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Carrefour B : Technologie - Vie en société - Formation

Nicole DELRUELLE
Rapporteur
Professeur à l'Université libre de Bruxelles

 

Je vais essayer de ne pas dénaturer ce que les onze rapports présentent. Plutôt que vous présenter un résumé de chaque communication, je vais vous parler du thème des relations entre "Technologie, Vie en société et Formation" au départ des apports de chacun des rapporteurs.

Mon rapport s'articule en trois points d'importance inégale. Dans un premier chapitre, je vous parlerai de certaines caractéristiques de la crise actuelle qui ont été mises en exergue dans les rapports. En second lieu, je vous parlerai de certains risques majeurs encourus actuellement et enfin, troisième et plus important des chapitres, je vous traiterai des enjeux.

 

1. Certaines caractéristiques de la crise.

Il y a trois grandes caractéristiques qui sont mises en exergue: d'abord la crise des innovations, ensuite la perte d'emploi et enfin les transformations au sein de l'emploi, au sein du travail.

1.1. La crise des innovations

Raymond Collard fait remarquer que les taux de croissance actuels ne sont pas exceptionnels. C'est plutôt la forte croissance des années d'après-guerre qui l'a été. Pour Raymond Collard, l'expansion avant la crise était conditionnée par l'apparition de produits nouveaux. Aujourd'hui la caractéristique majeure de la crise se situe dans la difficulté d'innover et de trouver une demande solvable pour des produits et des services nouveaux. Il s'agit donc en quelque sorte d'un cercle vicieux. Les innovations indispensables à l'expansion impliquent une demande solvable laquelle n'apparaît pas, faute d'expansion et compte tenu du chômage.

1.2. Les problèmes de perte d'emploi

Perte d'emploi, on retrouve cette idée bien entendu en filigrane de toutes les communications, mais Guy Moreau va surtout aborder ce point, il va rappeler les processus qui accompagnent l'introduction des nouvelles technologies et qui occasionnent des pertes d'emploi. Il y a au niveau des industries manufacturières l'automatisation et la robotisation qui entraînent des pertes d'emploi importantes. Il y a dans la section de fabrication des matériels informatiques une rationalisation qui entraîne des compressions d'emploi et enfin au niveau du tertiaire, il y a essoufflement. Le tertiaire semble-t-il, ne parvient plus à absorber les pertes d'emploi en provenance du secondaire; les médias n'échappent pas à cette tendance nous dit-il, alors qu'ils sont présentés souvent comme devant faire exception.

1.3. Les transformations au sein des structures de l'emploi.

Matéo Alaluf fait remarquer qu'il existe une très grande diversité des situations et des transformations. Au sein des entreprises, sous le vocable de flexibilité, on trouve cependant des tendances communes: compression des effectifs, retraite anticipée, arrêt de l'embauche, sous-traitance, diversification des statuts, précarisation des contrats de travail et des modalités de progressions salariales, aménagement des horaires, heures supplémentaires, chômage partiel, système de pauses, polyvalence des postes (en bas de l'échelle on assiste à une interchangeabilité des fonctions d'exécution réduites aux dépannages et au contrôle de qualité).

Au plan macro-social, la diversité des diplômes pour des emplois similaires cache en réalité une stabilité relative de la structure de l'emploi. C'est ainsi que les proportions d'ouvriers qualifiés, de spécialisés et de manoeuvres restent assez stables alors que les niveaux d'instruction n'ont fait que s'élever.

Jean-Louis Canieau et Marcello Ossandon insistent également sur la dévalorisation des titres scolaires à laquelle on assiste. Le diagnostic qu'ils font à cet égard s'écarte sensiblement du diagnostic habituel, de l'inadéquation quantitative et qualitative de l'éducation aux besoins de l'économie. Faisant l'historique des théories du capital humain, ces auteurs montrent que dès les débuts des années 60, elles ont connu un grand succès en attribuant une part non négligeable de la croissance au capital intellectuel d'une société, elle assignait au marché de l'éducation une fonction d'ajustement essentiel aux besoins de l'économie en compétence. Ils montrent comment ces théories étaient basées sur le paradigme de l'"homo economicus": ce dernier a le libre choix, il est seul responsable de ces investissements intellectuels et sa rémunération est liée à la productivité marginale du travail. En somme dans ces théories, le chômage n'est qu'un accident de parcours dû à un dysfonctionnement du marché de l'offre et de la demande du travail. Le marché a une fonction de régulation essentielle: en supprimer les rigidités et les distorsions assure en quelque sorte la croissance. On trouve en effet dans ces théories l'idée que la croissance et l'emploi sont indissociablement liés et que les efforts en matière d'éducation sont donc générateurs de croissance. Depuis vingt-cinq ans, disent Canieau et Ossandon, les politiques éducatives sont inspirées par ces théories. L'explosion des effectifs scolaires devait avoir des effets positifs sur la production laquelle devait absorber le flux des diplômés. S'en suivait automatiquement l'augmentation de la productivité et des salaires et donc l'amélioration des conditions de vie et la réduction des inégalités sociales. La crise actuelle pour ces auteurs remet en cause fondamentalement ces théories puisque le nombre des diplômes continue d'augmenter tandis que l'on va vers une croissance nulle.

2. Les risques encourus

Les risques encourus, c'est d'abord, bien entendu, le risque de segmentation de l'économie et de la segmentation également de toute la société sous le vocable de société duale ou de société à plusieurs vitesses. Le risque majeur pour de nombreux intervenants est celui de la marginalisation pour une fraction de plus en plus importante de la population. C'est un peu la toile de fond que l'on trouve dans les interventions de Raymond Collard, de Guy Moreau, de Matéo Alaluf, de Canieau et d'Ossandon. Mais ce qui m'a frappé, c'est que ce thème est évoqué de manière quasiment implicite, comme une toile de fond; il n'y a pas véritablement d'analyse de situation qui ait été faite dans les communications et il n'y a guère, il me semble, d'interrogation concernant le futur. Les aspects humains de cette segmentation ne sont évoqués que par Lise Thiry qui parle de gens malades, de désoeuvrement et auxquels il faut répondre, dit-elle, en créant de nouveaux emplois, mais je reparlerai de ce thème tout à l'heure.

2.2. Deuxième risque majeur d'aliénation croissante dans la vie de travail

Pour Matéo Alaluf, les transformations diverses dans les entreprises qui ont nom flexibilité, ne remettent pas en cause le taylorisme. Bien au contraire, le taylorisme, dit-il s'en trouvera aggravé, si on n'y prend garde. Car dit-il, les méthodes d'organisation du travail visent à augmenter la productivité par la suppression de tous les temps morts, facilitée par les nouvelles technologies informatiques. La polyvalence des postes ne contrecarre ni la séparation entre la conception et l'exécution, ni la codification des tâches par la programmation du travail. La polyvalence renforce l'interchangeabilité des postes qui était l'apport majeur des méthodes tayloriennes. On ne constate pas de changement alors dans le sens d'une plus grande maîtrise par les travailleurs du procès de travail. Le contrôle exercé par les entreprises sur le marché du travail s'accroît par le biais des exigences à l'embauche et par l'influence exercée sur les systèmes de l'information. Enfin la disjonction entre le travail des machines et celui des hommes ne fait que s'accentuer: il y a de moins en moins de correspondance entre le degré de sophistication d'une machine et le niveau de compétence qui est requis pour la faire marcher.

