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Contre le cloisonnement des formations

Danielle LIETAER
Docteur en chimie
Enseignante

 

Je voudrais développer une critique de l'enseignement et des systèmes formatifs localisée sur un aspect, caractéristique à mes yeux: leur extrême et néfaste cloisonnement. Je préciserai ensuite brièvement quelles sont les conséquences prévisibles de ce cloisonnement, sur la société de demain. Ma contribution se veut signal d'alarme et invitation à réfléchir, à agir.

 

1. Cloisonnement de l'école

1.1. Cloisonnement vertical

L'examen de l'évolution de notre système d'enseignement montre une alternance entre systèmes de filières verticales quasi étanches et velléités de formations de type tronc commun. La situation récente de l'enseignement secondaire est à cet égard exemplative:

  • Avant la loi du 19 juillet 1971, modifiant la structure de l'enseignement secondaire, celui-ci était conçu sur le modèle de filières parallèles, où les passerelles ne fonctionnaient que rarement, et toujours d'ailleurs dans le même sens, de l'intellectuel vers la pratique.

  • L'instauration de l'enseignement secondaire rénové avait comme objectif de réaliser une formation à base commune, permettant des réajustements d'itinéraire, et reculant le plus tard possible le choix d'orientation. Les deux premières années étaient conçues de manière uniforme pour tous les élèves, quelle que soit l'orientation vers laquelle ils se dirigeraient par la suite.

On sait à quel point ces caractéristiques du Rénové furent rapidement modifiées. Petit à petit, à travers ce projet de formation commune, on a vu se profiler les anciens clivages, les vieilles filières et leur étanchéité.

On n'a pas oublié l'analyse que traçaient, en 1976, Christian Baudelot et Roger Establet dans leur livre "L'école capitaliste en France " (Cahiers libres 213-214, F.Maspero, 1976). Ils montraient la division de l'appareil scolaire en deux réseaux de scolarisation, celui du "primaire-professionnel" qui débouche sur le travail peu spécialisé, d'exécution, et celui du "secondaire-supérieur", voie normale et bien balisée vers l'enseignement supérieur.

Cette analyse est utile pour lire l'évolution de l'enseignement secondaire en Belgique. Pour ce faire, il faut quelque peu préciser l'organisation de celui-ci.

On parle de sections: la section de "transition", dans laquelle on trouve les élèves pour qui le passage dans le secondaire n'est qu'une transition entre le primaire et le supérieur; la section de "qualification" permet l'acquisition d'un certificat de qualification, accès légal au monde du travail.

On parle aussi de formes d'enseignement: le général (les anciennes humanités), le technique et le professionnel. Le général est toujours de transition, le professionnel est toujours de qualification. Le technique peut être de transition ou de qualification. Ainsi, quatre possibilités existent, par le croisement des trois formes et des deux sections.

Cependant, si l'on suit les projets actuels de modification des grilles horaires, défendus par l'actuel Ministre de l'Education nationale, il semble bien que l'on se dirige vers un système où les quatre possibilités pourraient se réduire à deux. On décèle en effet un net rapprochement entre le général et le technique de transition, d'une part, entre le technique de qualification et le professionnel d'autre part.

Cela est particulièrement interpellant au moment où le législateur prévoit d'attribuer aux élèves qui terminent des études professionnelles, une certification pratiquement équivalente à celle des étudiants terminant des études dans les autres formes de l'enseignement secondaire. Ces modifications figurent aux articles 4, 18 et 25 de la loi du 29 juin 1984, sur l'organisation générale de l'enseignement secondaire. Elles consistent en ceci:

  • obtention du certificat d'enseignement secondaire inférieur (C.E.S.I.) au terme d'une quatrième année professionnelle;

  • obtention du certificat d'enseignement secondaire supérieur (C.E.S.S.) après avoir réussi une 7ème année spéciale, qui sera organisée à partir du ler septembre 1987.

