvelle définition de la crise s'est imposée. A la conception de la crise comme un accident a succédé une représentation de la crise comme une mutation (3).

La conception de la crise-accident considère une vision de la crise conçue comme une panne - logiquement momentanée - appelant un certain nombre de réponses qui s'élaboreront en termes de restauration : il suffit de rétablir les équilibres momentanément compromis pour que la machine se remette en marche. Jusqu'au début des années 80, la plupart des gouvernements européens ont partagé cette vision des choses qui s'impose encore dans certains milieux.

Progressivement cependant une autre conception de la crise s'est imposée : la crise-mutation caractérisée par la profondeur du changement et surtout son caractère irréversible. Les sociétés industrielles, leurs modes d'organisation, leurs supports technologiques, leurs flux d'échanges, leurs mécanismes de pouvoir, s'engageraient dans une transformation comparable à celles qui caractérisèrent l'Europe industrielle du XIXe siècle et dont les effets culturels et sociaux ont été considérables. Ces changements ne constituent pas en soi une crise mais bien un ensemble de mutations profondes.

Par contre, il y a crise dès lors que les sociétés s'avèrent impuissantes à maîtriser ces processus. En Wallonie, cette impuissance était clairement multipliée par la fragilité relative dont on a parlé plus haut. On était donc autorisé à parler d'une crise de l'action collective, crise qui se manifestait dans divers domaines : politiques, économiques et sociaux.

Ce qui se passe ne doit pas être conçu par rapport à un état d'équilibre, à un état stable, à un système et à des références universelles, mais doit être appréhendé comme mécanisme de passage, d'une situation, d'un moment, d'un type d'organisation sociétale. Sortir de la crise, ce n'est pas affirmer que nous sommes dans l'anomie et dans l'entre-deux, ni dire que le vieux monde se casse mais dégager la manière dont nous pouvons construire le nouveau champ économique, d'abord culturel et finalement social et politique (4).

Cette définition de la crise est particulièrement heureuse; elle doit nous aider d'abord à mieux comprendre les difficultés de la Wallonie en les considérant comme des manifestations locales de mouvements généraux, ensuite à imaginer les stratégies d'avenir.

 

Refaire l'initiative

En effet, cette définition de la crise ne s'arrête pas au diagnostic; au contraire, elle permet d'identifier les conditions d'un nouveau développement. Quand on parle de crise de l'action, on évoque nécessairement les acteurs, les modes d'organisation, les types de participation qui font défaut. C'est à leur reconstitution qu'il faut s'attacher aujourd'hui.

La création d'une nouvelle capacité d'action est le résultat d'un investissement de la société sur elle-même; en d'autres termes l'action de la société sur elle-même qui suppose la réunion et l'orientation de ressources d'ordre économique ou politique mais surtout culturel.

Cet investissement qui s'opère dans un contexte difficile est confronté à des exigences partiellement contradictoires : la prise en charge des effets de déclin à court terme et la préparation du développement à long terme. L'arbitrage n'est pas facile - notamment en raison des demandes de protection d'une population vieillie - mais l'absence de choix ou les faux choix qui semblent prévaloir parfois sont sans doute à la base de l'anomie qui se répand dans de nombreux milieux.

Les temps opératoires du développement ou du changement social sont des temps long (5).

Nombre d'actions, de modifications, de décisions pourraient paraître marginales en regard de l'objectif poursuivi - objectif tellement lointain qu'il ressemblerait à une utopie s'il ne s'imposait comme une incontournable nécessité. Et pourtant, l'enchaînement et l'accumulation de ces actions doivent permettre de le réaliser. Il en va du développement comme d'autres processus du changement social; les alternatives qui s'élaborent aujourd'hui n'auront pour la plupart d'effets que dans le long terme - ce n'est évidemment pas suffisant pour les condamner; au contraire, elles trouvent là leur justification.

On a donc commencé à comprendre que l'objectif fondamental auquel devait s'atteler la Wallonie était d'établir les conditions nécessaires à la création de nouveaux acteurs et au développement de nouveaux espaces pour l'initiative.

Ces conditions sont évidemment multiples. J'en ai esquissé trois il y a quelques année (6).

Je les reprendrai ici en les combinant avec d'autres et en privilégiant systématiquement leurs dimensions culturelles. D'autres que moi insisteront de manière plus qualifiée sur les aspects économiques qui leur sont liés.

Un développement différent : parler de développement n'implique pas que l'on se réfère nécessairement au développement des années 1950-1970. Les bouleversements économiques et technologiques tout comme l'apparition de nouvelles exigences sociales et culturelles contiennent des effets irréversibles qui poussent à imaginer des modes de développement originaux qui s'adaptent à ces nouvelles dimensions de l'action.

Le développement de la Wallonie ne pourrait-il combiner des objectifs généraux (adaptation à l'internationalisation) et des objectifs particuliers adaptés aux ressources et aux contraintes propres de la Wallonie; par exemple le réoutillage urbain de la Wallonie (recréer des espaces urbains compatibles avec de nouvelles contraintes - par exemple énergétiques - mais aussi de nouvelles exigences sociales et culturelles) ou l'aménagement de nouveaux systèmes de communication ou d'éducation ? Comment imaginer une stratégie de développement qui n'utilise pas les énormes ressources de la formation et qui ne fasse pas place à des réseaux de recherches renouvelés ? Par ailleurs, le développement à faire ne pourrait-il s'accompagner de systèmes originaux de participation sociale appelés notamment par la nouvelle distribution du travail qui se dessine aujourd'hui ?