Guy Moreau, aussi, insiste sur le renforcement probable du taylorisme: il parle du cloisonnement des tâches, de compétitivité accrue, de l'isolement du travail sur console, du travail par pauses, de la solitude paradoxale qu'instaurent des technologies à finalité de communication, des nouveaux asservissements liés à des rythmes et des contrôles maîtrisés par les nouvelles technologies, de l'augmentation des charges mentales et nerveuses.

Raymond Collard fait remarquer, lui, que si les nouvelles technologies allègent les efforts physiques, elles introduisent des risques nouveaux: risques technologiques majeurs bien sûrs mais aussi des risques quotidiens de micro-panne, sur lesquels il insiste.

2.3. Enfin, troisième catégorie de risques, des risques plus sociétaux qui sont mis en relief par Claude Javeau qui parle d'un déraillement de la rationalité. On risque d'assister à la mise des techniques nouvelles au service d'un édonisme grandissant au sein de loisirs favorisant la passivité. La technique peut s'autonomiser de plus en plus par rapport aux valeurs éthiques. Par contre-poids, ces tendances peuvent aussi engendrer des courants passéistes de dénigrement des techniques que l'auteur considère comme tout aussi dangereux.

3. Les enjeux

J'ai repéré cinq catégories d'enjeux dans les communications: il y a les enjeux sur le plan de la politique industrielle, les enjeux sur les plans des choix organisationnels dans les entreprises, les enjeux dans la formation et l'éducation, les enjeux sur le plan de la place de la technique dans la société globale et enfin les enjeux concernant l'articulation technologie-vie en société et formation.

3.1. Politique industrielle

Raymond Collard insiste sur la prise de conscience indispensable du contexte nouveau qui se profile: les produits qui n'intégreront pas les dernières possibilités de la technique ne pourront soutenir la concurrence. Dans les changements du système technique, Collard insiste sur quatre de ses composantes: d'abords l'hyperchoix qui caractérise les matériaux pour lesquels les transferts horizontaux sont désormais la règle, de l'usage spatial à la cuisinière. Sur le plan de l'énergie, à la fois les nouvelles sources d'énergie (on pense au nucléaire) mais aussi les progrès dans les économies d'énergie. Sur le plan de la structure du temps, l'avènement des micro-processeurs qui s'étend à tous les domaines et enfin sur le plan de la relation avec le vivant, les bio-technologies. Collard parle également des transformations des systèmes de production. Avec les robots de plus en plus complexes, les ateliers seront de plus en plus flexibles, favorisant la production à la carte. Les fonctions de certains ateliers seront profondément transformées, par exemple, le collage supprimant la soudure, le boulonnage. La conception assistée par ordinateur sera la règle dans les bureaux d'études. La productivité, dit-il, augmentera la diversité des produits, devra s'accentuer: la chaîne recherche - conception - méthode - production devra donc devenir de plus en plus interactive.

Joseph Bohet plaide également pour que la reconversion industrielle de la Wallonie soit basée sur des technologies à productivité compétitive qui assurent la pénétration des marchés extérieurs. Il insiste aussi sur l'originalité que doivent avoir les fabricats à forte valeur ajoutée: soit des produits finis destinés à la consommation ou des produits à haute incorporation technologique. Pour atteindre ces objectifs, Bohet met en évidence six exigences qui lui paraissent fondamentales: d'abord l'impact sur l'emploi doit être prioritaire, dit-il. La création d'emploi doit constituer un critère important pour l'aide à l'innovation. Il faut des analyses sérieuses du marché tant des consommateurs privés que celui des commandes publiques. Les facteurs de contexte doivent être maîtrisés, la main-d'oeuvre doit être formée. Il faut un soutien fiscal des entreprises pour promouvoir l'emploi. La politique des commandes publiques doit également y contribuer.

Il faut enfin des stratégies de parade si les effets sur l'emploi sont négatifs. Il faut, en d'autres termes, maîtriser anticipativement les effets des introductions des nouvelles technologies sur l'emploi.

Deuxième exigence, il faut créer des interfaces entre politiques scientifiques et politiques industrielles. Déplorant le cloisonnement existant entre les universités et les entreprises, Bohet préconise la stimulation simultanée et coordonnée de l'ensemble des processus depuis la recherche fondamentale jusqu'à la commercialisation des produits.

L'auteur insiste en troisième lieu sur le rôle des entrepreneurs rénovateurs. Le problème de la prise du risque doit être considéré: la préparation de plans d'affaires, la constitution de sociétés à capital à hauts risques de type venture capital américain peuvent apporter des solutions, notamment, pour appuyer les PME qui peuvent avoir un avenir dans le domaine des nouvelles technologies mais auxquels font souvent défaut les capitaux et certains potentiels humains.

Quatrième exigence. Du fait de l'internationalisation des économies, Bohet est favorable à la concentration des actions de type "filières orientées" vers l'exportation et pouvant avoir des effets d'entraînement. Il met en garde contre le remplacement automatique de l'investissement en recherche et développement par de nouvelles techniques acquises sous licence. L'inconvénient à long terme de ce genre de substitution est de renforcer la dépendance technique, d'appauvrir la recherche et les niveaux de formations. Bohet insiste également à cet égard sur la nécessité d'inscrire la recherche-développement dans un contexte international: celui des Communautés européennes.

L'auteur évoque, cinquièmement, la multitude des filières parallèles, véritablement concurrentielles en matière d'aide à l'innovation: l'Etat, la Région, les différents ministères, etc. Il préconise l'unité de décision de toutes les instances concernées.

Sixièmement, enfin, Bohet plaide pour l'instauration d'un climat favorable à l'innovation. Les réserves à cet égard sont tenaces, dit-il, notamment en ce qui concerne les implications sur l'emploi. Il faut donc une diffusion des informations vers le grand public, une plus grande motivation des travailleurs ainsi que des budgets de recherche consacrés aux conséquences sociales des nouvelles technologies.

