Institut Destrée - The Destree Institute

               Accueil

Organisation

Recherche scientifique

Education permanente

Conseil

Action

Evénements

 

 

 


Etre un écrivain français de Wallonie

Marcel LOBET
de l'Académie royale de Langue et de Littérature françaises
Ancien Président, pour la Communauté française, de l'Association internationale des Critiques littéraires

 

Entre autres objectifs, ce congrès nous invite implicitement à reconsidérer l'identité wallonne à la lumière de l'expérience accumulée par plusieurs décennies, dans la prospective de l'an 2000. Il s'agit, pour les participants, de se placer loin des "idées toutes faites", au-delà des préjugés et des idéologies partisanes, de manière à créer un certain consensus où se rencontreraient ceux qui cherchent la vérité humaine des rapports sociaux, tout en ménageant cet amalgame de réalisme et d'idéalisme qui justifie ce que Bernard Grasset appela, il y a plus d'un demi-siècle, "la chose littéraire". Et le grand éditeur, qui publia les meilleurs écrivains français de ce siècle (par exemple les quatre M: Montherlant, Mauriac, Morand et Maurois), citait volontiers une phrase de Péguy: "Nous allons perpétuellement à contre-sens de toute l'économie du monde moderne. Nous allons perpétuellement à contre-courant, à contre-vague."

De fait, si l'écrivain n'est pas un opportuniste, un "profiteur du régime", un flagorneur à l'égard des "gens en place", un carriériste à la Rastignac, sa "mission de dire" (expression du poète Pierre Emmanuel) va à l'encontre des idées reçues, des conventions intéressées et des systèmes organisés dans un sens unique (parfois inique).

L'écrivain de nos provinces romanes a pour mission de dire l'identité wallonne sans pour autant faire acte d'allégeance envers un système régi par une politique inféodée à l'histoire et à la géographie. Le plus bel exemple de cette liberté chantée par Eluard nous est donné par Charles Plisnier qui fut et qui reste un "écrivain français de Wallonie". Nous sommes quelques uns à suivre les traces de ce pionnier dont Roger Foulon a recomposé l'itinéraire spirituel dans un petit livre publié par l'Institut Jules Destrée.

Pour éclairer le débat, j'invoquerai, en toute simplicité, sans forfanterie, l'expérience d'un octogénaire qui a consacré soixante ans de sa vie aux lettres françaises. Si on me demandait aujourd'hui de "décliner mon identité", je dirais que je suis inscrit, moi aussi, comme Charles Plisnier, dans la confrérie des écrivains français de Wallonie.

Arthur Masson lui-même (à qui j'ai consacré un petit livre publié par l'Institut Jules Destrée) rejoint la cohorte de la Francité quand, à côté de sa "Toinade", il se réclame de La Bruyère, de Maupassant, d'Alphonse Daudet et de tous ceux qui, sans rien renier d'un régionalisme savoureux, revendiquent leur appartenance au vaste domaine d'une Francité dont nous voyons aujourd'hui s'élargir les frontières. 0n oublie trop facilement ceci: à côté de sa chronique romanesque de Wallonie, Arthur Masson a écrit un livre intitulé "Pour enrichir son vocabulaire", parce qu'il croyait à l'inépuisable richesse de la langue française.

Enrichir son vocabulaire: tel devrait être le souci des responsables de la culture, des animateurs qui, dans les media, multiplient les tics de langage, les termes éculés et les fautes d'orthographe.

Pour clarifier les idées susdites au sujet de l'identité littéraire, je préciserai ma position personnelle par un exemple récent. Le seul de mes livres que je désire sauver de l'oubli, "Nathanaël", j'aurais pu l'écrire en France, en Suisse romande, en Afrique, au Canada et même dans un pays où le français n'est guère parlé. C'est là un fait qui m'autorise à déclarer que ma patrie est la langue française.

Il n'y a là rien de désobligeant à l'égard de mes compatriotes qui ne parlent pas la langue française. Chacun de nous a pu le constater au cours de voyages hors de nos frontières: il y a une "connaturalité" française qui joue spontanément dès que, dans un autre pays que le nôtre, proche ou lointain, la "communication" s'établit en français.

Charles Bertin, né à Mons, relève, par une écriture classique, de la grande tradition des lettres françaises. Charles Bertin a pris des positions très nettes, sans équivoque, sur la libre appartenance de l'écrivain de ce pays qui a choisi la langue française. D'autre part, dans un petit livre intitulé "Du Hainaut picard au roman païs de Brabant", j'ai salué mon ami hennuyer Pierre Ruelle qui a intitulé son dernier livre "Une certaine idée de la France".

Cette communication ne peut être un palmarès. Nous disposons de nombreux ouvrages de références qui, selon leur obédience, alignent des noms parfois groupés par écoles ou par régions. Je louerais volontiers, comme modèle, une association "sans frontières" où fraternisent, par exemple, les écrivains ardennais qui se retrouvent tantôt dans nos provinces méridionales tantôt dans l'Ardenne française.
Qu'est-ce à dire sinon que l'identité littéraire de ces écrivains peut s'intégrer dans une Francité où le régionalisme "théorique" rejoint l'universel.

En passant, je voudrais rendre hommage au Service du Livre luxembourgeois et à son animateur Jean-Luc Geoffroy. En dix ans, les "Dossiers L" ont présenté une cinquantaine d'écrivains de notre communauté française. Le Service du Livre luxembourgeois propose, d'autre part, un catalogue de près de 3000 titres d'écrivains belges de langue française.

