LES NON ALPHABETISES
DANS LA SOCIETE WALLONNE EN MUTATION
Nadia
BARAGIOLA
Licenciée en interprétariat
Responsable du département Alphabétisation de la Fondation pour
l'Université ouverte à Charleroi (FUNOC)
A l'ère de
l'informatique, force est de constater que bon nombre de nos
concitoyens sont encore incapables de lire, d'écrire. En extrapolant
les chiffres de l'armée (seule donnée officielle), on peut estimer à
150 000 le nombre d'analphabètes totaux ou partiels et à autant
d'analphabètes fonctionnels pour la partie francophone du pays (On
arrive aux mêmes chiffres pour la partie néerlandophone).
Encore faut-il se mettre
d'accord sur l'acte de lire ou d'écrire: lire ne signifie pas simplement
déchiffrer mais bien comprendre le contenu du message; écrire ne veut pas dire
recopier mais être capable de communiquer par le truchement du code écrit.
Dans une recommandation
de la IOème session de la Conférence générale de l'UNESCO, en 1958, on
définissait comme analphabète toute "personne incapable de lire et écrire,
en le comprenant, un exposé simple et bref des faits en relation avec sa vie
quotidienne".
En Belgique, comme dans
d'autres pays de la Communauté européenne, l'existence d'analphabètes totaux,
c'est-à-dire de personnes ne sachant pas du tout lire, qui ne reconnaissent pas
les lettres et parfois pas non plus les chiffres est relativement rare bien que
encore présente dans la population. Le cas qui se présente le plus fréquemment
est celui des personnes ayant fréquenté l'école pendant quelques années, souvent
sans un goût excessif pour l'étude et qui, entrés dans le cycle du travail,
n'ont plus exploité, consolidé ou développé l'embryon de connaissances acquises
lors de leur passage à l'école.
C'est ce qu'il est
d'usage d'appeler les analphabètes de retour, qui composent avec ce qu'on
appelle les analphabètes fonctionnels la majorité des analphabètes des pays
industrialisés.
Pour ce qu'il en est de
l'analphabétisme fonctionnel, en 1978, la recommandation de 1958 a été
reprécisée de la façon suivante: "Est fonctionnellement analphabète une
personne incapable d'exercer toutes les activités pour lesquelles
l'alphabétisation est nécessaire dans l'intérêt du bon fonctionnement de son
groupe et de sa communauté et aussi pour lui permettre de continuer à lire,
écrire et calculer en vue de son propre développement et de celui de sa
communauté".
Toutefois, ce critère
d'analphabétisme fonctionnel laisse le champ libre à différentes
interprétations. En fait, "l'alphabétisation fonctionnelle vise à
l'adaptation de l'homme au changement et à la prise en charge du changement par
l'homme" (Monsieur de Clerck, Courrier de l'UNESCO, février 1984).
Le constat du handicap
que constitue l'analphabétisme, est d'autant plus inacceptable dans un pays où
l'instruction est obligatoire depuis plus de 70 ans; cela nous mène à nous poser
quelques questions:
-
L'adéquation de
l'école, de ses programmes, de ses méthodes et de ses contenus par rapport
aux besoins de la population.
-
L'adéquation des
"filières de remédiation" que le redoublement et l'enseignement spécial
devraient être.
-
L'absence d'une
politique cohérente en matière d'éducation permanente des adultes et des
jeunes.
Une étude réalisée en
juillet 1985 pour le compte de la Commission de la Communauté européenne permet
de dégager des éléments qui pourront éclairer quelques unes de ces questions.
Cette recherche a été
coordonnée par Lire et Ecrire au sein d'organismes s'occupant d'alphabétisation
(dont la FUNOC) et en collaboration avec des groupes similaires en Flandre,
France, Pays-Bas, République fédérale d'Allemagne et Royaume-Uni.
Il ressort clairement de
l'enquête menée auprès de plus de 700 analphabètes dans des formations
d'alphabétisation que l'analphabétisme n'est pas le résultat d'un seul facteur,
aussi important soit-il, mais bien la résultante de plusieurs facteurs.
L'échantillon interrogé a
été majoritairement scolarisé au niveau primaire (94%). C'est pourquoi l'école
et l'impact de la scolarisation tient une grande place dans l'étude.
Au niveau de
l'apprentissage à l'école primaire, la moitié des interrogés estiment avoir à
peu près appris; dans les 50% restants, 20% ont bien appris et 30% n'ont rien
appris du tout. Le décrochage se fait d'ailleurs rapidement, à 10 ans pour la
moitié d'entre eux. Parmi ceux ayant décroché à 6/7ans, 42% ne savent pas lire.
