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La Wallonie engluée : l'idéal socialiste revisité par des Chrétiens de gauche

Philippe PEPIN
Licencié en Sciences Politiques et Relations internationales
Permanent du MOC Charleroi

 

1. Mutations et nouveaux clivages

Le monde qui s'annonce est très différent de celui dont nous avons hérité de la première révolution industrielle. Quelques vieux mythes pourraient se réaliser. Nous commençons à entrevoir la fin de l'ancienne malédiction: "Tu gagneras ton pain à la sueur de ton front!". Par techniques interposées, chacun pourrait avoir son mot à dire dans la direction de la "polis". Quelques perspectives sont vraiment fabuleuses.

Mais ces bouleversements sont aussi porteurs de quelques menaces non négligeables. La classe ouvrière se meurt. Bientôt, les employés d'exéution verront à leur tour leurs fonctions assurées par des machines. Le chômage est structurel. Bien que "l'emploi" ne soit pas une notion en voie de disparition, l'inactivité "professionnelle" ne sera plus jamais totalement résorbée. Le chômage des jeunes préfigure en quelque sorte cette tendance lourde de notre avenir.

L'accès à l'information et aux moyens de communication peut redessiner de nouveaux clivages entre "possédants" et classes populaires d'un nouveau genre. Les multinationales, entre autres, continuent à se moquer des Etats et de leurs législations. L'inactivité forcée, l'ennui, les loisirs factices restent le terreau de toutes les manipulations.

 

2. Les mouvements ouvriers en débat

Le mouvement ouvrier devra se redéfinir, car il est soumis à des transformations de société qui affectent les deux plans essentiels de sa légitimité. Que deviendra-t-il, et qui représentera-t-il, dans un monde sans classe ouvrière? Comment permettre à une foule de "sans travail" de vivre décemment? Comment donner du sens à la vie, lorsque pour un nombre considérable de nos concitoyens, le travail salarié n'assurera plus, ou n'aura jamais assuré un statut social, ni le moyen de nourrir sa famille? Comment permettre à chacun de mener une vie satisfaisante et autonome, comment préserver une sphère privée (privacy) dans un monde où l'Etat étend ses réseaux de connaissances et de contrôles (malgré ou en dépit d'une soi-disante tendance à la privatisation)? Comment s'assurer que les technologies de l'information serviront réellement à un élargissement de la démocratie? Par quels biais permettre aux initiatives individuelles et aux collectivités de gérer les ressources et les besoins locaux dans un certain degré d'autonomie?

Toutes ces questions paraissent s'adresser au futur. Or celui-ci s'élabore sous nos yeux. Les ébauches de réponses qui commencent à prendre forme sont parfois explosives. Par exemple, sera-t-il encore longtemps possible de préserver le droit de propriété?

3. Les socialistes à l'épreuve du feu?

L'actuel corporatisme d'entreprise ressemble surtout à un réflexe d'autodéfense des travailleurs. Comme tel, il est voué à accompagner, sinon à accélérer le déclin d'un mouvement ouvrier qui continuerait simplement sur sa lancée. Il peut aussi être lu comme la préfiguration d'une nécessaire radicalisation des progressistes. Mais à l'instar du corporatisme, cette radicalisation se muerait vite en une sorte d'ouvriérisme totalement déplacé si en même temps, le mouvement ouvrier n'était pas capable d'inventer de nouvelles façons d'aborder les problèmes et de nouvelles manières de s'exalter.

Le mouvement socialiste, prépondérant en Wallonie, est-il outillé en nouveaux concepts et est-il organisé pour négocier ce virage culturel, tout autant qu'économique et social? A cet égard, le socialisme, porteur d'une histoire riche, charrie aussi quelques obstacles de taille.

