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Relations entre enseignement et facteur technologique

Françoise DE KEYSER
chercheur UCL

Jocelyne PIRDAS
Assistante UCL(1)

 

Le colloque organisé par l'Institut Jules Destrée propose une réflexion globale et perspective, couvrant les aspects culturels, sociaux, technologiques et institutionnels du devenir wallon face à la troisième révolution industrielle.

Pour notre part, nous essayerons plutôt de comprendre les changements actuels et les enjeux qui y sont liés et ce, particulièrement dans le domaine de l'enseignement qui nous paraît être de première importance puisqu'il contient l'enjeu de l'éducation des générations futures.

Quelle relation l'enseignement doit-il entretenir avec le facteur technologique? Nous étudierons plus particulièrement le cas de l'enseignement secondaire technique et professionnel.

 

1. Le facteur technologique

Notre environnement socio-économique est influencé par différents facteurs qui sont mis en évidence par de nombreux économistes:

nouvelles formes de concurrence, principalement technologique, mais aussi liée à la globalisation du marché de référence, à la dérégulation...

tendance à l'instabilité provoquée par le déficit budgétaire, la dette publique...

évolution socio-culturelle et, en particulier, de la conception de l'emploi et du travail

Il nous faut donc prendre en compte la transformation de notre environnement socio-économique dans son ensemble (traduite dans le terme générique de crise) et considérer le facteur technologique comme une contrainte importante, mais qui ne peut être isolée.

L'introduction de nouvelles technologies produit de "nouvelles" formes de travail correspondant à de "nouveaux" modes d'organisation de la production. L'impact des nouvelles technologies se marque tant sur le plan quantitatif que qualitatif.

1.1. Sur le plan quantitatif

En liaison avec les autres facteurs produisant une saturation structurelle du marché de l'emploi, l'incidence de l'introduction de nouvelles technologies paraît devoir se marquer par une contradiction du volume de l'emploi global. Plus spécifiquement, on constate une nette diminution du volume de l'emploi peu qualifié. (2)

Contrairement à l'illusion entretenue dans certains milieux, cette évolution risque de ne pas trouver la compensation attendue dans le creux démographique annoncé pour les années 90.

 

1.2. Sur le plan qualitatif

La discussion sur les effets qualitatifs de l'introduction des nouvelles technologies est engagée. Actuellement, un débat important porte sur la question de l'évaluation du niveau des qualifications exigées et du changement de nature des qualifications nécessaires.

Néanmoins, il paraît clair qu'un effet majeur du processus est qu'il produit la dévalorisation de savoir-faire et d'attitudes culturelles valorisées antérieurement.

En effet, les travaux réalisés ces dernières années, mettent en évidence l'apparition de nouvelles exigences en matière de qualification, basées sur la valorisation d'un savoir rationnel et abstrait (travail sur les signes), d'une importante faculté d'adaptation (transposition des savoirs) et d'une socialisation professionnelle d'un autre type augmentant l'importance des capacités "socio-normatives". Ces exigences se traduisent dans le chef des employeurs par de nouveaux critères de sélection à l'embauche.

Cette présentation montre que la situation que nous connaissons aujourd'hui est très complexe. Nous ajouterons aussi qu'elle est transitoire, c'est-à-dire non stabilisée et donc productrice d'incertitudes pour les acteurs sociaux. Dans chaque secteur d'activité, il est sans doute possible de se baser sur les tendances relevées à l'heure actuelle pour établir des scénarios prospectifs à court ou moyen terme, mais avec LICHTENBERGER (3), il nous semble que cette tentative ne doit pas se fonder sur l'illusion d'une restabilisation à court terme.

2. L'enseignement secondaire technique et professionnel

Dans ce domaine, les appréciations portées sur le système éducatif, sont globalement péjoratives, en Belgique comme dans la plupart des pays européens: "L'école ne prépare pas (ou plus) au travail". "Le système scolaire est inadapté et trop rigide". "Il y a inadéquation entre les qualifications acquises à l'école et les besoins rencontrés sur le marché du travail".

Ces appréciations doivent être relativisées; mais relevons déjà que lorsque la sphère de l'enseignement est abordée, elle est souvent considérée comme un tout parfaitement homogène. Or, il est nécessaire d'opérer plusieurs distinctions dont certaines peuvent paraître évidentes, mais qu'il peut être utile de rappeler comme en témoigne l'effet de généralisation soutenu dans les appréciations citées ci-dessus.