Ainsi, on prétend aligner l'enseignement professionnel sur les autres formes d'enseignement secondaire, sur le plan de la certification. Et cela devrait le sortir du ghetto où il s'enlisait. Mais dans le même temps, on le sépare davantage encore des formes "nobles et intellectuelles" de la section de transition, le faisant entraîner dans sa chute l'enseignement technique de qualification. Il apparaît que l'on se rapproche de plus en plus d'une situation où l'enseignement secondaire serait cassé en deux voies, étanches et étrangères, installées dès le début de la formation. L'analyse de Baudelot et Establet serait donc d'application...

1.2. Cloisonnement horizontal.

Notre enseignement est stratifié en couches horizontales, fréquentées par des élèves d'âges différents:

  • le préscolaire ou maternel (3 à 6 ans);

  • le primaire (6 à 12 ans);

  • le secondaire inférieur (12 à 15 ans);

  • le secondaire supérieur (15 à 18 ans);

  • le supérieur (à partir de 18 ans).

Ces "couches" sont profondément différentes par:

  • les lieux où elles sont organisées;

  • la formation, la rémunération, les possibilités de carrière, l'âge, le sexe de ceux qui y enseignent.

Si l'on excepte l'enseignement préscolaire, on voit qu'entre chaque niveau est prévu un passage vers le niveau supérieur, caractérisé par la délivrance d'un certificat qui atteste à la fois de la réussite du niveau terminé et des possibilités de suivre avec succès l'enseignement de la couche suivante.

Le passage d'un niveau à l'autre sera d'autant plus aisé que leur séparation sera moins accentuée. Des tentatives ont parfois été menées pour faciliter le passage d'un niveau à un autre. Mais si l'on examine quelques dispositions récentes, on constate que la volonté de cloisonnement s'exerce de façon insidieuse mais efficace entre les niveaux. En voici une illustration:

Il existe des écoles d'enseignement technique qui dispensent de l'enseignement secondaire et de l'enseignement supérieur non-universitaire de type court. C'est une formule intéressante: les jeunes inscrits dans l'enseignement secondaire technique sont fréquemment issus de milieux où la poursuite d'études supérieures ne va pas de soi. Pour continuer des études à ce niveau, il faut souvent que le jeune affronte des difficultés (notamment d'ordre économique), lutte contre des préjugés, chez les autres et en lui-même. Dans ces conditions, pouvoir mener ses études supérieures dans son école est un élément facilitateur d'importance.

L'arrêté royal du 17 septembre 1986 (A.R. n°460) impose aux établissements d'enseignement supérieur de type court de posséder une population, à ce niveau, de 125 étudiants au moins. Il est évident qu'un établissement d'enseignement secondaire qui organise en outre un graduat de deux ans n'atteint pas nécessairement cette norme. On pourrait s'attendre à ce que la cohabitation du secondaire et du supérieur permette de déroger à cette norme. Il n'en est rien. Pourtant, une dérogation est prévue lorsque l'enseignement supérieur de type court est organisé dans un établissement d'enseignement supérieur de type long...

On élargit ainsi le fossé qui est creusé entre le secondaire et le supérieur..., et l'on réduit les possibilités d'accès au supérieur de certaines catégories d'étudiants...

 

2. Cloisonnement de la formation, en général.

Si l'on examine les possibilités de formation à une profession, en dehors de celles qui relèvent de l'Education nationale, on peut faire le début d'inventaire suivant (liste non exhaustive):

  • les formations organisées par les Classes moyennes: contrat d'apprentissage, formation patronale etc.;

  • les formations de l'ONEM: recyclages, formations accélérées de chômeurs, reconversion, etc.;

  • les formations d'entreprises: prises en charge par les entreprises elles-mêmes pour adapter leurs agents aux évolutions de la technique, du marché, etc.;

  • les formations relevant de l'éducation permanente: associations et organisations travaillant au développement communautaire, à l'insertion sociale, à la prise de responsabilité politique, syndicale, militante, alphabétisation, etc.

Entre ces types de formations existent les mêmes cloisonnements qu'entre les formes, sections, réseaux d'enseignement de l'Education nationale, qu'elles soient de plein exercice ou de promotion sociale. Entre elles, pas de passerelles, pas d'équivalences, pas de possibilités mixtes de capitalisation. Mais au contraire, une concurrence parfois effrénée pour "garder" l'élève. Chaque "Pouvoir organisateur de formation" contrôle son domaine, constituant une chasse gardée. Et le jeu des réseaux, des clivages idéologiques, politiques, philosophiques s'y déploie.

