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Vers un imaginaire post-patriarcal

Claire LEJEUNE
Ecrivain
Secrétaire permanente du Centre interdisciplinaire d'Etudes philosophiques à l'Université de l'Etat à Mons (U.E.M.)

 

Dans le texte de ce projet de colloque, je souligne en rouge: Face à cette révolution technologique sans précédent - en marche inexorable - que deviendront les notions fondamentales qui ont conditionné notre existence depuis un siècle? A commencer par le TRAVAIL?

Ce qui me paraît effectivement être la donnée principale du problème, c'est la désembauche catastrophique que laisse prévoir cette révolution. Ce dont la planète sera excessivement riche en l'an 2000, c'est de temps humain, autrement dit d'énergie humaine. Ce qui est sans précédent dans l'histoire, c'est ce désoeuvrement systématique des travailleurs par la machine.

Dieu dit à Adam: "Tu gagneras ton pain à la sueur de ton front". Autrement dit, si tu veux vivre, tu travailleras. Dieu dit à Eve: "Tu enfanteras dans la douleur; ton désir se portera vers ton mari et lui te dominera". C'est de ces prescriptions divines que s'inspira la Loi qui fonde la civilisation patriarcale. Comment penser l'avenir sans prendre acte préalablement de l'extrême distorsion qui s'est produite en quelques décennies entre la Loi et les faits? La force des choses aujourd'hui invalide la Loi.

Vivre = travailler... Dès le désir (ou le non-désir) d'enfant de nos parents, nous étions orientés, programmés, promis au travail obligé. Un nombre rapidement croissant d'enfants sont désormais promis au loisir obligé. Le droit au loisir, au nom de quoi des générations se sont battues à mort, ils le trouveront dans leurs langes. Sans mode d'emploi. La mort et la vie données simultanément: pas de travail, pas d'argent; pas d'argent, pas de pain.

Lorsqu'une société fondée sur le devoir de travailler pour avoir le droit de vivre, en vient à ne plus pouvoir garantir le droit au travail, elle entre dans un processus de faillite. Se pose aujourd'hui la question de la légitimité du contrat patriarcal, avec une acuité telle qu'elle provoque dans la conscience du citoyen ordinaire une remise en question de ses données fondamentales. La Loi qui n'a plus les moyens de s'honorer soi-même n'a plus les moyens de se faire respecter.

Il existe un seuil de déséquilibre entre l'offre et la demande de travail qui ne se franchit pas sans qu'explose dans nos mentalités le rapport traditionnel travail-argent-pain. L'arrivée d'un nouveau partenaire imprévu par la Loi divine - le robot, créature de la créature - bouleverse les données de la condition humaine. Il n'y a plus seulement l'homme, la femme et les enfants sur le marché du travail, il y a le robot, qui ne mange pas de pain mais qui coûte et rapporte beaucoup d'argent. Nous ne pourrons plus jamais faire abstraction de lui, vivre comme s'il continuait à n'exister que dans la science-fiction. Sachant que notre mentalité devra bon gré, mal gré l'intégrer, la question devient: qu'est-ce que l'arrivée de ce drôle de citoyen change dans l'ordre de la Cité? Il introduit dans la société un nouveau clivage dominants-dominés qui tend à occulter les anciennes formes de distinction. Il y a la caste des initiés aux nouvelles technologies et il y a ceux qui n'en sont pas; les premiers travaillent à mettre au monde et à faire travailler les robots. Ils n'ont pas le temps de s'occuper des humains qu'ils désoeuvrent, d'où la nécessité pour ceux-ci de se prendre en charge.

Les nouveaux pauvres d'argent - les victimes de la robotisation du travail - sont devenus les nouveaux riches de temps, c'est-à-dire de potentialité; riches d'un loisir si abondant qu'il déborde infiniment toute politique d'organisation des loisirs, toute volonté de contrôle. Si cet excédent d'énergie humaine ne prend pas conscience de son pouvoir créateur, les explosions de violence se multiplieront et s'intensifieront. Comment le rejet - tout chômeur étant un rejeté du système, un hors-la-loi malgré lui - peut-il se transformer en puissance de projet? Comment la mort de l'Etat-Providence peut-elle favoriser la naissance - que nous attendons comme le Messie - d'une conscience majeure, où la solidarité fasse loi, où le principe de réciprocité succède au principe de domination?