3.2. enjeux sur les plans des choix organisationnels dans les entreprises

Matéo Alaluf insiste sur la relative indépendance des choix techniques et des choix organisationnels. C'est ainsi que l'on peut observer des formes de gestion rigide alliées à des équipements très automatisés et des formes de gestion flexible, associées à des équipements conventionnels. Christine Cavoy fait observer à cet égard que l'informatisation a souvent pour effet de cristalliser des formes d'organisation, renforçant, par exemple, soit la centralisation soit la décentralisation. Pour Matéo Alaluf et Christine Cavoy, en définitive, les techniques informatiques n'ont aucune vertu magique. Leurs conséquences ne sont pas univoques. Il faut d'abord voir que leur introduction est souvent une conséquence de certains modes d'organisation sociale. De plus, elles n'ont pas de logique indépendante. Au contraire, tout se passe comme si elles multipliaient les possibilités organisationnelles. Leurs conséquences dépendront donc des objectifs pour lesquels elles seront implantées dans les organisations. Selon les cas, elles peuvent se développer massivement sur base d'appareils multipliant les usages autonomes ou horizontaux, ou encore, elles étendront verticalement leur emprise; leur usage étant hiérarchisé sous des contrôles et des savoirs sophistiqués. Les technologies nouvelles peuvent entraîner une déqualification mais aussi une requalification. Elles peuvent susciter satisfaction ou retrait, enrichir les tâches ou les soumettre à un joug intolérable, favoriser une démocratie alternée ou rendre plus rigide, plus opaque, les structures d'autorité.

Michel Crappe rejoint sur ce point les vues de Matéo Alaluf et Christine Cavoy. Il faut, dit-il, saisir ce moment d'introduction de nouvelles technologies pour remodeler le système productif. Bien que leurs effets sur l'emploi soient déficitaires, l'auteur plaide pour le pari des nouvelles technologies mais en leur assignant des objectifs précis. Il s'agit, dit-il, de mettre fin, ou à tout le moins d'atténuer, le taylorisme, tout en créant un climat favorable à l'effort, climat que nos systèmes de protection sociale ont inhibé, déplore Michel Crappe.

Si Raymond Collard est d'accord avec Matéo Alaluf, Christine Cavoy et Michel Crappe, sur les conséquences non-univoques de l'introduction des nouvelles technologies, il doute que les choix organisationnels soient totalement indépendants des choix techniques. Ce scepticisme le conduit à plaider pour un véritable accompagnement social à l'introduction des nouvelles technologies, accompagnement qui implique la participation des acteurs. C'est également une concertation des acteurs que préconise Guy Moreau.

3.3. Sur le plan de la formation

Pour Matéo Alaluf, le problème de l'adéquation entre l'offre et la demande de travail doit être posée en termes nouveaux. Ce n'est pas l'inadéquation de la formation de la main-d'oeuvre aux besoins de l'économie qui engendre le chômage, comme on le dit souvent. Il y a en fait contradiction entre l'utilisation de la main-d'oeuvre et la préparation au travail qui est donnée dans les écoles dans le sens d'une dévalorisation des titres scolaires. Dès lors, c'est sur l'utilisation optimale de la main-d'oeuvre qu'il faut porter attention. Dans cette perspective, évidemment, les choix organisationnels sont aussi importants que les choix techniques. Des choix organisationnels différents peuvent conduire soit à une déqualification et à une dévalorisation du diplôme, soit à des requalifications favorisant la formation continue.

Canieau et Ossandon considèrent également qu'il faut reconsidérer les rapports entre enseignements et emplois. Ils déplorent qu'aujourd'hui, on impute l'inadéquation de l'offre et de la demande de travail au système scolaire. Paradoxalement, cette position conduit, disent-ils, à une politique d'austérité en matière scolaire: politique sensée restaurer les lois saines du marché comme système de régulation. Cette position conduit aussi à mettre tous ses espoirs dans les technologies les plus avancées. Le développement de l'enseignement dans ces matières devant permettre de prendre le virage de la révolution industrielle qui est en train de se mettre en place.

Pour Canieau et Ossandon, il s'agit là de politiques dangereusement utopiques, à trop mettre l'accent sur les spécialisations les plus avancées aux risques, disent-ils, de renforcer la dualisation de la société: les techniques se démodent de plus en plus vite, les hyperqualifiés d'aujourd'hui peuvent être les sous qualifiés de demain. Désormais, c'est de généralistes qu'on a le plus besoin, capables de s'adapter aux changements technologiques. C'est une élévation générale des niveaux d'éducation qu'il faut prôner, plutôt qu'accorder de l'importance à des savoir-faire vite périmés à destination d'élites peu nombreuses.

Les auteurs sont cependant sceptiques. L'accroissement des dépenses en matière d'éducation ne créera pas systématiquement de l'emploi. La sélection à l'embauche ne dépend pas seulement de la formation reçue. C'est donc à la segmentation de l'économie qu'il faut, disent-ils, s'attaquer en priorité.

3.4. Place de la technique dans la société

Quels sont les enjeux? Michel Crappe croit, il me semble, à la possibilité de trouver un compromis subtil en ce domaine. Il nous dit en effet que l'Europe doit aborder le virage des mutations techniques en respectant un héritage culturel spécifique qui lui permettrait de réconcilier l'efficacité et la solidarité. Il plaide également pour que la technique ne reste pas un domaine réservé aux seuls techniciens. L'échelle et la nature des utilisations des techniques, les effets à long terme sur l'environnement, les risques encourus par le capital génétique, les atteintes possibles à la vie privée, voici quelques-unes des questions qui se posent et qui impliquent qu'une légitimité démocratique soit recherchée pour être associée aux choix techniques.

La communication de Claude Javeau va également dans ce sens. L'enjeu, dit-il, est de maintenir une société de biens matériels dans un cadre culturel reposant sur des valeurs de liberté et d'égalité de droit et de condition. Plus précisément les techniques informatiques doivent, dit-il, être insérées en suivant certains objectifs. Le temps gagné doit favoriser une liberté de création et non un édonisme alimenté par des loisirs commerciaux. Elles doivent contribuer à favoriser des réseaux de convivialité. Elles ne doivent pas contribuer à un déclassement des autres apprentissages de savoir. Elles doivent enfin favoriser la transparence des procédures plutôt qu'un contrôle bureaucratique accru.

Christine Cavoy attire notre attention sur la demande sociale, sur les besoins auxquels les nouvelles technologies informatiques peuvent répondre. Il y a, dit-elle, décalage entre le discours publicitaire qui recourt abusivement à une prétendue demande sociale et les besoins réels des usagers. Ceux-ci sont de deux types: il y a d'une part l'Etat et les entreprises qui ont leur stratégie propre et d'autre part, les usagers privés qui n'ont aucune stratégie mais qui ont sans doute des aspirations confuses. Les usagers privés sont importants, dit-elle, car ils détermineront en fin de compte les incidences effectives de ces techniques dans la vie quotidienne. L'examen des modes de vie fait apparaître des rigidités incontournables mais aussi des flexibilités importantes. Les besoins en communication peuvent y trouver place. Rien ne dit cependant que les nouvelles technologies de communication seront mises au service de ces besoins.

Lise Thiry s'intéresse également à la demande sociale. Elle s'inscrit en faux contre le climat de morosité qui accompagne généralement les prévisions en matière d'emploi. Plutôt que de déplorer l'augmentation relative des emplois de service, il faut, dit-elle, saisir l'occasion qu'offrent les changements technologiques pour chercher à enrichir, à humaniser enfin les fonctions de service. Elle prend pour exemple les services de santé, les derniers, semble-t-il, à devoir être frappés par l'automatisation et parmi les premiers à être générateurs de nouvelles formes d'emploi.