Près de la moitié des personnes interrogées n'ont pas terminé le cycle primaire;
parmi celles-ci 36% ne savent pas lire du tout et parmi celles qui ont quitté
l'école primaire après 14 ans, 34% ne savent pas lire non plus. Les
redoublements ont cependant été très nombreux; 69% ont redoublé une ou plusieurs
années.
Une autre partie de
l'échantillon a été orientée vers l'enseignement spécial (41%), mais les
résultats scolaires n'en ont pas été meilleurs pour autant. Toute une série de
facteurs semblent avoir eu une incidence sur l'apprentissage:
-
nombre d'enfants par
famille
-
attitude des parents
vis-à-vis de l'enfant
-
attitude des parents
vis-à-vis de l'école
-
pauvreté
-
maladie, etc...
Toutefois, deux facteurs
semblent avoir une incidence prépondérante dans l'apprentissage négatif:
-
Le sentiment de
rejet, qui englobe toute une série de facteurs ponctuels (pauvreté,
marginalisation,...).
-
L'absentéisme: qui à
la fois découle et nourrit le premier facteur.
Les filières de
remédiation (redoublement; enseignement spécial) semblent être inopérantes.
Dans sa troisième partie,
la recherche présente des propositions d'action de prévention de
l'analphabétisme à l'école, et tout d'abord de penser à une école réellement
démocratique, c'est-à-dire qui s'emploie à lutter contre les inégalités.
En période de crise et de
chômage important, les adultes analphabètes sont pénalisés dans la course à
l'emploi, il est certain qu'ils accusent une carence objective car le niveau
d'instruction nécessaire hier pour s'assurer un emploi peut très bien et
vraisemblablement se révéler insuffisant demain. De même nous nous dirigeons
vers un phénomène d'analphabétisme "technologique".
Par ailleurs, ils
souffrent d'une incapacité à se présenter correctement ou à rédiger une lettre
mais en outre, ils sont conscients d'être démunis d'un outil tellement banalisé
qu'ils font figure de dinosaures.
De plus, ils ont perdu
toute confiance en eux-mêmes et croient être les seuls à se trouver dans une
situation aussi marginale et avilissante. Dépendre de voisins pour écrire une
lettre; faire remplir un bulletin de versement par ses enfants; écouter la TV ou
des ragots de quartier pour avoir une idée de l'actualité; frémir à l'idée de
devoir se rendre seul en train à Namur; être angoissé par l'idée qu'à la commune
on pourrait vous faire compléter un document imparfaitement rempli; ne pas oser
réclamer dans un grand magasin si l'addition paraît disproportionnée en regard
des achats effectués; ne pas être capable de faire répéter une leçon à son
enfant ou de contrôler son journal de classe; ne pas pouvoir retrouver un numéro
de téléphone dans un bottin; voici les écueils quotidiens ou presque dont est
jonchée la "route de la honte" des adultes analphabètes.
A l'ère de
l'informatique, au moment où cet outil nouveau prend une telle ampleur dans
notre vie de tous les jours, nous risquons d'engager un nouveau phénomène
d'analphabétisme "technologique". Pour les personnes dont il est question ici,
il est clair que sans un processus de remédiation, elles seront très bientôt
analphabètes pour la deuxième fois.
En effet, il semble
évident que la formation à l'informatique, qui revêt souvent un caractère
initiatique, est presque exclusivement réservée à ceux qui sont déjà nantis d'un
sérieux bagage intellectuel.
C'est pour contrecarrer
cette tendance générale qu'il a semblé nécessaire d'introduire des séances
d'initiation à l'informatique dans les formations FUNOC d'alphabétisation.
Tout d'abord, il s'agit
de démythifier l'ordinateur en expliquant son fonctionnement, ses possibilités,
ses limites. Ensuite de faire utiliser la machine pour faciliter par exemple la
rédaction et/ou la correction de textes courts; ce contact peut susciter le
désir d'écrire, justement parce que l'outil est neuf, à la mode et ne nécessite
pas l'intervention des classiques "papier-crayon".
Le souci de nos
formateurs est également de susciter une réflexion sur l'outil-informatique qui
pour nos participants se borne très souvent à une approche ludique.
Notre rôle se bornera
donc, dans un premier stade, à rendre cet outil familier et amical, à l'utiliser
en connaissant les commandes fondamentales et à savoir les formidables
possibilités qu'il propose aujourd'hui et développera demain.
(Octobre 1987)
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