 

4. Le jacobisme

L'expérience du passé nous montre qu'au chatoiement des multiples pensées socialistes correspond une très grande faculté d'adaptation sur le terrain: de l'internationaliste pacifiste au nationaliste franchouillard de 1914, du "socialisme dans un seul pays" au national-"socialisme", du doctrinaire marxisme de salon au social-démocrate parfois affairiste...Une constante se dégage, toutefois. C'est l'existence d'une approche nettement jacobine de l'Etat, qui voit la garantie d'un bonheur abstrait pour le peuple dans le centralisme, dans la prise en charge par l'Etat d'éléments toujours plus nombreux de la vie humaine. L'Etat est le détenteur naturel de la liberté et il engendre, si besoin est, l'obligation de liberté pour le citoyen. En quelque sorte, le socialisme porte en lui la dérive bureaucratique et la tension totalitaire. Encore faut-il bien sûr relativiser: tous les spermatozoïdes ne fécondent pas l'ovule...

Il y a là un risque réel. Le socialisme wallon a bien investi les rouages de la machine administrative et un grand nombre de services publics. Sa dimension jacobine ne le rend-il pas particulièrement sensible aux facilités d'un appareil d'Etat doté de ces admirables machines à contrôler les gens qui fourniront les technologies de l'information?

5. Le centralisme démocratique

L'expérience historique de la démocratie est une négation fondamentale de cette mentalité politique. L'homme devient citoyen par son besoin de liberté, par sa volonté de devenir libre. Tout au contraire du jacobisme, les citoyens pourront lutter contre l'emprise du "totalitarisme larvé" que paraît sécréter l'Etat moderne et que laissent entrevoir certaines conséquences politiques de la deuxième révolution technologique, en se redonnant la capacité de gouverner les choses - et l'Etat est une "chose" - et en partant du principe que toute politique démocratique doit viser à réduire le domaine d'intervention de l'Etat.

C'est un principe qui se présente aux antipodes du courant majoritaire au sein du mouvement socialiste. En contradiction avec quelques-uns de ses principes les plus humanistes, mais en parfaite concordance avec le principe jacobin, le mouvement socialiste applique le principe léniniste du centralisme démocratique;il est à percevoir comme une succession de niveaux hiérarchiques laissant peu de place aux non-conformistes et à l'initiative spontanée.

L'histoire - y compris celle du mouvement socialiste - montre pourtant clairement que la prise de conscience collective passe par l'associativité. Pas l'association, simple courroie de transmission d'autres instances. Mais l'association libre fondée sur les intérêts communs de personnes égales en droit, souveraines et copropriétaires du bien commun.

L'auto-organisation de la société limite l'ingérence de l'Etat dans la vie individuelle et annule en quelque sorte la "tentation totalitaire" du pouvoir. Aussi, face aux menaces qui pèsent potentiellement sur la démocratie, la gauche devrait-elle accepter de réfléchir à la réduction du rôle de l'Etat (sans tomber dans les pièges du mythe moderne de la "société civile") ou plus exactement, refuser la confusion entre "espace public" et "Etat".

Pour qu'il soit un acteur positif de cette problématique, le mouvement socialiste doit accepter de remettre en cause le "centralisme démocratique" comme principe directeur implicite de l'action socio-politique et culturelle.

6. "A bas la calotte, à bas les calotins!"...

Cette sympathique chanson d'étudiants exprime de manière imagée que la lutte contre un certain conservatisme catholique a servi de ciment à la famille socialiste naissante.

Le problème, c'est que la gauche laïque ne paraît pas encore avoir compris que le monde a bien changé. La société est devenue profondément pluraliste au sens où l'entendent certains sociologues. Il y a eu Vatican II; en maints endroits du monde, le catholicisme est aujourd'hui le ferment de mouvements populaires qui revendiquent la démocratie; il y a l'encyclique "Laborem Exercens"... Cette méconnaissance profonde des chrétiens d'aujourd'hui par la gauche laïque est plutôt désastreuse.

En Wallonie, c'est dans un certain monde chrétien, se référant intuitivement à une certaine gauche chrétienne, que se développe ces associations, ces services, ces organismes qui tendent à l'autonomie sans nier le rôle prépondérant de l'Etat, mais en exigeant la réalisation positive des droits de l'homme et du citoyen, et en s'enracinant dans un projet éthique. De manière très significative, cette mouvance refuse d'être considérée comme "neutre" et revendique au contraire l'appellation de "pluraliste".