Dans cette même perspective, Georges Thill, reprenant l'expression de Jean-Marc Lévy-Leblond, parle de mise en culture des sciences et des technologies. Il faut articuler les processus d'innovations technologiques sur les innovations sociales. La technologie pointe désormais la totalité du social: les modes de produire et de consommer, de communiquer et de normaliser. C'est en ce sens que le long terme est en conflit avec le court terme, dit-il. Georges Thill déplore que le culturel ne soit évoqué que pour être intégré dans des calculs stratégiques à courte vue, alors qu'il doit être conjugué à l'imaginaire pluriel, dit-il. Le sens des innovations sociales lui paraît pouvoir être trouvé au sein de la société civile. L'évolution du phénomène associatif, les innovations qu'il porte, pointent la remise en cause de pouvoirs lointains et inadaptés.

3.5. Politiques culturelles et technologiques

Nous rejoignons, j'imagine, les débats de l'autre carrefour, qui ne peuvent pas porter seulement, dit Georges Thill, sur les compétences et l'aptitude à innover. La démocratie doit être élargie au choix technique. Pour arriver à ce résultat, il faut une véritable mobilisation culturelle. Si Claude Javeau évoque à ce sujet certains handicaps de la Wallonie (vieillissement démographique, déclin des activités productives traditionnelles, conflits institutionnels), Georges Thill met plutôt en évidence certains atouts wallons, enracinés dans l'histoire de la région. Il insiste sur les ruses de la socialité qu'on peut repérer dans les arts de faire et dans les espaces de la solidarité quotidienne. Il a foi dans les possibilités qu'offrent les utilisateurs innovateurs en temps que concepteurs producteurs de produits immatériels modelés par l'usage. Georges Thill insiste également sur les effets de cumuls, de croisements qu'opèrent les nouvelles technologies qui sont toujours en interactions sur le plan industriel comme sur le plan des usages quotidiens. Il préconise l'instauration d'un système de veille technologique à l'initiative conjointe des pouvoirs publics et des entreprises pour promouvoir la diffusion des technologies par catalyse plutôt que par voie d'autorité. L'auteur préconise également l'adoption d'outils d'évaluation sociétale à la fois pour les besoins externes du contexte international et pour les besoins internes.

Les problèmes de formation sont aussi envisagés sous un angle sociétal. Christine Cavoy fait remarquer que l'introduction de l'informatique dans l'enseignement, ne doit n'être qu'un apprentissage de techniques et de procédés, qu'elle doit entraîner des modifications durables de la relation au savoir. Michel Crappe insiste quant à lui sur la nécessité pour s'opposer à la dualisation de nos sociétés, de lutter contre l'inégalité par le savoir. Pour ne pas favoriser la consommation passive de produits culturels, il faut une culture scientifique suffisante qui réduirait le divorce entre les deux courants traditionnels de la culture: le scientifique et l'humaniste.

Gérard Fourez abonde également dans ce sens. Les Etat-Unis, dit-il, ont réalisé un gros effort de formation aux sciences et aux techniques. Mais à côté d'une élite instruite, la grande majorité reste analphabète, scientifiquement. L'auteur convient que la culture scientifique et technique reste un concept flou, qu'elle ne comprend pas uniquement des savoirs abstraits, par exemple. Il déplore à cet égard, la distance artificielle qui peut exister entre les chercheurs et les bricoleurs inventeurs. Il déplore surtout, que sous couvert de l'autorité de la science, on gomme son articulation avec les problèmes sociétaux. La science reste séparée de l'existence quotidienne. Gérard Fourez préconise un enseignement qui permettrait de comprendre les interactions mutuelles entre science, technologie et société, qui formerait des individus capables d'utiliser leurs connaissances pour prendre des décisions, capables aussi de continuer à apprendre et à penser, de manière logique. Dans cette perspective, l'auteur détaille une série d'objectifs très précis que doit s'assigner un enseignement orienté vers les sciences, les techniques et la société. Une formation nouvelle destinée aux enseignants qui intégrerait les acquis et les problématiques des sciences humaines, lui paraît, dans cette perspective, indispensable.

3.6. Enjeu relatif à l'articulation "technologie - vie en société et formation"

Presque toutes les communications évoquent la nécessité de promouvoir la recherche scientifique pour renforcer cette articulation. Notre pays accuse un retard considérable, nous dit Michel Crappe. Raymond Collard insiste sur la nécessité de la chaîne recherche-conception-méthode dans le monde industriel de demain. Jean-Louis Canieau et Marcello Ossandon ainsi que Joseph Bohet plaident pour l'augmentation des ressources affectées à la recherche et pour un renforcement des liens entre politique scientifique et politique industrielle, pour un investissement en recherche et développement.

On remarquera que les recherches en sciences humaines ne sont oubliées: Guy Moreau et Joseph Bohet préconisent le développement de recherches destinées à évaluer les implications de l'introduction des nouvelles technologies. Lise Thiry considère que les recherches en sciences humaines doivent être mises sur le même pied que les recherches techniques et que le fondamental et l'appliqué doivent être encouragés au même titre. Thill, également, insiste sur la nécessité d'un outil d'évaluation sociétale en liaison avec les besoins externes et internes du pays.

Avant de passer la parole aux intervenants, je voudrais quand même mettre l'accent sur une contradiction majeure qui m'apparaît dans les rapports.Contradiction majeure à propos de laquelle un débat pourrait s'engager tout à l'heure.

Il y a d'une part ceux, Collard, par exemple, qui croient qu'un vaste programme éducatif peut créer de l'expansion, qui croient aussi que les choix techniques sont plus importants que les choix organisationnels. Ils croient aussi dans les nouvelles technologies qui apporteront une vie meilleure: la fin des travaux ennuyeux. Voilà une position. Une position qui me paraît tout à fait opposée à celle d'un Matéo Alaluf, d'un Canieau et Ossandon, par exemple, qui sont sceptiques quant aux effets d'un effort en matière d'éducation, qui pensent que les choix techniques sont indépendants des choix organisationnels, qui craignent un renforcement du taylorisme. Voilà deux appréciations qui me paraissent totalement différentes.

Je vais maintenant laisser la parole aux intervenants. Je voudrais quand même, à tous, leur poser une question générale.

Il me semble que dans les rapports, il y a un vide. Il y a un vide qui se rapporte à mon avis à la segmentation, au risque majeur de dualisation de notre société. On l'a évoqué, bien sûr mais il me semble que l'on l'a un peu évoqué comme toile de fond et j'en retiens que les communications qui traitent des efforts en matière de technologie comme des efforts en matière de formation ne sont en définitive pas très optimistes quant aux effets de ces efforts sur ces risques majeurs de dualisation de nos sociétés.

Alors, je leur pose la question: est-ce que nous devons nous en accommoder? Est-ce que l'on va automatiquement vers une segmentation accrue de la société? C'est un peu la question que j'aimerais leur poser à tous.

