Pour relever les défis:
la lutte sociale et l'utopie coopérative
Max
DELESPESSE
Président de Solidarité des
Alternatives wallonnes
Coordinateur de la Faculté ouverte Religion et Laïcité du CUNIC (Centre
Universitaire de Charleroi)
Il est banal
de le dire: le double défi à relever est et sera celui de l'emploi
et celui des nouvelles technologies. Pour relever ces défis, nous
allons être acculés à tenter de construire un autre type de société.
L'introduction
incontrôlée des nouvelles technologies est, avec d'autres facteurs dont elle est
le point d'intersection, la cause fondamentale de la diminution du nombre
d'emplois, et l'on peut s'attendre à ce que le processus s'accentue. La
situation est d'autant plus grave que les nouvelles technologies envahissent à
la fois tout le domaine économique, qu'il s'agisse de la production des biens et
des services.
Cette crise de l'emploi
ne pourra, à la longue, être résorbée que par l'adoption d'un nouveau mode de
vie consistant en ceci: partage du travail et diminution importante du temps qui
y sera consacré(le travail étant devenu beaucoup plus productif), horaires
mobiles pour une utilisation plus rationnelle des outils, augmentation des
postes de travail dans le culturel, le récréatif, les médias, formation
permanente et recyclage incessant des travailleurs au fur et à mesure de
l'évolution des techniques.
Mais ces perspectives
sont ambiguës. Le système capitaliste peut arriver à les imposer, comme un
fardeau de plus, et à son profit propre. Une humanité autogérée peut les mettre
en oeuvre, les développer, dans une harmonie certes tâtonnante, mais pour le
meilleur bonheur possible de ses membres.
Il serait pour cela
nécessaire que la collectivité arrive à prendre elle-même en charge les rythmes
d'introduction et de développement des technologies nouvelles, ce qui est
impossible sans une appropriation des outils de production et d'échange. Projet
politique global, énorme, disons "utopique" destiné à promouvoir l'avènement
d'une société autogestionnaire. Ce projet pourrait, par la force des nécessités
nouvelles, s'imposer un jour dans les diverses parties du monde. On n'en est
certes pas là. Le temps des cerises n'est hélas pas encore venu. Ce n'est pas
une raison pour ne pas lutter pour.
La période que nous
vivons aujourd'hui ne peut être que difficile. Elle est caractérisée par une
dichotomie entre le groupe social de ceux qui arrivent à s'insérer dans les
nouveaux modes de production et le groupe social de ceux qui n'y arrivent pas ou
n'y arrivent plus: c'est la société duale. Pour passer le cap de ces temps que
j'appellerais intermédiaires, je vois quatre axes d'actions, qui devraient être
développés de façon simultanée.

La lutte sociale
Tout d'abord une lutte,
qui ne peut être que longue, stratégique et à l'échelle mondiale, et qui engage
toutes les forces syndicales, tiers-mondistes et autres pour l'appropriation
collective (je ne dis pas étatique, si ce n'est pour les grandes
infrastructures) de ces outils et de ces techniques de production et d'échange,
afin de gérer, dans une perspective sociale, l'introduction et le développement
des nouvelles technologies. Qui dit lutte dit stratégie... Hélas, il n'y a plus
de stratégie dans le monde des travailleurs. Je propose donc ici une étape
préliminaire: que les militants syndicaux sortent de leur néo-corporatisme,
s'impliquent dans tous les problèmes sociaux de chez eux et du vaste monde, y
compris dans ceux qui, à première vue, semblent ne point les concerner
directement: je cite les besoins et les questions, immenses, du Tiers-Monde,
ceux de la marginalisation et de ce qu'on appelle la nouvelle pauvreté,... ceux
du chômage. Refaire, des syndicats, des lieux de concertation et de combat aussi
bien des chômeurs et des marginalisés que des travailleurs avec emploi. Car
tenter de résoudre ses propres problèmes sans tenir compte de tous les vivants
paramètres, c'est du corporatisme nouvelle formule, de la non-lutte, et une
incapacité congénitale définitive de dégager jamais une stratégie du monde du
travail pour l'établissement d'un socialisme autogestionnaire.
L'utopie
Dans le même temps, la
mise sur pied de coopératives de production de biens et de services où se
réalisent l'intégration du travail et du capital, ainsi que la constitution d'un
véritable marché coopératif, c'est-à-dire d'une sorte de "zone franche", pour
m'exprimer ainsi, où l'économique et le social s'harmonisent.
