Institut Destrée - The Destree Institute

               Accueil

Organisation

Recherche scientifique

Education permanente

Conseil

Action

Evénements

 

 

 


Quelle action culturelle au seuil du troisième millénaire?

Bob ALEXANDRE
Inspecteur général - Directeur général de la Culture,
Ministère de la Communauté française, Wallonie-Bruxelles

 

L'opportunité d'évoquer l'action culturelle au seuil du troisième millénaire surgit de la conjonction de deux facteurs particuliers: d'une part, la civilisation occidentale, aux fondements judéo-chrétiens a pu imposer au monde de compter le temps au départ d'un événement qui lui est propre, et, d'autre part, elle le fait en utilisant le système décimal qu'elle a également su universaliser.

C'est dire que la référence au troisième millénaire est purement conventionnelle. Et si les hommes se préparent à célébrer le passage d'un millénaire à l'autre, c'est plus par inconscience manipulée que par reconnaissance d'un fait significatif. Les ans neufs ont toujours eu moins d'importance pour les hommes que les solstices, même si, paradoxalement dans notre société actuelle, les premiers sont devenus des phénomènes culturels et économiques et si les seconds sont fréquemment vécus sans cérémonie et sans être reconnus.

Le délai de douze ans qui nous sépare de l'an deux mille est par contre plus significatif: c'est l'espace d'une demi-génération. Les enfants nés aujourd'hui entreront à ce moment dans l'adolescence et auront en perspective le monde que nous leur aurons préparé. C'est donc à l'action culturelle qu'il nous faut penser en ce qu'elle est constituante de l'avenir. Cela revient à poser la question: que devons-nous faire maintenant pour conserver aux jeunes de l'an deux mille le maximum de possibilités de déterminer eux-mêmes le monde dans lequel ils vivront.

Si d'ici douze ans, les bébés balbutiant de 1987 vivront dans un monde que personne sans doute ne peut imaginer à ce jour dans ses multiples développements, ceux qui auront coopéré à ce monde seront aussi plus âgés de douze ans. Encore présents, ils seront déjà du passé et c'est sans doute ce qu'il faut avoir à l'esprit si l'on veut parler d'action culturelle.

Car c'est bien d'action culturelle qu'il s'agit. Et l'accouplement des deux termes est essentiel. L'action a le mouvement pour conséquence, donc le sens. Lui ajouter la dimension culturelle, c'est entendre la culture de vie et non la culture morte. Et qu'est-ce donc qu'une culture de vie sinon la vie elle-même? La vie, le mouvement: pléonasme? Et si on n'avait inventé le terme d'"action culturelle" que pour signifier que tout dans notre monde va à son inverse? Et si, paradoxalement, angéliquement et démoniaquement, notre monde n'organisait inconsciemment ses contraires que pour mieux étouffer ses contradictions, privilégiant ainsi la reproduction coercitive dans un illusoire équilibre, au détriment de la transformation et de l'innovation?

L'action culturelle de cette fin de siècle ressemble trop souvent au cerf de la fable qui s'est construit au fil des ans des bois splendides (et encore s'agit-il, en l'occurrence, de la splendeur de Cendrillon) par lesquels il mourra.

Quelle est-elle donc cette action culturelle? Vouloir la décrire de manière exhaustive est ici hors de propos. Pointons donc seulement quelques travers pour ensuite pouvoir mieux la transformer.

Segmentée, alors qu'elle devrait être synthèse, elle oppose fréquemment création et animation, diffusion et conservation, culture élitiste et culture populaire. L'action culturelle se traduit trop souvent par des oppositions stériles, des valorisations de certaines de ses formes et des anathèmes sur d'autres. Il nous faut pourtant comprendre que la seule action culturelle positive est celle qui permet à l'homme dans une démarche intégrée, de s'approprier le patrimoine culturel déjà produit et de l'enrichir de ses propres créations.