Il semble que ce soit inéluctable, si vous voulez. Je vais passer la parole à chacun des intervenants en leur posant à chacun une question. Bien entendu, ils peuvent intervenir sur ce qu'ils veulent dans leur communication mais je voudrais, à chacun, leur pointer, si vous voulez, une question qui m'a parue intéressante dans leur exposé.

Débats

Rapporteur: Nicole DELRUELLE

- Jean-Louis Canieau et Marcello Ossandon: vous prônez l'augmentation du niveau général de l'éducation mais vous ne croyez pas que cette augmentation générale de l'éducation aura un effet positif sur l'emploi? Alors est-ce que vous ne craignez pas que l'augmentation de ce niveau général de l'éducation débouche sur un renforcement de cette dévalorisation des titres scolaires - que vous stigmatisez par ailleurs?

(Jean-Louis Canieau, Licencié en Sciences économiques (ULg), Agrégé de l'Enseignement secondaire supérieur en Sciences économiques appliquées (UEM), Assistant à l'UEM, Chaire de Macro-économie du Professeur Vandenville)

(Marcello OSSANDON, Chercheur à l'UEM)

- Merci beaucoup, Madame le rapporteur. Le thème général de ce carrefour étant Formation, vie en société et technologie, il est pratiquement inévitable, lorsque l'on aborde ce thème, de parler de la théorie du capital humain. C'est pratiquement un leitmotiv.

 

Tout à l'heure, Monsieur Quévit a signalé que le thème général de ce congrès était Wallonie 2000 , Vers un nouveau paradigme, ce qui laisserait sous-entendre que les paradigmes anciens doivent être révisés, qu'il faut peut-être les laisser derrière nous et qu'il faut chercher de nouveaux paradigmes. C'est dans cet esprit là que personnellement nous avons abordé une exposition très synthétique de la théorie du capital humain. Cette théorie du capital humain, je ne vais pas la réexposer. Madame Delruelle en a fait une synthèse remarquable.

Je dirai simplement que dans le fond, elle aboutit à préconiser une stricte adéquation entre les produits du système éducatif et le marché de l'emploi. D'après cette théorie, cette adéquation se produirait de façon tout à fait automatique. C'est-à-dire que c'est le marché de l'éducation qui exercerait une fonction d'ajustement entre produit du système éducatif et marché de l'emploi. Je ne vais pas non plus m'attarder sur la litanie des causes des dysfonctionnements du marché de l'éducation auxquels on assiste aujourd'hui: le chômage massif qui gagne des couches de plus en plus larges de la population des diplômés, le sous-emploi, c'est-à-dire en fait la déqualification professionnelle, la précarisation croissante des emplois, et qui touche même aujourd'hui des diplômés qui naguère étaient considérés comme des privilégiés, c'est-à-dire les universitaires. Tous ces phénomènes bien entendu, traduisent un dysfonctionnement du marché de l'éducation, disent les auteurs classiques. Les causes en sont connues d'après eux, les remèdes aussi. Il suffit de supprimer les causes de dysfonctionnement pour que le marché reprenne automatiquement sa fonction de régulation.

Aujourd'hui on assiste un petit peu à un retour vers la théorie du capital humain alors que, assez paradoxalement, la crise amorcée dans la seconde moitié des années 70 s'était traduite par une remise en doute presque systématique des hypothèses de l'explication néo-classique.

Pourquoi assiste-t-on à ce retour vers la théorie néo-classique? Peut-être simplement parce que les interrogations, qui étaient posées par les chercheurs, les analystes qui prenaient le contre-pied de l'analyse classique, restaient bien souvent des interrogations sans réponse. Et le doute évidemment, s'il est une attitude scientifique, est également une attitude qui suscite pas mal d'inconfort intellectuel. Et sans doute faut-il voir là la raison du retour de certains vers les explications classiques: elles sont en tout cas réconfortantes.

Nous avions, quant à nous, interprété effectivement ce retour vers l'explication classique. On le voit se manifester de deux façons. Une première façon c'est de dire, "puisque l'enseignement n'est pas adapté au marché de l'emploi, puisqu'il y a chômage, etc..., il faut rationaliser l'enseignement." Et là on assiste à toute une série de politiques dites de rationalisations et sur lesquelles je ne vais pas beaucoup m'attarder.

La deuxième perspective c'est de dire "Il faut rationaliser essentiellement les contenus de la formation." Cela signifie faire en sorte, dans le type classique, que les formations et les contenus que l'on propose correspondent aux emplois de demain - sous-entendu: l'éducation devant jouer le rôle moteur de la croissance économique et restaurer ainsi la croissance économique. Adapter les contenus dans une société qui évolue vers des niveaux technologiques de plus en plus avancés, c'est évidemment prôner le plus souvent la spécialisation des filières d'enseignement. C'est essentiellement contre cette tendance à l'hyperspécialisation, contre cette tendance à voir là une solution éventuelle au problème de la dualité dont parlait Madame Delruelle, que nous nous sommes opposés.

Je n'ai pas pu prendre connaissance de l'ensemble des communications qui étaient apportées ici par les participants à cette commission, mais j'ai pu comprendre, d'après la synthèse qu'en a faite Madame Delruelle, que finalement notre position n'était pas une position isolée. J'ai entendu effectivement que d'autres participants défendaient également cette idée qu'il ne faut pas hyperspécialiser, parce que l'hyperspécialisation peut créer les déspécialisés de demain si il n'y a pas à la base une culture générale suffisante. L'individu de demain, ce sera quand même la personne qui sera capable de pouvoir s'adapter aux mutations technologiques. Si l'on hyperspécialise, je crains beaucoup, selon le mot de Madame Delruelle, que les diplômés de demain soient effectivement les ouvriers de l'an 2000, avec ce que tout cela sous-entend.

Quand à la question de savoir si le risque majeur de la segmentation n'est pas d'installer un dualisme au sein de la société, je dirai que personnellement l'observation du dualisme que nous avons pu établir est une observation sur des faits concrets qui se déroulent aujourd'hui et qui sont amorcés depuis dix ou quinze ans. Nous avons effectivement réalisé, par exemple, une enquête toute récente avec des collègues de l'U.L.B. et de l'U.C.L. sur l'insertion professionnelle des diplômés universitaires et nous nous sommes aperçus ainsi, que finalement, le diplômé universitaire lui-même éprouvait énormément de difficultés pour s'insérer sur le marché de l'emploi. En fait, je devrais dire sur les marchés de l'emploi, car il faudrait une fois pour toute je pense, abandonner cette vision mythique de l'existence d'un marché unique dont on connaîtrait à l'avance les règles universelles de fonctionnement. En effet, il y a une série de marchés dont les définitions d'ailleurs ne sont pas toujours très claires, les ensembles sont, on dirait en mathématique, des ensembles flous, les frontières ne sont pas nettes, mais chacun de ces marchés est régi par des règles de fonctionnement particulières. Cette observation-là nous a confortés dans cette idée que le dualiste de la société, c'est quelque chose qui s'est établi aujourd'hui. Quant à savoir si la formation et la technologie pourront supprimer ce dualisme, là je pense que c'est vraiment peut-être tout le thème du débat d'aujourd'hui. Merci.

