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Une vision syndicale renouvelée pour une action constructive

Aimé LACROIX
Secrétaire régional FGTB Charleroi-Thudinie
Jean-Marie COLLIGNON
Responsable Service économique FGTB Charleroi-Thudinie
Tom GALAND
Responsable Jeunes et Animation culturelle

 

Le mouvement ouvrier s'est élevé en rempart devant l'exubérance d'un capitalisme sauvage, pour lui fixer les limites à défaut de l'anéantir. Il s'est ainsi intimement lié au développement d'un pays comme le nôtre. La région de Charleroi, plus spécifiquement, doit son rayonnement, la place qu'elle occupa naguère en Belgique et sur la scène internationale, à ce qu'elle fut un creuset dans lequel se sont forgées les conquêtes sociales, économiques et politiques. Ici, l'Histoire s'est tissée au pied des terrils, des hauts-fourneaux, des cheminées dressées dans un ciel noir, ou au plus profond de la terre.

Les fruits de la croissance semblaient pouvoir se répartir indéfiniment de manière quelque peu "équitable". C'était le temps des conventions collectives, des partenaires sociaux, d'un consensus ou à tout le moins d'une convergence d'intérêts. Et l'ensemble des secteurs se sont vus entraîner dans une spirale montante, sans trop y prendre garde. Mais dès avant la crise structurelle des années futures, les années 1960-1961 ont vu exploser l'inquiétude devant l'inégalité de la croissance entre les régions. Le mouvement fédéraliste posait déjà fondamentalement la question du sens de la croissance, question qui allait progressivement envahir la scène politique. Les "golden sixties", pour l'observateur attentif, recelaient bien des angoisses et se sont avérées, après coup, une fuite en avant plus qu'autre chose. La FGTB, dans un Congrès important, lançait le débat sur la participation et, déjà, vers une "action reconstructive", en termes d'emplois notamment. Cela a pu paraître hors du temps, et hors de propos, mais les bouleversements de la fin des années soixante devaient lui donner raison. Certains avaient déjà perçu les signes annonciateurs d'une crise profonde, antérieurs aux chocs pétroliers. Le mouvement ouvrier, avec une sensibilité exacerbée, continuait de faire l'Histoire, de prophétiser. Les revendications pour des réformes de structures et pour une autonomie régionale doivent s'interpréter également à la lumière de ces signes, car très tôt des mutations profondes vont lézarder les grands secteurs traditionnels: les charbonnages, les aciéries de moulage, la verrerie, la sidérurgie. Leur restructuration va engendrer des bouleversements comme les fusions, les regroupements entre bassins et le passage sous contrôle étranger. Les structures de décision vont quitter progressivement la région et renforcer l'internationalisation des structures financières et des appareils de production. Ces convulsions structurelles vont laisser une agglomération qui en porte encore les stigmates, et qui, tel un pantin désarticulé, a laissé épars ses membres. Des halls industriels déserts, des molettes immobiles, des murs aveugles. Pays noir, Pays rouge.