Ceci n'est pas pure
projection. Le nombre des coopératives de production augmente sans cesse sous la
pression de réalités diverses: la réalité du chômage d'abord, qui développe chez
un certain nombre d'hommes et de femmes l'imagination et la prise collective de
responsabilité; la meilleure résistance à la crise des entreprises coopératives
aussi, grâce à la motivation des acteurs; les exigences des travailleurs
vis-à-vis de la politique et de la gestion de leur entreprise au fur et à mesure
que les nouvelles technologies demandent d'eux un plus haut degré de
qualification technique; la nécessité de reprendre ensemble la succession
d'entreprises en faillite, en liquidation, ou dont il faut assurer la continuité
suite à une défaillance des propriétaires; et caetera. La néocoopération existe
bel et bien et se développe.
Certes, les coopératives
qui fonctionnent au sein de l'économie dominante collaborent de fait avec
celle-ci et constituent pour elle un remarquable exutoire à diverses
contestations sociales.
La principale raison de
ces graves lacunes vient de ce que, à quelques exceptions près, les coopératives
de travailleurs ne constituent qu'une poussière dans l'océan capitaliste. Chaque
entreprise n'a d'autre amont ni d'autre aval que ceux de l'économie dominante.
Et par conséquent, elles ne sont toutes que des maillons de cette économie
dominante, qu'elles renforcent, et à laquelle elles apportent en outre quelques
garanties de calme social.
Dans cette situation, une
seule perspective à long ou moyen terme me paraît valable. Si les coopératives
de travailleurs veulent participer pour de vrai à la création d'un société
autogérée à l'image de ce qu'elles vivent elles-mêmes à l'intérieur,
synchronisant l'économie et le social, elles doivent s'organiser de manière à
créer des filières et des réseaux constituant un véritable marché coopératif.
dans une certaine mesure parallèle au marché capitaliste. Parallèle mais non
"marginal" c'est-à-dire fonctionnant aussi bien et mieux que l'autre mais
n'avalisant pas la "société duale".
Ce marché coopératif
devra s'organiser à travers l'Europe de la CEE, l'Amérique du Nord, et les pays
du Tiers-Monde. Il est prouvé aujourd'hui que les coopératives du Nord sont à
même de traiter avec les coopératives du Tiers-Monde pour un développement qui
ne soit pas une forme de néocolonialisme. Les principes de la coopération sont
les seuls à pouvoir provoquer un développement respectueux des uns et des
autres.
Le marché coopératif dont
j'ai parlé devra rester connecté à toutes les luttes d'émancipation, syndicales
et autres, dans le Nord et dans le Sud, et les soutenir par tous les moyens
possibles. Il devra aussi s'élargir aux nombreuses réalisations coopératives et
aux mouvements tendant à l'autogestion qui existent et se développent dans les
pays de l'Est.
Cependant, les choses
étant ce qu'elles sont, la constitution d'un marché coopératif, qu'il s'agisse
de biens, de services ou de finances, devra, me semble-t-il, être progressive.
Le face à face "monopolistique" avec l'économie capitaliste conduirait à
l'étouffement et à l'anéantissement des efforts pour une démocratie économique.
C'est progressivement que le marché coopératif se fera puissant, attractif et
sécurisant.
Les temps d'une action
globale concertée m'aparaissent plutôt proches. En effet, les seules
coopératives de production de la CEE réunissent, à l'heure actuelle, 8 à 900.000
travailleurs. C'est-à-dire que le mouvement risque d'atteindre sans trop tarder
une masse critique. En Amérique du Nord, bien que les situations soient diverses
et différentes, on peut s'attendre à ce que le mouvement émerge dans de brefs
délais.

Colmatage des brèches
Troisième axe d'action:
le colmatage des brèches occasionnées par la société duale. Il s'agit de mettre
tout de suite au travail (j'insiste sur le tout de suite) les milliers de
jeunes qui ont été marginalisés et exclus par un système socio-économique
glaciaire dont ils sont devenus les moraines.
En effet, on ne peut
chercher de "grande solution" en laissant de jeunes muscles, de jeunes coeurs,
de jeunes cellules grises s'enliser dans le marasme du désespoir et de la
délinquance. Il faut tout de suite les aider à se faire un emploi, à se donner
une raison de vivre, et à employer leurs forces créatrices, fût-ce au prix d'une
situation, au départ, d'illégalité. Le monde coopératif, avec les contraintes
actuelles de la société marchande est même inaccessible à bon nombre d'entre
eux. Donc, il faut mettre sur pied, avec eux, des entreprises à leur mesure qui
soient des lieux de travail de formation, de formation par un travail de
production de biens ou de services.
