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La Wallonie n'existera pas en l'an 2000

Fernand LEFEBVRE
Sociologue - Professeur honoraire à l'Institut supérieur provincial des Sciences sociales et pédagogiques

 

Vous dirai-je que la veille de Noël, j'ai ressenti une humiliation en écoutant le message du roi Baudouin. Le chef de l'Etat sait qu'en son royaume, il existe des Flamands. Il ignore les Wallons. Le mot-même, pour lui, n'existe pas. Mépris... en l'occurrence, souverain mépris.

J'écoute une émission consacrée aux choses littéraires. A la Radio-télévision, qui se dit belge, de langue française mais pas wallonne, on y parle d'écrivains: ils sont français, québécois (pas canadiens), belges, à la rigueur francophones: belges mais pas wallons.

Je pourrais multiplier les exemples dans biens des domaines. C'est une déjà vieille histoire. A l'école primaire, j'ai dû apprendre tous les faits d'armes (il en est d'héroïques) des communiers flamands mais le comté de Hainaut et la principauté de Liège n'existaient pas: ce qui était important dans l'histoire s'était passé en Flandre. On nous assurait aussi que "Flamands, Wallons ne sont que des prénoms, Belges et notre nom de famille". Encore voulait-on bien admettre en ce temps-là, qu'à défaut d'autre chose, nous avions un prénom. Aujourd'hui, on veut nous faire oublier que nous sommes wallons: nous sommes, paraît-il, francophones.

Voici quelque trois-quarts de siècle que Jules Destrée a lancé son impertinent, son provocateur "Sire, il n'y a pas de Belges". Est-ce trop souhaiter que l'on ose enfin affirmer franchement, fermement "Sire, il y a des Wallons"? Que l'on ose l'affirmer devant l'Europe, devant le monde. Et que, pour commencer, on ose l'affirmer devant nous-mêmes.

Est-il vrai, ainsi que le dit le professeur Jacques Dubois que "nous cultivons une peur (...) insidieuse apparentée à l'impuissance", que "nous en arrivons à ne plus oser"? (1) Oui, c'est vrai. Du train où vont les choses, la Wallonie n'existera pas en l'an 2000.

On sait que le royaume des Pays-Bas en 1815 et à défaut, le royaume de Belgique en 1831 furent conçus comme des bastions anti-français. Non pas contre la France, en ce qu'elle est un pays comme les autres, mais contre la France de la raison, des encyclopédistes, de 1789 et de la prise de la Bastille, de 1791 et de la première Déclaration des droits de l'homme. La Belgique était l'Etat - délivrez-nous-du-mal -, en quelque sorte. C'est tant et tant de fois que contre l'espoir, on a fait une règle du "Los van Frankrijk".

Cette Belgique naissante, une fois le peuple qui fit septembre 1830 remis à sa place, les notables la voulurent coite, paisible, idyllique. On y fit au peuple défense de voter, défense de lire et d'être instruit, défense de manger à sa faim, d'être logé dignement, d'être en bonne santé. D'ailleurs n'était-il pas établi, une bonne fois pour toutes, que "la question sociale ne se pose pas en Belgique"?

On célèbre cette année, le centième anniversaire de la naissance de la législation sociale. C'est juste. Est-il permis de rappeler que ce commencement ne tombe pas du ciel? Qu'il est venu, au forceps en quelque sorte, des événements de 1886, de la révolte des gens du peuple de Wallonie. Dans la mémoire ouvrière, cela s'appelle la fusillade de Roux: le prix du sang.

Il n'est pas question bien sûr de ne voir qu'un aspect. Après tout, il y a unité des contraires. N'est-il pas juste si l'on parle de notre passé, de notre grandeur, de dire les mérites de cette phalange d'hommes qui ne doutaient de rien, alliant l'audace et l'enthousiasme, le goût du savoir et l'esprit d'aventure, concocteurs d'inventions, bâtisseurs d'usines qui ont fait de notre terre, une des régions industrielles les plus avancées du globe?