- Merci. Alors je vais passer la parole en suivant l'ordre alphabétique à Christine Cavoy. Christine Cavoy, vous nous avez parlé de la demande sociale, vous nous dites qu'elle est en décalage avec l'offre: à quelle condition pensez-vous qu'essayer de répondre à cette demande sociale permettrait de créer de nouveaux emplois?

(Christine CAVOY, Informaticienne, Chef de Service et Professeur à l'Université du Travail Paul Pastur à Charleroi)

- Bien en fait, je crois que si nous voulons répondre à cette demande sociale, la première chose à faire c'est de revoir un peu la formation. Dans notre société de création, les matières premières seront désormais, me semble-t-il, l'intelligence et surtout la possibilité qu'a l'individu de créer et d'innover. Cette transformation est, pour moi, fondamentale, car elle va postuler comme condition première, une vue complète de ce que peut être la personnalité de l'individu et, je crois que notre première réflexion doit être axée sur cela.

Si nous voulons créer de nouveaux emplois, il faut que, au point de vue social, nous respections la personnalité première de chaque individu. Toute notre formation à la prospective devrait être centrée sur ce point. Je crois qu'il n'y a que de cette façon-là que nous pourrons en sortir en utilisant nos nouveaux outils axés principalement sur la personnalité de l'individu, justement en voyant comment on peut créer, comment on peut tirer les points forts de chaque individu. Voilà ce que je pense de la situation. Merci.

 

- Michel Crappe, vous souhaitez la fin du taylorisme. Cela me paraît être une très belle idée. J'ai un peu peur que la réforme soit tellement profonde en réalité. Est-ce que vous ne pensez pas que nos système de production sont tellement imprégnés de taylorisme? Alors je pose cette question à l'ingénieur...

(Michel CRAPPE, Ingénieur civil des Mines, Ingénieur civil électricien, Professeur à la Faculté polytechnique de Mons, Chaire des Applications industrielles de l'électricité)

- C'est ce que j'allais dire. C'est un ingénieur qui va répondre et pas un économiste ni un sociologue. En cette période de difficultés, il est essentiel de stimuler à tous les niveaux le sens de l'effort, le goût de la recherche ainsi que l'esprit d'entreprendre. Finalement le travail est profondément inscrit dans la condition humaine. C'est Saint Exupéry qui disait: "La grandeur de l'homme c'est de se sentir responsables de ce qui se bâtit de neuf, responsable un peu du destin de l'homme dans la mesure de son travail." Or, dans l'industrialisation intense (je dirai sauvage) du 19è siècle, est né un système d'organisation du travail: on l'a appelé le taylorisme.

Le taylorisme, c'est un système qui consiste à confier à un grand nombre d'individus des tâches très partielles qui sont contrôlées par un petit nombre d'individus. Et ce système qui a profondément marqué notre société (qui continue bien sûr à la marquer et qui la marquera encore je crois pendant longtemps), a engendré beaucoup de réactions négatives à l'encontre du travail.

C'est un espoir que j'ai formulé dans ma communication: la transformation de l'entreprise et de la société dans les années à venir, face à la nouvelle révolution industrielle que tout le monde se plaît à constater, et je crois que c'est fait, pourrait être l'occasion de remodeler le système d'organisation du travail dans un sens favorable à l'épanouissement de l'homme.

Le fait que nous en soyons arrivés à une situation telle qu'il est difficile, sinon impossible, dans les entreprises pratiquement quelles qu'elles soient de récompenser l'effort, et que le travail est bien souvent déconsidéré, qualifié de frauduleux, de noir, contrôlé voire interdit, doit certainement nous appeler à réagir et c'est ça qui me portait à cet espoir.

Si l'on pense à l'informatique, on voit naître des appareils locaux et pas tellement chers qui sont capables de rendre des services absolument énormes: je crois que dans ce sens-là, il est possible de décentraliser. En effet, en tant qu'ingénieur, je crois que le taylorisme est venu du fait que la machine à vapeur était cette source d'énergie qui faisait qu'on créait un atelier avec une seule machine parce qu'il n'y avait qu'une seule chaudière. Il y a donc là un réel espoir.

Un autre sujet me fait réagir: l'état navrant des moyens qui sont donnés à la recherche en Belgique. Je crois que quand on veut construire et faire un nouveau paradigme, il faut partir de bases solides. Or l'Europe a un retard technologique relativement considérable vis-à-vis du Japon et vis-à-vis des Etats-Unis. Quand on regarde les données statistiques de l'OCDE et de la CEE, on constate pourtant que ce n'est pas faute de moyens. En effet, la puissance économique de l'Europe reste impressionnante tant du point de vue de sa population active (légèrement supérieure en nombre à celle des Etats-Unis et double de celle du Japon) que du point de vue de l'appareil industriel dont la production égale, en valeur, celle des Etats-Unis et est double de celle du Japon. Alors en capacité de financement, l'Europe dépasse largement ces deux concurrents et nous restons, quoi qu'on en dise, parmi les plus riches au monde.

L'Europe ne manque donc ni d'hommes ni de moyens pour affronter une mutation technologique. Or depuis 1970, la croissance de la production industrielle aux Etats-Unis et au Japon a été respectivement deux fois et trois fois plus importantes qu'en Europe. Nous n'avons pas pu, comme l'ont fait nos concurrents, tirer parti de cette nouvelle révolution industrielle. Or les budgets consacrés par les Européens aux recherches et développements atteignent paradoxalement une fois et demi ceux du Japon, et constituent les trois-quarts de ceux des Etats-Unis pour les matières civiles. En incluant les dépenses en matières militaires, les rapports deviennent respectivement 1,8 et deux tiers. Alors, si l'on en juge par le résultat, nous payons lourdement nos divisions et notre manque de foi dans l'atout que constitue les dimensions européennes pour la recherche des entreprises.

Un petit mot encore, sur le secteur des micro-processeurs qui est très significatif. En quatre ans, et avec des dépenses deux fois moindres que celles consenties par les Européens, le Japon est parvenu à rattraper les Etats-Unis et à s'arroger 40% du marché mondial, contre pas même 10% pour l'Europe. Je crois qu'il est temps, qu'il est urgent que la Communauté définisse une stratégie de recherche-développement fondée sur une coordination progressive des politiques scientifiques nationales et la réalisation en commun de grands programmes tels que ESPRIT, EUREKA et COMETE.

Un tout dernier mot sur la situation de la Belgique. Il faut savoir que les dépenses consacrées à la recherche et au développement ont subi une importante régression de 1975 à nos jours. Ces dépenses représentent actuellement 1,4% du produit intérieur brut. Donc c'est à la foi les dépenses du Fonds publics et du Fonds privés: le privé est plus important en Belgique que le public en ce qui concerne les dépenses de recherches et développements. Alors ce rapport est de 1,4% alors que chez la plupart des pays industrialisés d'Europe, ce rapport varie entre 2 et 2,5%. Il faut savoir, et on ne le dit pas assez, qu'en volume de moyens financiers, notre potentiel scientifique représente ainsi la moitié de celui des Pays-Bas, nos voisins. Il y a manifestement un important retard à combler en faveur d'une politique scientifique si l'on veut affronter la concurrence internationale et maintenir notre place dans la coopération européenne. Je voulais faire ce petit plaidoyer pour l'Europe et pour la recherche en Belgique.