Pour se limiter à l'enseignement technique et professionnel, les deux filières d'enseignement secondaire sur lesquelles nous avons choisi de nous centrer et qui représentent +ou- 45% des 350.000 élèves fréquentant le secondaire dans la partie francophone du pays (4), nous distinguerons:

 

2.1. Les filières, tant sur le plan des contenus et des finalités de la formation dispensée que sur le plan des caractéristiques socio-culturelles de leur population scolaire.

2.1.1. Du point de vue de la formation:

L'enseignement professionnel est une formation "à finalité" qui prépare à l'exercice d'un métier, c'est-à-dire qui conduit directement ses élèves au marché de l'emploi (5).

L'enseignement technique doit être subdivisé en deux filières différentes:

  1. le technique de "transition" qui conduit en principe à l'enseignement supérieur universitaire ou non universitaire;

  2. le technique de "qualification" qui prépare, en principe, à l'exercice d'un métier (finalité), mais qui donne aussi accès à l'enseignement supérieur universitaire ou non universitaire.

2.1.2. Du point de vue de la population scolaire:

l'enseignement technique de transition ou de qualification connaît une population scolaire qui "choisit" ce type de formation à l'issue du 1er degré (Type I) soit pour se former en "sciences appliquées", soit parce qu'elle ne peut poursuivre l'enseignement général;

l'enseignement professionnel connaît une population qui "choisit" cette filière soit après un passage non concluant dans l'enseignement fondamental (classe d'accueil), soit après une 1ère A (2ème professionnelle);

Cette position de filière est encore renforcée par les effets de la loi sur la prolongation de la scolarité qui gonflent les effectifs avec des élèves qui, sans elle, auraient déjà quitté les bancs de l'école.

2.2. Au sein d'une même filière, on peut distinguer des options plus ou moins "fortes" qui sont fréquentées et valorisées tout à fait différemment.

 

2.3. Que ce soit dans une approche inter- ou intra-réseaux, les établissements scolaires peuvent aussi être distingués selon leur renommée (et donc leur effet d'attraction) auprès du corps enseignant, des élèves et de leur famille, et de leur environnement socio-économique.

 

De 1976 à 1986, l'évolution des effectifs de l'enseignement secondaire, notamment technique et professionnel, et de la part relative des diplômés des mêmes enseignements dans les statistiques de chômage des moins de 25 ans, nous paraît intéressante à souligner.(6)

En effet, cela montre que l'enseignement professionnel qui accueille une part croissante des jeunes en âge scolaire (au détriment de l'enseignement technique notamment) est aussi la filière qui assure, dans le contexte que nous avons décrit plus haut, la moins bonne insertion professionnelle.

 

3. Quelle relation l'enseignement doit-il entretenir avec le facteur technologique?

Cette question reprend de manière indirecte une des préoccupations des organisateurs du colloque, à savoir l'adaptation de l'école à l'évolution scientifique et technologique répercutée dans le monde du travail. En appelant de leurs voeux un produit-élève prêt à l'emploi, les appréciations portées sur le système éducatif réduisent souvent la fonction de l'école à celle de la préparation au marché du travail. Elles sont posées plus ou moins explicitement en terme d'adéquation postulant l'existence d'une relation de cause à effet quasi mécanique, et présente par là le phénomène comme une simple question d'ajustement entre deux sphères dont la vocation de la première (entreprise) serait d'absorber les produits de la seconde (école).

A cette approche mécanique et individualisante, nous préférons une approche conflictuelle et collective. Dans notre rapport que nous ne détaillerons pas ici, nous avons pris le contre-pied de l'explication posée en terme d'adéquation et fondé notre argumentation sur la mise en oeuvre par différents acteurs de logiques différentes dans des champs différents. Ces différentes logiques ont chacune leur cohérence et leurs finalités propres, ce qui implique que leur divergence ou leur convergence relativement au problème posé résultent essentiellement de facteurs historiques et conjoncturels.

Les milieux patronaux interpellent directement le monde enseignant et s'interrogent, parfois en relation avec ce dernier, sur l'évolution de leurs besoins en qualification et/ou sur les relations que l'entreprise entretient ou doit entretenir avec le monde de l'école.

L'attention se polarise donc sur l'école lorsqu'il s'agit de trouver les origines du problème, et délégation est donnée à celle-ci de trouver les moyens de "s'adapter", autrement dit de donner plus de qualifications techniques aux élèves qui la fréquentent.