Le risque et l'expérimentation sociale : des changements apparemment marginaux aujourd'hui peuvent avoir des conséquences considérables dans le futur. L'innovation économique et culturelle à laquelle est acculée la Wallonie n'implique-t-elle pas l'acceptation d'un certain maintien de risques à courir et la possibilité d'expérimenter de nouvelles formules et de nouveaux objectifs ?

Répondre à certaines demandes individuelles ou collectives passera peut-être par la définition de nouveaux acteurs, de nouvelles modalités et de nouveaux espaces économiques. Les capacités d'initiative à reconstituer sont d'abord liées à l'innovation sociale (7). Cette hypothèse n'interpelle-t-elle pas directement les diverses forces sociales ?

La destruction des bureaucraties : le paysage économique et politique de la Wallonie est planté de bureaucraties publiques et privées. Elles sont le plus souvent les résidus d'anciennes formes d'initiative ou encore le résultat de tentatives, substitut ou relais à des formes d'initiative défaillantes. Il est temps de les évaluer et de comprendre qu'elles n'ont été le plus souvent que le produit répondant de stratégies d'occupation du terrain. Les effets pervers de ces proliférations sans véritable projet sont graves : faute d'objectif, les bureaucraties obscurcissent les débats en transformant les conflits politiques ou économiques en transactions organisationnelles. Plus encore, ces bureaucraties sécrètent et entretiennent une véritable culture de la dépendance. Le changement culturel lié à un nouveau développement passe par leur destruction. Il ne faut pas se méprendre sur la solution cependant : les approches strictement budgétaires ne font que déplacer le problème car elles ne proposent pas de véritables alternatives.

La dimension internationale : si les mutations en cours s'inscrivent évidemment dans la dimension internationale, il faut résolument placer la Wallonie sur cet espace. En effet, le problème ne consiste pas tellement à mieux répondre à des demandes sociales régionalement situées qu'à lier la dynamique wallonne aux nouvelles dimensions de l'action économique et politique. Le dyptique Wallonie-Europe est plus qu'un symbole, il est une nécessité. Sans doute, est-il plus facile dans le court terme d'imaginer le destin de la Wallonie à l'intérieur de l'espace national belge mais il est évident que dans le futur il faudra l'amorcer à des flux économiques et culturels renouvelés.

La modernisation : un certain nombre de points qu'on vient de discuter ont un dénominateur commun : la modernisation. La modernisation ne concerne pas uniquement les modalités économiques ou techniques de la gestion; elle affecte aussi en profondeur les comportements, les relations sociales, les références culturelles. Et de ce point de vue, la Wallonie est confrontée à des défis importants. Ce n'est pas possible en effet d'aborder le changement en n'utilisant que les ressources culturelles ou sociales du passé.

Comme la plupart des régions de vieille industrialisation, à l'histoire fortement marquée par les conditions économiques et sociales du développement, devant le changement, la Wallonie hésite entre l'innovation et la restauration. L'innovation implique de faire son deuil de certaines références culturelles, de certaines pratiques sociales. Dans l'histoire sociale de Wallonie, les forces sociales liées au mouvement ouvrier ont été des acteurs importants. La composition de ces forces sociales s'est considérablement modifiée suite aux transformations économiques (rationalisation des secteurs de base, glissement réalisé de l'industrie vers les services); ces modifications ne peuvent pas s'accompagner de changements importants dans les aspirations sociales, dans les références culturelles, dans les règles du jeu politique. Il en va de même en ce qui concerne les acteurs économiques, plus fluides et moins localisés, et qui, moins que par le passé, prennent le visage de grandes entreprises marquant de leur emprise tout un bassin d'emplois. Ces nouvelles composantes de la société wallonne doivent être prises en compte dans les stratégies d'innovation.

On peut faire l'hypothèse, en effet, qu'en Wallonie comme dans d'autres régions de vieille industrialisation, les difficultés à passer le cap de la troisième industrialisation sont largement d'ordre culturel. Autrement dit, l'impact des deux premières industrialisations a été tellement lourd qu'il s'est accompagné d'une considérable institutionnalisation des modes d'action économique et sociale qui pèsent lourdement sur les capacités de changement. Il n'empêche que la modernisation passe par la modification de cette culture industrielle.

Les transformations culturelles sont donc une des composantes essentielles des changements qui s'opèrent en Wallonie. Elle ne concernent pas tant la recherche identitaire, affirmée par certains, aujourd'hui, comme une nécessité (8) - on ajoutera : à condition qu'elle articule le particulier sur l'universel, les racines ou projet; plus largement ces transformations concernent la vie sociale dans son ensemble, les modalités de l'initiative, la renaissance de la société.

 

Notes

(1) Notamment Michel Quévit in Mutations industrielles et changement social (troisième conférence internationale de la Communuaté du travail des Régions européennes de tradition industrielle), 1987. Voir aussi Annik de Rongé et Jean-François Grodent Crise et innovation, contribution de l'innovation sociale à l'initiative économique, UCL, Département de Sociaologie, 1985.
(2) Cf Michel Molitor La face cachée des problèmes institutionnels belges, leurs racines économiques dans La Revue Nouvelle, LXX, 9, 79.
(3) Cf A. Touraine Crise ou mutation, dans Au-delà de la crise, Le seuil, Paris, 1976.
(4) Cf A. Touraine Crise de la crise dans B. Bawin, etc Eds La crise dans tous ses états, Ciaco, 1985, p 31-32.
(5) Exemple : les efforts entrepris pour ouvrir le système politique belge au milieu du XIXème siècle n'aboutirent à des résultats réels qu'un demi siècle plus tard.
(6) Cf 2 ci dessus.
(7) A. De Rongé et J.J. Grodent, op. cit.
(8) Cf Jean-Marie Klinkenberg Le discours identitaire, une réponse narcissique à la crise ?, dans La crise dans tous ses états, op. cit..


 

 

 

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