Il est vrai que cette industrie extraordinairement dynamique, pour vivre eut besoin d'une masse de prolétaires. Il est vrai aussi que la condition ouvrière fut, chez nous comme en toute région industrielle, misérable, abrutissante, horrible. Et pour vaincre cette condition, pour conquérir droits et dignité, il y eut la naissance, le développement rapide, la remarquable maturité du mouvement ouvrier. Est-il possible de comprendre la Wallonie, son peuple, ses choix, sans rappeler que c'est par de longues luttes, maintes fois en bravant la répression, parfois au prix de la vie qu'il s'est emparé du droit d'élire, du droit de se syndiquer, du droit de s'instruire, du droit à plus de bien-être?

Il est de bon ton aujourd'hui, l'air du temps étant ce qu'il est, d'opposer le Flamand qui travaille au Wallon qui fait grève, étant entendu selon ce raisonnement, que le gréviste est par nature un fainéant. Il est bien vrai que dans l'histoire, le Wallon souvent s'est soulevé, a refusé, a déposé l'outil comme un argument suprême devant ce qu'il estimait insupportable. N'est-il pas vrai aussi qu'à travers ses revendications et ses luttes, il a pour beaucoup contribué à la naissance, au développement, à la sauvegarde d'une démocratie moderne? Si le Wallon n'a pas répugné aux grèves, il n'a jamais répugné au travail: sa productivité est parmi les plus élevées du monde.

J'ai souvenance, dans ces années qui ont précédé la deuxième guerre mondiale et où chacun sentait et savait que la liberté et la démocratie étaient menacées du dedans et du dehors, de deux bardes -l'un musicien, auteur de chansons, l'autre chanteur, Orsini Dewerpe et Jules Cognoul - qui disaient leur amour du pays. On les aimait bien et chacun s'y retrouvait. Je cite de mémoire et peut-être est-ce approximatif mais l'essentiel y est: "Le Wallon est d'humeur frondeuse et passionné de liberté, il sait aux heures douloureuses se redresser avec fierté..."

Ces paroles qui ne sont pas de haute littérature, au fil des ans, souvent me sont revenues. Quand vint la nuit noire de l'occupation hitlérienne, notre peuple, dans sa totalité, a dit son refus et sa fidélité, engendré une résistance multiforme, efficace, dont il a le droit d'être légitimement fier.

Insoumis, refusant l'oppression et la sujétion, ayant horreur de l'injustice et de l'arbitraire, le Wallon n'est pas de ceux pour qui l'amnistie est concevable, et l'amnésie encore moins.

On nous dit volontiers qu'il y a peut-être des Wallons mais pas de peuple wallon, encore moins de nation wallonne, et voilà pourquoi la Wallonie n'existe pas. Encore une fois, on nous fait le coup de la comparaison avec l'autre. Il y a la Flandre, la conscience de l'appartenance flamande, une nation flamande. Nous, nous sommes le peuple de nulle part, de bons esprits nous assurent que c'est cela la belgitude: être de nulle part!

Je sais que nous sommes individualistes, que nous avons horreur du troupeau, que nous ne savons pas marcher au pas, surtout pas au pas de l'oie. Que nous sommes localistes, que nous avons horreur de l'esprit grégaire. Nous aimons la fête, de nous retrouver entre amis, d'être avec les autres, mais librement, chacun faisant "à sa mode". Pour reprendre l'expression de Chavée, nous ne marchons jamais dans une file indienne. Soit. Mais n'est-ce pas le temps de dire la volonté d'être nous-mêmes, ne fût-ce que pour ne pas être, contre notre gré, ce que les autres veulent que nous soyons?