Cette notion de qualification (7) technique est polysémique; elle est comprise par les milieux patronaux, soit comme une connaissance précise de techniques particulières délivrées par l'école, soit comme une base de connaissances techniques plus générales acquises à l'école et sur laquelle l'entreprise peut greffer une formation spécifique conditionnée par des besoins précis, soit enfin comme des connaissances acquises sur le terrain non scolaire et valorisées pour cette raison.

Nous avons vu plus haut qu'en outre, les employeurs tiennent compte de ce que l'on peut appeler la qualification sociale ou socio-normative, ou encore la socialisation professionnelle, notions dont la définition est très peu précisée et dont le contenu (l'initiative, la débrouillardise, la propreté, la politesse ou encore la ponctualité) est le plus souvent laissé à l'appréciation de chaque employeur. Selon la logique de chaque entreprise (qui dépend du secteur d'activité mais aussi de la taille de l'entreprise), la combinaison de ces deux éléments - la qualification technique et la qualification sociale - va déterminer le profil requis à l'embauche. Selon sa logique propre, chaque entreprise va aussi définir les lieux les plus à même de fournir cette combinaison de qualification correspondant à ses besoins propres.

Que ce soit au niveau des organisations enseignantes ou directement au niveau des écoles concernées, le monde éducatif a entretenu le message et se sentant, à juste titre, interpellé par le contenu des différentes interventions des autres acteurs sociaux, il va tenter de réfléchir aux possibilités de mieux "coller" à la réalité socio-économique. L'école se trouve donc dans une situation de double contrainte puisque d'une part, elle doit suivre sa rationalité propre tout en tenant compte du profil de son public scolaire spécifique et d'autre part, elle doit intérioriser la rationalité économique dominante, ce qui implique le relèvement du niveau de qualifications techniques assorties de qualifications sociales. Ces dernières font appel à la fois aux capacités de mise en oeuvre des qualifications techniques, mais aussi à certaines qualités morales personnelles laissées à l'appréciation de l'employeur.

Au bout du compte, la question fondamentale est de savoir si l'école, lorsqu'elle s'adresse à un public faiblement armé vis-à-vis du modèle scolaire, doit avoir comme objectif de fournir à cette clientèle un enseignement qui lui permette de poursuivre jusqu'au bout un cursus adapté sans garantie d'emploi, ou bien de tenter au prix de nombreux échecs d'amener son public à un niveau d'exigences qui soit déterminé par les critères (de coût et de flexibilité) du marché de l'emploi.

On voit donc que derrière le débat sur l'adaptation de l'école aux mutations en cours se profile une question qui déborde la sphère économique pour toucher au domaine politique, mais qui nous paraît fondamentale: quelle société veut-on pour demain? Est-ce ou non le plein emploi? Et à quelles conditions? Que deviennent ces jeunes que l'on ne peut former à un marché de l'emploi de plus en plus sélectif? (8)

En définitive, il nous semble que le sort des populations que nos économies n'absorbent plus et que l'école a de plus en plus de difficultés à former, doit rester à l'esprit de ceux qui veulent réfléchir la Wallonie au futur.

 

Notes

(1) Notre réflexion s'appuie largement sur les résultats d'une recherche menée en 86/87 par une équipe de chercheurs de l'Institut des Sciences du Travail de l'UCL pour le service de la Programmation de la Politique scientifique dans le cadre de sa politique de soutien au programme européen FAST. Voir "Nouvelles technologies, Formation technique et professionnelle et Marché du Travail"; D. BODSON, F. DE KEYSER, J. PIRDAS sous la direction d'A. SPINEUX et avec la collaboration de J. E. CHARLIER.
(2) voir étude réalisée à l'IRES par LEROY et GODANO.
(3) Responsable du Plan pour l'Emploi au Ministère français de l'Industrie et de la Recherche.
(4) Source CEPEONS-année 84-85.
(5) La mise sur pied d'une 7ème année professionnelle doit théoriquement permettre aux élèves issus de cette filière d'accéder à l'enseignement supérieur non universitaire jusque là interdit.
(6) Voir tableau 1 et tableau 2 en annexe.
(7) Le concept de qualification fait l'objet de nombreuses analyses dans lesquelles nous n'entrerons pas ici; aussi nous nous limitons à employer la notion de qualification.
(8) Pour simplifier nous appelons "jeune" une population dont les caractéristiques sociologiques sont loin d'être homogènes, mais dont on peut dire qu'elle n'est pas insérée professionnellement. Bien entendu, nous sommes conscients que le problème de l'exclusion socio-professionnelle ne se limite pas à cette population.

(Octobre 1987)

 


 

 

 

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