Dans le même temps, la classe ouvrière s'atomisait en un conglomérat d'intérêts devenus divergents, sinon contradictoires. Mouvement encore amplifié par la déstructuration de l'emploi qui, en raison de modèles de consommation notamment, va engendrer la résurgence des corporatismes que d'aucuns tentent de légitimer par un intérêt accru pour l'individu, par une meilleure proximité entre l'homme et l'économie grâce à une "atomisation" croissante. En fait de primauté à l'individu, c'est d'individualisme dont il est question. Et en fait de participation, c'est de participation aux bénéfices, ou de la participation à un bien-être de moins en moins collectif dont il s'agit. La "nouvelle pauvreté" s'installe, la dérégulation sociale s'amplifie, la précarité fait partie des conditions de travail. La société fondée sur un Etat-Providence en expansion permanente, et sur une Sécurité sociale corollaire est sérieusement remise en cause. Les agressions contre la Sécurité sociale et contre la prise en charge par la collectivité des besoins fondamentaux des individus sont de plus en plus dures. Jusqu'ici, le mouvement syndical a trouvé des parades pour amortir les effets sociaux de ces attaques, mais non les supprimer. Que sont après tout les Fonds de Fermeture, les systèmes de prépension? Ces attitudes ont pu donner l'illusion d'une action, d'une présence syndicale. Mais il s'agissait de gérer les effets de la mutation du capitalisme. Le mouvement syndical a lui-même subi ces attaques, en spectateur le plus souvent. Même s'il a affirmé qu'on ne bougerait pas aux acquis sociaux, la pratique fut bien différente. Le discours libéral le plus dur l'emporte. La dualité se confirme dans tous les rapports, tant au niveau planétaire entre le Nord et le Sud, qu'entre les régions d'Europe, ou dans notre propre société. Le jeu des négociations et des conventions collectives permettait la généralisation aux plus faibles des acquis des plus forts. Aujourd'hui, les plus faibles sont laissés pour compte. Les accords négociés par les grands secteurs concourent aux mêmes résultats, peu s'en faut, que les décisions prises par la droite en matière de fiscalité et de politique redistributive: à plus d'inégalité. Et faire le gros dos ne donne pas de perspective. En définitive, le mouvement ouvrier ne fait plus l'histoire, ne maîtrise plus sa propre destinée, ne prophétise plus. Alors, que faire? Quel redéploiement économique proposer, quelles alternatives formuler? Quels modèles de solidarité imposer? Il est temps de quitter les positions défensives pour reprendre les combats politiques, qui firent au demeurant les plus grandes conquêtes du mouvement syndical. L'élargissement de la Sécurité sociale à ceux qui en sont exclus n'est pas uniquement une question de budget ou de statistiques. Le droit à l'éducation est un moyen d'autodétermination, de promotion des individus et non une simple affaire d'adéquation entre offre et demande de l'économie. Faut-il, par exemple, continuer à laisser à des initiatives marginales et périphériques la tâche de porter seules le combat en vue d'une qualification sociale des plus démunis?

Il s'agit d'abord d'effectuer un travail de réflexion, de renouveler nos propres visions du travail, de l'économie, du pouvoir. Il s'agit ensuite d'acquérir à nouveau la capacité de peser sur les lieux de prise de décision en établissant de nouveaux rapports de force. L'axe du contrôle ouvrier fut trop rapidement relégué derrière des préoccupations quantitatives, en fin de compte peu productives. Et ce contrôle doit pouvoir s'exercer à tous les niveaux où se prennent les décisions qui façonnent notre société. La création d'un réel espace social européen devient, dans cette perspective, une priorité dans les choix stratégiques qu'il nous faudra poser dans les années à venir. Le corporatisme n'est pas uniquement affaire des secteurs, mais aussi de nationalismes désuets. Face à l'Europe financière, devant le futur marché européen, les travailleurs n'ont d'autre alternative que leur cohésion. Les expériences dramatiques vécues par les travailleurs de chez Michelin, de Côte d'Or, ou de Caterpillar ont démontré à suffisance les limites des syndicalismes nationaux. Qu'on ne s'y méprenne pas, les expériences de Fonds de Solidarité ou de Fonds Social se sont avérées des palliatifs qui ne corrigent guère les inégalités profondes. Cette Europe-là, supra-nationale, n'est pas non plus souhaitable. L'Europe au contraire doit se fonder sur des régions disposant d'un réel pouvoir politique et d'une autonomie suffisamment large, qui tout à la fois peuvent garantir une participation des citoyens à la vie politique et une meilleure équité entre les développements régionaux. Une prospérité nouvelle, et partagée, est à cette condition.

Certains éléments peuvent laisser entrevoir, ou espérer, que la crise s'éloigne. Précisément, certaines régions se portent mieux, des secteurs forts obtiennent à nouveaux des avantages, des conventions se signent, les nouvelles technologies se développent. Cependant, ces sorties de la crise vers de nouveaux pôles de développement, qui nécessitent la maîtrise des nouvelles technologies et des investissements considérables, notamment dans des systèmes de formation pointus, ne concernent que bien peu de monde, alors que s'étendent, au coeur même de nos villes, des zones de pauvreté de plus en plus grandes.