Tenter de répondre à cette question suppose la mise en oeuvre de ce qui pourrait s'appeler - au sens le plus large du terme - une recherche poétique; une commune volonté de conscientiser les métamorphoses profondes que la révolution scientifique et technologique provoque dans l'imaginaire contemporain; de comprendre la possible portée bénéfique des dépressions et des ruptures qui s'y produisent. Il n'y a pas d'autre issue à l'angoisse montante que d'oeuvrer à l'avènement d'une nouvelle santé mentale, à la conception de formes relationnelles nouvelles, tant entre les hommes, les femmes et les enfants qu'entre les réalités régionales, nationales et planétaires.

Sur le marché du travail perdu, jaillissent les sources du temps retrouvé. Avoir du temps à soi, devant soi, un congé non coupable de paresse puisque c'est la société elle-même qui nous le donne, c'est disposer d'une formidable puissance de liberté. Liberté pour quoi faire? Pour me venger de la société qui, me préférant le robot , me jette dans des poubelles, ou bien pour travailler à en créer une autre? Celui ou celle qui vient à se poser la question du sens de son existence devient philosophe malgré soi, par nécessité, non par goût de la spéculation intellectuelle. La seule chance qu'ait l'humanité désoeuvrée d'échapper à l'autodestruction, c'est la pensée, à la fois solitaire et solidaire. Le lieu d'investissement le plus nécessaire du temps retrouvé ne peut être que la conscience dont le retard sur l'avancée de la science devient périlleux pour la planète. Il y a aujourd'hui une distorsion si radicale entre la Loi et la Justice, un vide éthique tel qu'il en devient vertigineux. Sur le terrain de la conscience, l'embauche ne manque pas. Travail de réflexion d'abord, d'élucidation des ressorts profonds de la crise. Travail de projection ensuite. Un PROJET de société n'a de validité que s'il s'enracine dans une connaissance critique des causes du déclin de l'ancienne, autrement dit s'il s'élabore dans la lucidité. Or, la lucidité n'a rien du consensus, elle ne coïncide avec aucune vérité scientifique, théologique, idéologique; objective ou subjective. Non référentielle, la lucidité est un éclairage du réel qui naît de la contradiction, de l'interaction, de l'interférence des expériences, du recoupement des divergences, bref du dialogue des différents.

Considérons donc que l'enjeu primordial d'une vaste confrontation comme celle que met en oeuvre ce Congrès, est la génération d'une source de lucidité partageable, susceptible d'éclairer la Communauté wallonne sur ses chances d'avenir. Il faudra donc, après le Congrès, s'il ne veut pas rester lettre morte, que ce dialogue amorcé trouve des lieux de permanence; que l'ouverture interdisciplinaire, interpersonnelle (hommes et femmes, vieux et jeunes) qu'il entend ébaucher, continue à se pratiquer, à se développer.

La nouvelle dimension qui nous advient de la crise économique étant le temps retrouvé, il importe d'apporter une attention toute particulière au temps des femmes. La question de la liberté est indissolublement liée à la question du temps; et la question du temps au questionnement du récit mythique où se modélise le passage de la Préhistoire à l'Histoire, de l'état sauvage à l'état civil. Pour ce qui concerne l'Occident, le récit le plus déterminant fut celui de la Genèse biblique. Il y est très précisément affirmé que civilisation = travail: six septièmes du temps pour le travail, un septième pour le loisir. Dans cette optique, il est aisé d'imaginer que si les sept septièmes sont dévolus au loisir, l'état sauvage puisse revenir au galop; mais un état sauvage second, posthistorique, un chaos postpatriarcal, un déconditionnement mental à partir de quoi une nouvelle histoire humaine soit concevable.

On peut donc penser qu'à partir du moment où le temps du loisir obligé l'emporte sur le temps du travail obligé, le déconditionnement de l'imaginaire traditionnel - la fin du monde patriarcal - s'accélère. Que faire du temps retrouvé, de l'énergie désembauchée sinon l'investir dans l'imagination, la création d'une communauté humaine où le robot trouvera sa juste place de serviteur?