Gardons-nous d'infléchir les statistiques et de les manipuler pour leur faire dire ce qu'elles ne veulent pas établir. L'essentiel, c'est que la vie littéraire soit vivante. Sous le titre de "Lettres vivantes", et sous la direction de mon ami regretté Adrien Jans, la Renaissance du Livre a publié, en 1975, un ouvrage collectif étudiant "deux générations d'écrivains français en Belgique" (1945-1975).

Notre littérature "francophone" est-elle la plus riche et la plus vigoureuse des littératures françaises hors de France, comme l'affirme Auguste Viatte, dans l'Encyclopédie de la Pléiade, "Lettres vivantes" montre comment, entre 1945 et 1975, le patrimoine français a pu s'accroître sur cette marche septentrionale dont Bruxelles et la Wallonie forment le suprême bastion. Il s'agissait de découvrir des dominantes et de les insérer dans un univers en devenir.

Laissons les débats ineptes touchant une "belgitude" qui serait la caractéristique de nos lettres françaises. De même il faut tenir pour dépassées des querelles au sujet de l'appellation d'écrivain belge "d'expression française" (il faut d'ailleurs dire "de langue française").

Malgré les tenants d'une "littérature belge" qui eut son heure de gloire quand de grands Flamands - les Maeterlinck et les Verhaeren - choisirent d'écrire en français, on s'achemine peu à peu vers une appellation qui consacre un état de fait: "la littérature française de Belgique".

La Wallonie a sa littérature dialectale, comme l'a établi l'admirable "Anthologie de la littérature wallonne" de Maurice Piron. Toutefois, dans l'Europe en devenir, nos provinces romanes constitueront de plus en plus le fief d'une Francité supranationale. Les sarcasmes et les ostracismes n'y changeront rien. L'Europe des ethnies se fera par une évolution où l'économique et la politique finiront par se neutraliser dans une sorte de marché commun intellectuel (ou, du moins, culturel) où les fédéralismes trouveront de nouvelles assises.

Au-dessus des remous provoqués par les fluctuations électorales et par l'alternance des pulsions de gauche et de droite, les valeurs littéraires continuent à être régies par la suprême juridiction du Temps. Les modes saisonnières, le snobisme intellectuel, le battage publicitaire, l'écume des nouvelles vagues, tout s'efface devant la pérennité de la langue française.

Quand, il y a quelques années, j'ai publié mes "Classiques de l'an 2000", d'aucuns m'ont reproché: "Vous ne prenez pas de risques. Vous misez sur des valeurs sûres." Il y aura toujours des inconditionnels de la nouveauté opposés aux "mainteneurs" qui parient sur "ce qui demeure". Libre à chacun de choisir son parti et son pari, selon son tempérament et ses prédilections adossés à mille ans de littérature française, nous savons que la Galaxie Marconi n'effacera jamais la Galaxie Gutenberg et que, jusqu'à la fin des temps, il y aura toujours des hommes pour écrire et pour lire en français.

Dans un pays de plus en plus flamandisé par un "grignotage" qui laisse la plupart des Wallons indifférents, c'est aux politiciens et aux économistes qu'il appartient d'organiser une Résistance active en défendant aussi des valeurs intellectuelles trop dédaignées parce qu'elles n'ont pas d'impact électoral.

Les pessimistes disent que notre civilisation est en déclin du fait des progrès de la médiocratie. Ils dénoncent la suprématie du sport dans les "info" ou dans la vie collective et ils déplorent l'invasion du franglais, l'ignorance de l'orthographe dans les journaux, le niveau très bas de certains programmes de télévision. Dénonçant l'incidence de tous les laxismes sur l'essor de la connaissance, ils parlent d'un analphabétisme culturel.

Je me bornerai à regretter, dans la ligne de mon propos littéraire, une certaine carence de l'enseignement à tous les niveaux. Le "maître d'école" - tel que l'a salué Roger Foulon dans un livre magnifique - tend à disparaître, tandis que les professeurs du secondaire "dans le vent" imposent à leurs élèves des choix littéraires dictés par un parisianisme absurde, sans jamais puiser dans le patrimoine de nos lettres. Il faut déplorer aussi que l'enseignement supérieur jargonne. Il y a panurgisme au plus haut niveau: des livres écrits par des universitaires sont illisibles, même pour un homme cultivé. Ceci me paraît très grave, parce que ce byzantinisme empêche un large dialogue et cette "communication" que l'on prône partout sans envisager les moyens d'établir des échanges et des contacts où culture et littérature auraient une place plus large.

En conclusion, chacun de nous peut contribuer à sauver notre monde en mutation. Ce ne sont pas les "légions en marche" qui font avancer les civilisations, mais les entraîneurs d'hommes qui ont le sens de la solidarité humaine. Quelle que soit notre place dans la société, chacun est responsable de l'avenir de notre civilisation.

(Octobre 1987)


 

 

 

L'Institut Destrée L'Institut Destrée,
ONG partenaire officiel de l'UNESCO (statut de consultation) et 
en statut consultatif spécial auprès du Conseil économique et social
des Nations Unies (ECOSOC) depuis 2012
  The Destree Institute The Destrée Institute,
NGO official partner of UNESCO (consultative status) and 
in Special consultative status with the United Nations Economic
and Social Council (ECOSOC) since 2012 

www.institut-destree.eu  -  www.institut-destree.org  -  www.wallonie-en-ligne.net   ©   Institut Destrée  -  The Destree Institute