Institutionnalisée, l'action culturelle en oublie qu'elle est révolte, rupture et discontinuité. Ayant obtenu sa place dans le monde, elle en oublie de le regarder ou ne le fait que trop timidement de crainte sans doute d'en être évacuée, oubliant qu'en ces temps musclés le silence ne suffit pas pour survivre. Mal à l'aise, dépendante économiquement, sinon idéologiquement, elle colloque pour s'en sortir, alors qu'elle doit prendre ses distances.

Perméable à la crise économique et sensible à la dégradation sociale, elle entre également en crise et n'ose plus exister comme telle: au nom de l'essentiel elle se perd dans des initiatives économiques sans issue et dérive allègrement dans le champ social. Sensible à l'ambiance sociétale, elle s'inscrit de manière a-critique dans l'évolution duale perdant de vue la complexité des situations.

Si le rapport au travail reste central en ce que le travail fournit les moyens économiques d'une relative autonomie et assure la reconnaissance sociale, la multiplication des situations de non-travail et leur stabilisation obligent l'action culturelle à se redéployer. C'est l'occasion de lui assigner des finalités sinon nouvelles, du moins réaffirmées vigoureusement

L'action culturelle est un refus et une volonté.

Elle est refus de stratification, d'enfermement, d'opposition immobilisée. Si elle doit contribuer à ce que s'affirment et s'identifient les groupes sociaux et à ce qu'émergent les tensions et les conflits qui les opposent, niant par là l'immuabilité et l'inéluctabilité des situations, elle est aussi simultanément acte volontaire et organisé de reliance: reliance de l'homme à l'événement, reliance de l'homme à l'homme, reliance de l'homme à lui-même.

Elle est volonté dans la recherche et la mise en oeuvre d'un humanisme nouveau. L'honnête homme du XVIIe siècle est mort et a cédé la place au technocrate. Inventer l'honnête homme du XXIe siècle, l'homme élaborant ses connaissances, pensant sa culture et agissant sa pensée, est le défi que l'action culturelle doit relever d'urgence. La difficulté est grande d'élaborer une action culturelle inductrice, structurante et pourtant éclatée. Inductrice, parce qu'il convient de partir, pour chacun - mais avec d'autres - de ce qu'il vit et appréhende, structurante parce qu'il s'agit d'organiser les connaissances ainsi acquises en systèmes cohérents et opérants, élaborés plutôt qu'imposés, éclatée parce qu'il s'agit de prendre en compte la totalité des savoirs et agissements humains.

Penser l'informatique plutôt que de pianoter sur un ordinateur, voir ce que les médias font de nous plutôt que de consommer les plats qu'il nous concoctent, s'inquiéter du Liban, du Nicaragua, de la Malaisie parce que c'est notre monde, essayer de comprendre et d'agir parce que nous avons à être solidaires, plutôt que de hurler avec les uns ou les autres ou d'apaiser notre conscience dans des débats de café du commerce, reconnaître dans l'opéra et le théâtre-action la richesse d'une différence plutôt que de les opposer stérilement, considérer l'immigré comme une chance à saisir, à cultiver, à développer plutôt que comme une difficulté supplémentaire dans notre organisation sociale, reconnaître le jeune déscolarisé et au bord de la délinquance comme une personne déstabilisée qui appelle notre solidarité plutôt que comme un déviant potentiel à encadrer ou à enfermer, voilà quelques-unes des pistes que ceux qui entendent redéployer l'action culturelle doivent creuser rapidement et en profondeur si nous voulons qu'en l'an deux mille il reste à nos enfants la possibilité de poursuivre la construction d'une humanité libre et forte.

(Octobre 1987)


 

 

 

L'Institut Destrée L'Institut Destrée,
ONG partenaire officiel de l'UNESCO (statut de consultation) et 
en statut consultatif spécial auprès du Conseil économique et social
des Nations Unies (ECOSOC) depuis 2012
  The Destree Institute The Destrée Institute,
NGO official partner of UNESCO (consultative status) and 
in Special consultative status with the United Nations Economic
and Social Council (ECOSOC) since 2012 

www.institut-destree.eu  -  www.institut-destree.org  -  www.wallonie-en-ligne.net   ©   Institut Destrée  -  The Destree Institute