3. Conséquence de ces cloisonnements.

La séparation aiguë entre réseaux, filières, types de formation produit de la sélection: plus le fossé est large, plus il est difficile de le franchir. On favorise ainsi un élitisme vertical, en sélectionnant selon des critères essentiellement liés aux clivages sociaux, économiques et culturels. On développe en même temps un élitisme horizontal en compartimentant l'ensemble du monde de la formation en trajectoires "nobles", trajectoires de "rattrapage ou de la deuxième chance", trajectoires "marginales", trajectoires de "la dernière chance"...

Elle génère aussi un repli de chacun sur son niveau, dans sa filière: chacun devient ainsi agent d'une étanchéité qui a pourtant provoqué son repli. Et l'on assiste à des manifestations de méfiance, à une hiérarchisation de plus en plus serrée.

Comme chaque filière a besoin d'usagers pour se développer, obtenir des moyens, nourrir ceux qui l'entretiennent, justifier son existence et sa "spécificité", elle va consacrer une part importante de son énergie à convaincre qu'elle est plus performante, mieux adaptée aux exigences du marché, plus porteuse d'avenir que ses concurrentes. On assiste ainsi souvent à un détournement de moyens: au lieu d'être mis à la disposition d'un objectif de formation, ils sont consacrés à la mise au point d'une image de marque: le prix dépensé pour ravaler la façade empêche de réaliser dans la maison les aménagements nécessaires pour qu'elle assure sa fonction...

L'individualisation des formations conduit nécessairement à l'individualisme des formés. La spécialisation, la séparation des tâches, la division outrancière du travail s'allient à cet individualisme pour rendre de plus en plus difficile, de plus en plus impensable la solidarité. Et c'est peut-être là ce qui est visé en sous-jacent, à travers l'accomplissement de cet affolant édifice: lorsque chacun se sera suffisamment isolé dans son compartiment, avec une trajectoire scolaire et formative qui lui est propre, qui le distingue au moins un peu de celle du voisin, il deviendra difficile de l'amener à conduire avec lui des actions communes.

Tout ce qui a fait la force des luttes sociales du passé résidait dans cette solidarité née de la conscience de partager à la fois un sort commun et une volonté commune de l'améliorer. Et chacun se retrouve seul, devant son ordinateur, devant le terminal de son "Mister Cash", devant son poste de télévision relié à son magnétoscope, au volant de sa voiture... d'autant plus vulnérable et impuissant qu'il est seul.

L'école et la formation ne sont que des indicateurs particuliers d'un phénomène global, qui apparaît dans les domaines des loisirs, des transports, des communications, du travail, etc.

Mais il y a sans doute des possibilités de réagir contre cela. A l'époque où l'on veut réaliser des économies, pourquoi continue-t-on à jeter l'argent par les fenêtres pour entretenir le cloisonnement onéreux de la formation?

 

4. Que faire ?

Il m'intéresserait de participer à une réflexion élaborant des stratégies pour aborder ces questions. Bien sûr, nous avons des réponses. Mais ces réponses sont inavouables par ceux qui tirent les ficelles. Il faut donc poser les questions publiquement, ouvertement. Il faut dénoncer les alibis économiques qui présentent comme inévitables les restrictions budgétaires à opérer dans le domaine de l'enseignement et de la formation, alors que les doubles et triples emplois se multiplient. Il faut exiger que les questions relatives à la formation, à tous les niveaux, pour tous les publics, soient abordées en milieu pluriel, non cloisonné, non partisan. Il faut que les différences ne provoquent plus le repli mais l'ouverture, qu'elles suscitent enfin la collaboration.

Il m'intéresserait d'aborder ces questions avec ceux qui, d'une part, auraient l'audace de sortir des clivages traditionnels, au risque d'être accusés de trahir l'objectif qu'ils veulent fondamentalement servir, et d'autre part, pourraient constituer une force politique et morale suffisante pour retourner la situation si bien installée jusqu'ici.

Il faut construire des stratégies sans renier nos valeurs.

Mettons-nous au travail.

(Octobre 1987)

 


 

 

 

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