 

- Je vous remercie. Je vais maintenant passer la parole à Gérard Fourez. Gérard Fourez, vous avez beaucoup insisté sur les relations entre sciences, techniques et sociétés. Est-ce que vous ne pensez pas que ce mouvement pourrait venir des universités? Moi, je ne le vois pas dans les universités, pas du tout. Les ingénieurs n'ont aucun cours sur les institutions et n'ont donc aucun cours de sociologie et je ne crois pas que dans les sciences humaines il y ait de cours à l'initiation des.... techniques? Est-ce que vous ne pensez pas que l'université à une part de responsabilités importantes dans cette carence?

(Gérard FOUREZ, Professeur aux Facultés universitaires N.-D. à Namur, Faculté des Sciences, Département Philosophie de l'Homme de Sciences - Centre interdisciplinaire)

- Il est clair que je pense que l'Université a une part importante pour cette carence et c'est d'ailleurs la raison pour laquelle depuis un certain nombre d'années à Namur, nous essayons d'y travailler. Mais je crois que les universités ne bougent pas, surtout quand elles sont grosses si elles n'ont pas une pression de l'extérieur.

J'ai l'impression qu'il est important peut-être de voir d'abord au fond quelles sont les quelques raisons qui peut-être nous obligent aujourd'hui à revoir la manière dont on enseigne les sciences. A ce niveau là, un premier point qui me paraît important, c'est qu'un changement semble se dessiner: tous les discours que nous avons entendu aujourd'hui me paraissent le confirmer. Il était admis il y a peu de temps, que les sciences et les technologies étaient fortement intégrées dans les populations. Aujourd'hui, l'intégration se fait de moins en moins bien.

J'entend aussi énormément de discours généraux sur la formation, dans les universités. Des discours sur l'augmentation générale du niveau d'éducation, de la rationalisation de l'enseignement, des contenus, de la formation au niveau de l'individu, de la stimulation à tout niveau du goût de la recherche, de l'épanouissement de l'homme. Finalement tout ce qui tourne autour de cette articulation entre science-technologie et société n'est pas pris à son niveau spécifique dans les formations des scientifiques et des ingénieurs. Et pour moi c'est là un des gros problèmes.

Ce n'est pas pris aussi à son niveau spécifique par rapport à ce qui se passe au niveau secondaire. Est-ce que, par exemple, les cours de sciences que l'on donne dans l'enseignement secondaire permettent vraiment aux jeunes d'apprendre à se mouvoir dans une société où les choix techniques sont très proches de leurs choix socio-politiques, de leurs choix de valeurs, de leur choix de vie?

Je ne reprocherais en rien quelque chose aux professeurs de sciences (et on revient à la question que vous posiez): je poserais des questions sur les adaptations des universités parce que je remarque que nous en faisons des professeurs de sciences qui n'ont aucune formation aux techniques, aux technologies, et ceci dans la plupart de nos universités. La plupart de nos professeurs de sciences ont été formés à se conditionner comme des instructeurs de sciences sans sentir que former l'articulation entre science-société et technologie faisait partie de leur profil de formateur.

Mon hypothèse est que l'enseignement n'est pas tout, mais que l'enseignement est un des passages obligés, notamment dans notre société occidentale et spécialement dans notre société wallonne. Il devient absolument essentiel de repenser l'enseignement scientifique. A ce niveau là, il s'agit d'avoir des stratégies notamment de formation des enseignements, de modification de profil, de manière à ce qu'on puisse avoir des jeunes qui s'habituent dès leur plus jeune âge à utiliser des connaissances scientifiques quand ils font des choix pratiques de vie, depuis le choix médical si on doit subir une opération ou un traitement, jusqu'au moment où ils doivent choisir une voiture, etc. Il est essentiel qu'ils sachent penser en articulant des connaissances scientifiques et des choix de vie, en se rendant compte que la technique seule ne résoudra pas leur choix: il y a une articulation entre la technique, leur valeur, leur vision de vie.

Que l'on apprenne par là aussi aux jeunes à pouvoir utiliser de manière adéquate leur voix lorsqu'ils vont décider des grands systèmes technologiques qu'utilisera la société dans laquelle ils vivent.

Je crois que il y a une stratégie obligée de passer par l'enseignement des sciences dans le secondaire, déjà même dans le primaire, pour arriver finalement à une modification culturelle qui me paraît importante à un moment donné. Merci.

- Je vous remercie. Georges Thill, vous parlez des utilisateurs comme d'innovateurs potentiels. Est-ce que vous ne pensez pas que cette position est en contradiction avec certains plaidoyers qui se trouvaient dans les communications en faveur des techniques tournées vers la concurrence internationale? Dans le fond vous plaidez pour que les techniques soient orientées vers le besoins internes, vers les utilisateurs-concepteurs. Est-ce que vous ne pensez pas qu'il y a là une contradiction dans les choix technologiques?

 

(Georges THILL, Professeur ordinaire à la Faculté des Sciences de Namur, Coordinateur scientifique du Réseau "Prélude", Directeur de l'Unité Sciences-Société de la Faculté des Sciences universitaires N.-D. de la Paix à Namur)

- Je crois que toute vie a des contradictions. J'ai été très frappé aujourd'hui que l'on insiste énormément sur la rupture par rapport à un passé en Wallonie, parce qu'il s'agit de passer à un nouveau paradigme. Gérard Fourez peut en témoigner, le mot paradigme peut être utilisé de manière très valable pour être prêté à une série de choix que l'on peut faire, d'idées qu'on peut avoir par rapport à des nouvelles manières de normaliser, parce qu'on normalise avec les paradigmes, mais je crois aussi qu'il faut aujourd'hui avoir la capacité et, justement, Gérard Fourez insistait tout-à-l'heure sur un type de formation intégrée.

Pour répondre à votre question à propos de l'intérêt que je porte à l'utilisateur-usager (et j'ai bien dit dans mon texte qu'il ne s'agit pas des usagers au sens d'usagers de la technique simplement). Il s'agit des usagers de l'ensemble de la vie sociale, c'est à dire d'usagers de l'énergie, de la santé, etc... Parce qu'on pense toujours usagers: comment va-t-on utiliser les techniques professionnellement compétentes pour pouvoir mieux les rentabiliser? Je pense que ce qui est important c'est de percevoir, on l'a signalé d'ailleurs tout à l'heure, l'importance non pas de l'efficacité technique et professionnelle uniquement, mais aussi dans le sens de l'efficience sociale. Comment ajouter des valeurs par un meilleur rendement de l'outillage dans la vie collective?