Mais, direz-vous, le
marché pour ces entreprises d'apprentissage? Il est énorme. Les fabriques de
produits sophistiqués ne peuvent plus aujourd'hui répondre aux vrais besoins du
Tiers-Monde, lequel est en quête d'outils technologiques simples, appropriés,
réparables sur place et ne nécessitant pas de service après vente. Même chez
nous, d'immenses besoins primaires ne sont pas rencontrés: le délabrement de nos
cités, le manque de confort de tant de nos foyers,l'absence ou la vétusté des
égouts, des sanitaires, se trouvent être aujourd'hui des plaies béantes que le
système socio-économique ne peut plus cicatriser. Le jour où les jeunes de chez
nous accepteront de répondre à ces besoins planétaires et locaux sans trop
d'exigences au départ, un boom étonnant risque de se produire. Et qu'on ne me
parle pas des risques de concurrence déloyale. Ne se compare que ce qui est
semblable. Ne se concurrencent que des entreprises fonctionnant dans les mêmes
créneaux. Il s'agit ici de sauver des jeunes par le salut qu'ils apporteront à
d'autres jeunes sur la planète, à des pauvres à côté de chez eux, à un
patrimoine commun menacé de décrépitude. Il est des moments où le "gain social"
doit dissoudre toute autre considération.
En prônant ces
entreprises d'apprentissage, je connais et j'assume l'ambiguïté fondamentale de
la démarche. Le système de société qui marginalise les faibles est un système
mauvais. (Beaucoup de forts eux-mêmes en pâtissent, car il développe chez eux
une psychose de peur pour les maintenir dans un travail hyperproductif sans que
leurs exigences soient trop grandes...). Le risque existe qu'en pansant des
plaies nous contribuions à diminuer une des pressions plus graves et les plus
sérieuses qui puissent conduire un jour à un changement de société. Le danger
n'est pas illusoire (disons-le) de maintenir, d'enfermer sur eux-mêmes, à
travers ces réalisations, les bantoustans d'exclus se constituant dans nos
régions industrielles, urbaines, et même rurales. C'est pourquoi, alors que nous
nous battons pour la vie et le développement des entreprises fonctionnant avec
des jeunes marginalisés, nous devons en même temps connecter celles-ci à
l'ensemble du mouvement néocoopératif et à toutes les luttes d'émancipation qui
se développent ici et de par le monde dans l'objectif unique indivisible d'une
société alternative.

Economie conviviale
Quatrième axe:
redéploiement d'une économie conviviale. Avec Igmar Granstedt, il apparaît
qu'une des graves plaies (si ce n'est la plus grave) de la société d'aujourd'hui
consiste dans le fait que l'industrie (et l'agriculture colonisée par
l'industrie) a accaparé tout le domaine économique et dévoré l'économie
domestique, communautaire, conviviale autour de laquelle se nouaient jadis les
liens humains qui font la joie de vivre. A y réfléchir, le déséquilibre
fondamental du système se trouve peut-être là: tout est devenu industrie et
commerce, au mépris de la solidarité et de la gratuité qui géraient jusqu'il y a
peu la plus grande part de l'économie de la majorité des hommes, et chez nous
des pans entiers de nos activités de services, de production, d'épanouissement
physique, culturel, spirituel. L'industrie et la banque ont tout pris... Nous
avons laissé faire. Et maintenant?
Or, un regard attentif et
une analyse fine de situations présentes amèneraient, je pense, l'observateur à
constater une redécouverte, par la base, de ce type d'économie fournissant
divers produits et services dont nous avons un besoin concret, immédiat, et que
nous pouvons tenir les uns des autres par d'autres voies que celles du négoce
habituel. Tu m'entretiens ma voiture, je te fournis ta provision de pommes de
terre, ensemble nous fabriquons nos pizzas et nous faisons du théâtre de rue
avec les gars et les filles: tout ça n'est pas ce que d'aucuns appellent de
l'archaïsme, en tout cas ça se vit aujourd'hui, ça risque de se développer, au
grand dam de nos législations fiscales. L'humanité balance d'un déséquilibre à
un autre... Elle n'est peut-être pas encore allée jusqu'au bout du
mercantilisme. N'en reviendrait-elle pas déjà?
(Octobre 1987)

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