Il existe des moments privilégiés dans l'histoire où en quelques jours, un peuple parcourt des décennies, parfois tout un siècle. Ils étaient lucides, ces hommes qui furent les hérauts du mouvement wallon. Ils ont dit des choses importantes, Destrée, Plisnier, Bovesse, Mahieu, Carlier, Truffaut et combien d'autres. Mais ce n'est pas nier leur apport loin s'en faut et il fut immense, de dire que la conscience wallonne, la conscience de la nécessité de lutter pour que la Wallonie soit, en ce temps, est restée le fait d'un petit nombre, intellectuels éclairés ayant, à ce sujet, peu de prise et d'emprise, sur leur peuple. Ce qui est certain, c'est que tout change avec deux événements majeurs de notre temps.

D'abord 1950, l'affaire royale qui met à nu entre deux peuples les différences de sensibilité, une conception divergente de la démocratie et du patriotisme. De l'honneur aussi. Notre peuple de Wallonie s'est soulevé. Est-ce un hasard si la Belgique officielle et qui entend se conserver, refuse de parler de cela ? Il est des maladies que l'on dit honteuses sur lesquelles les belles familles jettent un voile pudique. Puis il y a 1960, la plus grande grève de notre histoire, avec ses fondements de droit et de liberté et qui débouche - c'est comme une formidable irruption - sur la prise de conscience wallonne. Il faut dire les mérites d'André Renard et de ses compagnons. Il faut dire, par le fait même, les mérites des travailleurs wallons. A partir de ce moment, plus rien ne fut comme avant. On a eu beau, à tout bout de champ, la nier, vouloir la mettre au frigo, décréter qu'elle a si peu d'importance en face des problèmes qu'on qualifie majeurs, on ne s'est pas débarrassé de la question nationale en Belgique. On ne s'est pas débarrassé de la Wallonie.

A partir de ce moment, qui voit les choses lucidement sait fort bien qu'on ne se trouve pas devant une querelle linguistique mais devant un problème essentiel relevant à la fois de l'économie, du social, de la culture, de la démocratie. Disons-le nettement, il s'agit d'un droit de l'homme fondamental: le droit des peuples à disposer d'eux-mêmes.

Voici depuis quinze ans le temps d'une crise d'une extraordinaire ampleur. Voici venu le temps de la culpabilisation - ne sommes nous pas tous coupables d'avoir trop bien vécu? Voici venu, nous dit-on, le temps de la grande pénitence, de la rigueur, du recul. Voici le temps de l'agenouillement pour nous, Wallons, qui refusons de courber la tête et d'obéir aux ordres.

Voici venu aussi le temps des grandes mutations. Voici le temps des bouleversements, des changements radicaux, où le futur à tout instant fait irruption, bouleverse toutes les données, fait voler en éclats les certitudes de la veille. Voici venue l'ère nouvelle, où, nous assure-t-on, à peine l'avenir est-il en vue qu'il est déjà du passé. Mais nous, Wallons, nous n'y avons pas notre place. Dans une Belgique à deux vitesses, nous ne sommes pas parmi les gagnants: nous enclenchons la petite vitesse! Nous sommes un peuple vieux, avec nos noirs paysages et nos usines en ruine. A l'heure des technologies de pointe, les Wallons n'ont plus que des armes émoussées.

Ce grand discours, il faut à tout prix y répliquer. Vertement, avec décision. Certes, personne chez nous ne pense qu'il faut jouer le jeu de la poudre aux yeux, des foires illusoires de l'american technology. Il s'agit tout simplement d'agir en peuple qui refuse de désespérer et qui sait trouver en lui-même les raisons de croire en l'avenir et de le bâtir.

Pourquoi désespérerions-nous d'un peuple qui a trouvé en lui ces capitaines d'industrie que j'ai dits et qui se sont placés parmi les plus audacieux et les plus novateurs? Pourquoi désespérerions-nous de nos savants, de nos hommes de science, de nos chercheurs, de nos ingénieurs, de nos techniciens, de nos travailleurs de haute qualification? Pourquoi ne miserions-nous pas sur nos universités, sur un réseau d'enseignement unique au monde même si nous savons qu'il faut le réformer, le parfaire pour l'ouvrir encore davantage aux jeunes qui feront le monde de demain?