A ce moment-là, le problème se pose moins en termes de transfert. Beaucoup de gros outillages arrivent sur le marché, et ne sont pas utilisés selon leurs possibilités. Combien de gens utilisent toutes les possibilités de leur calculette ou de leur machine à laver dernier modèle, la plus performante avec quinze programmes? Il faut donc avoir à l'esprit que les habitudes entraînent toujours des sous-usages. Mais je pense qu'il y a des gens qui avec peu de possibilités sont capables de combiner des inventivités que ne pensent pas les producteurs.

Pour moi les technologies nouvelles sont quasiment toutes des faits accomplis: ça arrive sur le marché avant même qu'un débat ait pu se faire donc il n'y a pas ou peu d'innovation sociale. C'est la manière dont les gens éventuellement vont pouvoir réutiliser, rejouer, retravailler avec tout cela. Le problème se pose donc de ce j'appellerai la compétence, c'est à dire qu'il ne s'agit pas que ce soient des réseaux purement informels qui inventent des choses qu'ils ne sont pas capables de mettre sur le marché, et qu'ils dévalorisent dès leur conception jusqu'à l'usage final dont on parlait tout à l'heure. Je pense aussi que c'est une voie nouvelle qu'il s'agit de tracer et qu'en Wallonie il y a suffisamment d'idées là-dessus qui sont déjà mises en évidence même si elle restent tout à fait minoritaires.

Si les technologies nous arrivent sur le marché parce que c'est pensé par les constructeurs, c'est pensé par ceux qui les produisent, ce ne sont pas d'abord les utilisateurs (qui sont pourtant ceux qui sont intéressés) qu'on intéresse et qui sont dans le coup. C'est pour ça que j'ai parlé de la mobilisation culturelle réelle dans la mesure où il s'agirait effectivement de faire passer l'objet qu'on construit ou le service que l'on met en place, ou le procédé qu'on met sur le marché au niveau du sens des gens. Je pense que ce qui est important c'est qu'il y ait des lieux de débats pour mieux négocier en tout cas l'innovation technique qui doit toujours s'articuler sur l'innovation sociale.

- Je vais maintenant passer la parole à Lise Thiry. J'aimais beaucoup votre démonstration, Lise Thiry, en ce qui concerne les services de santé, les possibilités d'humaniser les services et de créer des nouveaux emplois. J'avais quand même une réflexion: est-ce que vous pensez pas que la coexistence dans une société de secteurs performants, et très performants, et de secteurs de services à faible productivité ne pose pas quand même un problème? Est-ce que ça ne peut pas renforcer en fin de compte la segmentation de nos sociétés?

(Lise THIRY, Docteur en médecine, Professeur de Microbiologie à la Faculté de Médecine de l'ULB)

- N'étant pas sociologue, je ne suis pas tellement sûre d'avoir tout à fait bien compris la question mais je vais tout de même vous dire les objections que je vois moi-même à ce que j'ai proposé, à savoir, donc, en gros que le secteur des soins de santé est celui qui sera probablement le moins touché par l'automatisation parce que, si j'ai bien compris, il exige un dialogue avec les personnes chez lesquelles viennent les aides ménagères, les aides familiales, les accoucheuses à domicile, les infirmières visiteuses, les assistantes sociales. Je crois que nous augmenterions déjà le bien-être de notre Wallonie en allant un peu puiser dans le gros groupe des chômeurs et en augmentant le nombre de ces professions.

Il y a pourtant une contradiction interne là-dedans, c'est que par ailleurs nous prônons la responsabilisation de chacun, pour que chacun nous prenions un peu en charge notre santé: il ne faut pas nous enlever notre dépendance à l'égard du médecin pour aller la transposer vers une autre éthique sanitaire. Je tenais à faire cette réflexion en rapport avec le projet que j'avais proposé (faire fleurir une espèce d'entraide sociale sur le plan général de la santé comprise au sens large).

Je voudrais ajouter une autre réflexion qui touche principalement à la civilisation des loisirs. Ce que je vais vous dire ne sera pas toujours bien accueilli, par les travailleurs notamment... Mais si l'on pense que le travail est inscrit dans notre personnalité, je me demande si on est pas un petit peu fichu, et si notre société est vraiment une société de bien matériel. Jusqu'où allons-nous aller si nous essayons d'être des super-japonais ou de courir derrière eux? Je vous précise que je ne suis rien du tout: je ne suis ni sociologue, ni économiste, donc je dis des choses extrêmement simplistes.

Mais en tant que biologiste et chercheur, je suis toujours viscéralement très choquée lorsque l'on voit une tendance à fuir les bio-technologies pour la seule raison qu'elles risquent de diminuer le nombre d'emplois. Je pense que si nous voulons être avant les autres, et voir une Wallonie de l'an 2000, nous devons commencer à penser en termes de loisirs qui ne seraient ni générateurs de dépenses, ni générateurs de passivités, ni générateurs de maladies. Je vous rappelle que les chiffres concernant les infarctus du myocarde en Wallonie sont catastrophiques par rapport à la Flandre. Il y a pratiquement quatre fois plus de décès d'infarctus du myocarde en Wallonie. Et ce n'est pas parce que nous mourrons de la maladie des gestionnaires. C'est parce que nous mangeons trop de beurre, c'est parce que nos tartes sont sans doute trop bonnes, c'est parce qu'il y a trop d'obèses chez nous. Nous avons encore malgré notre pauvreté, en plus comme malheur, d'avoir une maladie de riches. Donc il ne faut pas non plus aller en quelque sorte nous résigner. Quand je plaide pour la civilisation des loisirs, ce n'est évidemment pas pour demander que la télévision fonctionne vingt-quatre heures sur vingt-quatre comme aux Etats-Unis (sans dire pour cela qu'elle ne joue pas son rôle).

Je crois que nous devons aller vers un communisme du nombre d'heures d'emplois. Il ne faut pas s'arrêter trop tôt de travailler et la pré-pension vue strictement sur le plan de la santé n'est pas une bonne solution, il faudrait arriver à une espèce de paradis, je dis de paradis wallon, où chacun travaillerait modérément et s'amuserait sainement. Et s'amuser, c'est à dire avoir toute une série de choses. J'ai été la plus proche, je crois, de la communication de Christine Cavoy, à savoir que la solution est une lutte contre une certaine forme d'individualisme, de repli sur nous-même que nous avons (et que beaucoup d'autres sociétés ont aussi), et le respect de la personnalité.

Je pense qu'il faudrait rechercher les points forts de chaque personnalité, faire en sorte que nous nous rencontrions dans le cadre de la société. Bien sur les comités de quartier, les comité de patients, les comités de personnes qui ont un centre d'intérêt commun se multiplient à l'infini, et moi je vois le paradis wallon comme un réseau de groupes qui prendraient en charge toute une série de problèmes. Ils auraient ainsi trouvé une façon de se distraire et de s'amuser au lieu de travailler, mais tout en respectant toute une série de règles. Voilà ce que je voulais dire.

(Octobre 1987)

 


 

 

 

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