Bien sûr, le visage de l'économie de nos régions change de manière irrémédiable. Les mastodontes industriels s'effondrent les uns après les autres et font place à des unités réduites dans lesquelles de nouveaux rapports de force sont à trouver pour le mouvement ouvrier. Le contenu du travail change, avec des entreprises qui reposent moins sur des matières premières que sur la communication et les services. Les outils eux aussi changent. L'apparition des nouvelles technologies s'est souvent accompagnée de revendications liées à la réduction de la durée du travail avec une embauche compensatoire. En pratique, dans ces entreprises, si le temps de travail a diminué et le pouvoir d'achat augmenté, le nombre d'emplois a effectivement baissé. La liaison mécaniste entre diminution de la durée du travail et emplois nouveaux n'est pas souvent pertinente. Dans ces conditions, il s'avère indispensable de créer une nouvelle dynamique entre nouvelles technologies, plus-values et redistribution des richesses, par le biais d'une Sécurité sociale nourrie non seulement des transferts émanant des travailleurs, mais aussi de ceux provenant des gains de productivité. Les évolutions technologiques ne sont en effet pas neutres, coupées de toute réalité sociale, aussi nous faudra-t-il mener un combat strict par rapport à leurs effets sur les postes de travail et sur les conditions de travail, aussi bien que sur les conséquences sociétales de leur introduction. Si, de prime abord, les conditions de travail peuvent paraître moins pénibles, il faut dire que les conséquences psychologiques par exemple n'ont guère été étudiées, mais surtout que l'impact sur les choix de société et d'organisation sociale est prépondérant. Comment réagir à un système de pensée qui appréhende la réalité par oui/non, vrai/faux, blanc/noir, zéro/un? De plus, les mécanismes de régulation sociale, le droit social lui-même doivent être adaptés à ces nouvelles contraintes: il y a là de fameux enjeux et des luttes sérieuses en perspective....

Contrôle ouvrier, espace européen, fédéralisme n'ont de sens que s'ils se fondent sur de nouvelles solidarités. Il faut prendre le courage de l'affirmer, le malaise s'agrandit au sein même de la classe ouvrière devant la résurgence des corporatismes. Pouvons-nous plus longtemps encore accepter l'exclusion massive des plus démunis? Et nous contenter de nous poser en partenaires du pouvoir, représentants de secteurs privilégiés et abrités? Il nous faudra retrouver la volonté d'instaurer à nouveau les principes de solidarité qui nous ont jusqu'ici conduits. Et retrouver le sens de l'Histoire.

L'environnement ne sera plus jamais pareil. Les secteurs industriels lourds n'occuperont plus le devant de la scène que par les drames qu'engendre leur effondrement. De nouvelles visions de l'entreprise vont s'imposer, le rôle des individus dans de petites unités de production sera renforcé, sans conteste, mais par ailleurs, et contradictoirement, les rapports de force se joueront de moins en moins dans l'entreprise, mais bien sur un plan régional. Le mouvement ouvrier a initié le combat fédéraliste. Il doit le conduire à son terme.

Pour Charleroi, les conditions d'un développement semblent posées, les relais politiques s'organisent, les volontés convergent. Mais il nous faut rappeler, à ceux qui rêvent d'une "silicone valley", que c'est avec ses racines que pourra croître une région nouvelle. Que l'immense majorité de notre population n'est pas faite pour figurer dans un scénario de science-fiction. Faut-il en faire une génération sacrifiée à cette société nouvelle, et singulièrement hypothétique?

Ce pays s'est forgé à la sueur, à la souffrance de ses travailleurs. Et s'ils ne doit plus être noir, faut-il pour autant lui ôter le sang?

(Octobre 1987)

 


 

 

 

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