Pourquoi - et c'est à dessein que je ne cite aucun nom - ne dirions-nous pas à nos écrivains, nos peintres, nos graphistes, nos chanteurs, nos cinéastes, nos comédiens, nos musiciens, qui ne sont pas de nulle part comme on aime à le répéter, mais qui sont de chez nous surtout quand ils portent dans leur expression le goût de la liberté, le refus de se soumettre, la dérision et l'ironie, le pied de nez au pouvoir, l'insolite.

Pourquoi ne dirions-nous pas que nous avons les bras ouverts à l'autre, que nous avons l'accueil au coeur. En témoignent ces Wallons nombreux dont le patronyme indique une plus ou moins lointaine origine flamande. En témoigne l'apport extraordinaire de cette immigration italienne qui a su être le point de rencontre de deux cultures également riches et qui est aujourd'hui une part particulièrement vivante de notre peuple et de son devenir. Et d'autres immigrations encore qui, plus tard venues, seront, elles aussi,source de diversité, de remise en cause donc de richesse.

Nous n'avons pas à vivre de mots, à affirmer sans prouver, à nous contempler dans un miroir qui donne de nous une image irréelle. Comme tous les autres peuples, nous avons nos faiblesses et nos petitesses. Comme toutes les régions d'Europe occidentale qui ont joué un grand rôle dans l'histoire de l'industrie, nous avons nos difficultés. Mais nous avons aussi nos grandeurs et nos enthousiasmes. Maîtresse d'elle-même, comptant sur l'inventivité, l'imagination et le savoir de ses hommes de culture, sur la capacité et l'ingéniosité et le courage de ses travailleurs, la Wallonie est capable de refuser le déclin et d'inventer l'avenir.

Il faut le dire et exiger. Je dis exiger parce qu'il n'est que trop certain que ce n'est pas avec des budgets de la recherche réduits à la portion congrue, des budgets de la culture tenus au dérisoire, des budgets de l'enseignement sans cesse rapetissés que l'on prépare les hommes et les femmes de la société nouvelle. La Belgique est frileuse, fatiguée; elle ne survit que par habitude, morose et sans audace. Elle ne subsiste qu'à coups de compromis qui pour nous, sont inévitablement autant de reculs et d'humiliations. Au bout du compte, elle n'est plus qu'au seul bénéfice de la classe dirigeante flamande. A se demander si la Belgique conçue en 1831 comme une forteresse contre la France n'est pas aujourd'hui, et pour d'analogues raisons, voulue et maintenue comme une forteresse contre la Wallonie. J'aime beaucoup que l'écrivain Thierry Haumont affirme "la Wallonie est beaucoup plus grande que la Belgique" (2). C'est vrai.

A l'heure où l'Europe, à travers un cheminement à notre goût trop lent, se construit, dans le rayonnement de sa prodigieuse diversité culturelle, de sa force économique, de sa volonté d'indépendance, la Wallonie doit s'affirmer. La morgue des dominants se heurtera à l'inconsistance de leur projet. Ils disent: "La Wallonie n'existera pas en l'an 2000". Plus ils le répètent, plus leurs mots sonnent creux. La Belgique, c'est le passé. La Wallonie, c'est l'avenir. Un avenir à la saveur unique, mélange subtil d'insoumission, de liberté, de progrès, de joie de vivre.

(Octobre 1987)
 

Notes

(1) Jacques DUBOIS, "Une société qui a peur de son ombre", conférence de rentrée à l'Université du Travail Paul Pastur, Charleroi, octobre 1986.
(2) Thierry HAUMONT, Etre supérieur au présent, Toudi n°l, Centre d'Etudes Wallonnes, Quenast, mai 1987.


 

 

 

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