En parlant des chrétiens de gauche, il n'est pas envisagé ici d'y inclure ces femmes et ces hommes caporalisés dans un péril dont l'unique objectif stratégique consiste apparemment à ralentir les processus de démocratisation de la société au nom du consensus inter-classiste et de valeurs parfois bien désuètes.

La tradition des chrétiens de gauche dans laquelle s'enracine un idéal à la fois démocratique de gauche et respectueux de la personne a des figures de proue et une histoire: Bodart, Beaussart, Capelleman, l'UDB, Objectif 72, le MAP-GPTC, le virage à gauche du RW, les chrétiens progressistes du FDF, et d'Ecolo, le SEP et, bientôt, les Clubs de "Propriétés à Gauche"...

L'associativité originaire de ces milieux chrétiens (qui, à leur grand dépit, ne voient que peu d'équivalents dans la mouvance socialiste) produit lentement, en tâtonnant et en se trompant souvent, les premières ébauches d'un nouveau type moral, le type de l'individualisme qui sait être solidaire en pleine conscience.

7. Une nécessité stratégique

L'auto-organisation n'est évidemment pas la panacée qu'il faut opposer à un Etat obligatoirement inefficace et immoral. Contrairement à ce que prétendent les néo-libéraux - dont les actes contredisent les discours - l'Etat verra encore grandir ses rôles de garant du projet démocratique et d'organisateur des solidarités sociales.

La question n'est donc pas: "faut-il plus, ou moins, d'Etat" mais: "comment va-t-il jouer?". Posée en ces termes, la question doit éviter le piège d'une opposition stérile entre l'Etat et la société civile. Il y a une solution de continuité, mais aussi des spécificités, entre sphères de la famille, de la société civile et de l'Etat.

Chacune de ces trois sphères est confrontée au problème central de la manière d'organiser la sécurité affective et matérielle de ses membres. Mais la famille ne sait pas proposer autre chose que le repli sur soi, sans pour autant contourner la précarité d'une telle procédure, comme "réponse" aux mutations en cours. Quant à l'Etat, il tend à perdre son emprise sur les choses. Aussi est-il tenté de renforcer sa capacité de contrôler les personnes, sans pour autant pouvoir répondre adéquatement aux défis culturels nouveaux.

Pour les progressistes, il y a donc une nécessité stratégique à encourager l'association et l'auto-organisation des citoyens, comme recherche de nouvelles conditions des bases du contrôle démocratique, mais aussi comme lieu d'expérimentation d'où peuvent émerger, de l'intérieur de la société civile, de nouvelles façons d'aborder le travail, la citoyenneté, les solidarités et, de manière générale, le sens de l'existence.

8. "Chrétiens/laïcs: un clivage conservateur

A cet égard, il serait dramatique de se priver de la richesse des expériences et des projets associatifs issus, nés grâce à, ou soutenus par des chrétiens, sous prétexte qu'il s'agit de "cathos". Il est nécessaire de comprendre que ce réflexe où transparaît la méfiance et le mépris, sert surtout à créer un "ennemi extérieur" commode qui permet de ressouder les rangs lorsque l'autorité hiérarchique ou les principes de centralisme démocratiques se relâchent ou ont moins de prise sur les militants.

En ce sens, le réflexe d'auto-défense des laïcs et le consensualisme chrétiens se renvoient dos à dos pour renforcer l'emprise de leur "monde" respectif et écraser l'innovation et les innovateurs entre les marteaux de la "loi" interne et l'enclume des conservatismes d'appareil. A l'inverse de ce réflexe conservateur, le mouvement socialiste doit prendre en considération se qui se présente comme un enrichissement de son idéal et de ses pratiques en organisant, dans le respect mutuel des identités, l'interaction entre la pensée et l'action des socialismes, et la mouvance des chrétiens de gauche.

(Octobre 1987)


 

 

 

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