Institut Destrée - The Destree Institute

               Accueil

Organisation

Recherche scientifique

Education permanente

Conseil

Action

Evénements

 

 

 


Création et consommation culturelles

Jean-Paul SCHYNS
Docteur en droit
Secrétaire général du Centre d'Action culturelle de la Communauté française (CACEF) à Namur

 

Quelques notes pour un débat

Un des paradoxes dans l'Occident d'aujourd'hui tient à la croissance simultanée de l'indifférence collective à l'égard de la culture et d'activités culturelles de plus en plus soutenues par une panoplie de minorités bénéficiaires de la dîme prélevée sur l'énorme flux économique. Pourquoi ce schisme? En somme, la notion de culture couvre deux aspects d'une même réalité: d'une part l'ensemble des créations, de l'inventivité littéraire, musicale ou plastique vivifiant le patrimoine intellectuel et artistique; de l'autre, dans une acceptation plus large, les traits caractéristiques d'une civilisation, définis par un ensemble de références, de clés de lecture des événements, d'une communauté de langages.

Durant des siècles, jusqu'à l'époque industrielle, ces deux composantes se sont parlées et comprises.

Il y eut vraiment une culture populaire, faite d'usages et de croyances, marquée par la religion ou le folklore, ni figée, ni fruste, sécrétée et diffuse plutôt que construite et diffusée. Exprimant l'osmose de l'homme et du milieu, elle jouait -pour reprendre ici l'expression de Jacques Rigaud- un rôle vraiment matriciel.

Entre le roi et le manant de jadis, il y avait certes une différence -importante- de degré mais l'un et l'autre participaient à un fond commun de civilisation, traduisant une même incarnation de la nature humaine. La création, collective ou non, y plongeait ses racines et même lorsqu'à partir de la Renaissance les disciplines artistiques reprirent davantage leur autonomie, une connivence subsista.

Sous les formes raisonnables, raffinées, étudiées de la culture la plus classique, le "bon sens" de Molière ou de la Fontaine -pour ne citer qu'eux- n'était pas tellement différent de celui du paysan ou de celui de l'artisan du XVIIe siècle. Il y avait, entre eux, moins de distance qu'entre le loubard et l'homme civilisé d'aujourd'hui parce que, par delà les distinctions de tous ordres existait une façon commune d'appréhender le réel.

Les révolutions économiques, sociales et politiques ont disloqué ce consensus. Fils de Voltaire et des Lumières, l'homme moderne veut vivre sa relation au monde dans un esprit d'examen critique, occultant son propre désir de vivre aussi en paix, en harmonie avec le monde, de trouver une explication de la vie unanimement acceptée, en bref de vivre réconcilié et non pas immergé dans le doute et le refus.

Or, à la jointure du XIXe et du XXe siècles, les ruptures sont consommées. La culture populaire a disparu sous la pression du déracinement industriel et urbain, voir même - aussi choquante que paraisse l'affirmation - de l'enseignement obligatoire, dans la mesure où trop souvent l'école privilégie l'intelligence au détriment de l'imagination et de la sensibilité.

Subsiste alors le choix entre une culture élitaire, souvent difficile, qui interroge plus qu'elle ne répond; une culture dont (on l'a dit en forçant un peu le trait) le notable même, qui lisait encore Balzac, Stendhal ou Zola, va se sentir peu à peu rejeté et son alternative: une sous-culture de divertissement, aussi aliénante que stérile.

Une des raisons qui empêchent une culture discutée et vraiment intégrée de renaître aujourd'hui tient - quels qu'en soient par ailleurs les motifs - à l'inflation de l'Etat moderne qui, avec toutes ses fonctions d'administration, de distribution, de contrôle, ignore le principe de subsidiarité et tend à dissoudre les liens organiques du tissu social.

Comme l'a écrit l'un de nos jeunes cinéastes, du point de vue de la création culturelle se produit alors une situation où le public massifié ne peut plus être le milieu à partir duquel le travail de création trouve sa base de propulsion ou son rapport à une instance critique vraiment représentative: ce qui conduit la création culturelle soit dans une voie minoritaire de plus en plus réservée à un public spécialisé, soit, à l'inverse, dans la voie d'une adaptation aux critères de la consommation de masse. Dans les deux cas, le rendez-vous est manqué.

Tableau trop sombre? Peut-être. Mais il paraît en tout cas urgent qu'un débat sérieux s'ouvre aujourd'hui sur ce que doivent être les conditions d'une culture authentique. Débat évidement indissociable du débat de société lui-même: si nous adhérons à la civilisation de l'homme-masse, nous ne pouvons que souscrire à la culture qui lui va comme un gant. Dans le cas contraire, il faudra bien définir les conditions d'une culture qui restitue à l'homme sa condition d'être unique et irremplaçable tout en l'inscrivant harmonieusement dans la communauté humaine, riche de sa diversité et de ses corps intermédiaires: famille, métier, commune, région, quartier...Biens des courants vont dans ce sens aujourd'hui et qui ne sont pas seulement nostalgiques.

La culture doit être l'occasion d'une insertion dans le réel et non d'une fuite ou d'un refus, donner le sens de la qualité, du génie. Il est faux de dire que nous n'avons de choix qu'entre les sous-produits télévisés et les pitreries des intellectuels.

La réanimation du folklore, la réhabilitation culturelle de toutes sortes d'espaces, historiques ou industriels par exemple, la recherche de lieux nouveaux, polyvalents, intégrés dans la vie, la redécouverte de la dimension locale et régionale sont des phénomènes trop évidents aujourd'hui pour qu'on puisse encore douter de la valeur que conserve à notre époque, surtout à notre époque, le patrimoine: un patrimoine qu'il ne s'agit pas simplement de sauver. Il s'agit, bien davantage, d'être sauvé par lui, non pour se figer sur un modèle et sombrer dans l'immobilisme mais pour y chercher un point d'appui pour aller plus loin.

La véritable tradition dans les grandes choses, disait Paul Valéry, ce n'est pas refaire ce que les autres ont fait, c'est redécouvrir l'esprit qui fit ces choses et qui en accomplirait d'autres totalement différentes en d'autres temps.

Et le rôle du créateur d'art s'inscrit tout naturellement dans cette ligne. Sa mission n'est pas de créer un monde illusoire, ni un paradis artificiel pour nous consoler d'un monde qui serait absurde. Le grand musicien, le grand peintre, le grand écrivain, c'est celui qui, reprenant sans cesse les thèmes fondamentaux qui interpellent l'homme, s'ouvre à la contemplation de l'être, réalité inépuisable à laquelle philosophes et savants donnent peut-être accès mais dont seul l'artiste nous fait percevoir en quelque sorte l'évidence. Comme l'a dit Soljenitsyne "une oeuvre d'art porte en soi sa propre confirmation". C'est par la beauté, donc par l'oeuvre d'art, que la vérité et la bonté apparaissent indubitables.

(Octobre 1987)


 

 

 

L'Institut Destrée L'Institut Destrée,
ONG partenaire officiel de l'UNESCO (statut de consultation) et 
en statut consultatif spécial auprès du Conseil économique et social
des Nations Unies (ECOSOC) depuis 2012
  The Destree Institute The Destrée Institute,
NGO official partner of UNESCO (consultative status) and 
in Special consultative status with the United Nations Economic
and Social Council (ECOSOC) since 2012 

www.institut-destree.eu  -  www.institut-destree.org  -  www.wallonie-en-ligne.net   ©   Institut Destrée  -  The Destree Institute