Il apparaît clairement dans le récit de la Genèse que le passage de l'état de nature à l'état de culture fut lié à la colonisation du temps des femmes, au musellement de leur parole par le Maître masculin. L'imaginaire selon la tradition biblique est un espace d'esclavage féminin. La stabilité des structures du Patriarcat est garantie par la dévotion sans réserve du temps des femmes à la reproduction et à la conservation de ses formes (sept septièmes de services dans la Maison du Père). Qu'une femme dérobe une partie de ce temps dû au service pour se créer un espace de liberté (une chambre à soi) à l'intérieur de l'espace d'esclavage, et c'est la fondation même de l'édifice patriarcal qui s'en trouve ébranlée.

Dans un premier temps, le travail des femmes s'est déporté de l'intérieur vers l'extérieur de la maison. S'affranchir de l'ancestrale domination supposait qu'elles aussi gagnent leur pain - leur propre argent - à la sueur de leur front, ce qui ne les dispensait d'aucune des tâches traditionnellement attribuées aux femmes. Le front du travail féminin se dédoubla: dans la maison et hors de la maison. Paradoxalement, il fallut passer par la grande peine des femmes: le double emploi, le trop plein emploi pour qu'elle gagnent un jour la libre disposition de leur propre existence. Enfin l'aide domestique des machines - la genèse du robot - permit aux femmes d'investir plus de présence dans leur travail professionnel, d'accéder à tous les niveaux de qualification, c'est-à-dire de pouvoir prétendre à un salaire égal pour un travail égal. Jusqu'à ce que l'explosion de la crise condamne un nombre croissant d'entre elles au loisir forcé.

Pour la première fois dans l'Histoire, les femmes ont du temps libre, libre au sens fort du terme, du temps de haute qualité humaine puisqu'il est le fruit de plus en plus mature d'un long et pénible déconditionnement psychique. Du temps intelligent de la part silencieuse de l'Histoire, et qui trouve aujourd'hui sa voix. Ce qui est authentiquement nouveau à la veille du troisième millénaire, c'est la voix des femmes, la pensée des femmes, la citoyenneté des femmes. Ceux qui ne comptent pas avec ce nouveau paradigme n'ont aucune chance de concevoir un projet de communauté réelle. Une fois de plus, ils se fourvoieront dans l'impasse d'un projet de Cité idéale.

Le temps retrouvé ne peut plus être traité comme un temps asexué, indifférencié, comme une idéalité relevant de l'Identité - de l'Autorité - patriarcale. Dans la réalité quotidienne, il y a le temps féminin et le temps masculin; leur mémoire du vécu étant différente, leurs potentialités sont différentes. Un projet de Communauté réelle, un projet de fratrie ne peut s'élaborer qu'à partir de la reconnaissance mutuelle de l'expérience d'être un femme et de celle d'être un homme; autrement dit, la matière à projet ne peut être que l'intelligence partagée de la différence. La production de cette matière à commune présence qu'est la lucidité suppose la mise en oeuvre du dialogue permanent des voix féminines et des voix masculines.

Une pratique du dialogue créateur ne peut s'actualiser que là où l'esprit d'atelier succède à l'esprit de chapelle, où la pensée des uns et des autres trouve lieu de s'affranchir des conditionnements anciens, de sa dépendance à l'égard des habitudes mentales. La dynamisation, la régénération d'une conscience collective - en l'occurrence celle de la Wallonie - suppose l'aménagement d'espaces de dialogues aux lieux d'articulation de la différence des sexes, des races, des générations, des philosophies, des cultures, des savoirs; suppose donc la légitimation de tout métissage, l'abolition de toute forme d'apartheid. Concrètement, cela se traduirait par le développement d'un véritable artisanat de la communication, par l'ouverture d'ateliers d'initiation (mutuelle) à la commune présence, et cela de l'école maternelle à l'Université de tous les âges, en passant par tous les organismes qui constituent le corps social. Ateliers de régénération permanente de ce corps aujourd'hui si malade... On peut imaginer pour l'avenir une politique qui s'éclairerait moins des grandes idées périmées que de ces lumières ponctuelles venues d'en bas.

(Octobre 1987)

 


 

 

 

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