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Wallons d'ici et d'ailleurs, La société wallonne depuis la Libération - 1996

Histoire économique et sociale

Cinquante ans de mutations dans les sciences et les techniques - (1996)

Robert Halleux
Professeur et directeur du Centre d'Etudes des Sciences et Techniques à l'Université de Liège

On affirme communément que le XXème siècle a connu plus de révolutions scientifiques et technologiques que tous les autres siècles mis ensemble. La plupart de ces mutations se sont passées dans le demi-siècle qui a suivi la guerre. Pour la première fois peut-être, elles ne se sont pas bornées au monde des savants, des ingénieurs et des industriels. Elles ont infiltré, envahi, bouleversé la vie quotidienne de chacun.

Les musées montrent souvent l’intérieur des maisons de nos aïeux, jamais de nos parents. Aucune comparaison n’est pourtant aussi instructive. D’un côté, la cuisinière et le calorifère au charbon; de l’autre, l’électricité partout présente, des plaques chauffantes aux fours à micro-ondes. Pour les matériaux, d’un côté : la fonte, le fer, le bois, la faïence; de l’autre, aciers revêtus, matières plastiques, résines, verre, céramique. A la différence des lessiveuses et des essoreuses d’autrefois, qui n’exécutaient qu’une seule opération, les appareils ménagers les plus communs, le lave-linge, le lave-vaisselle, le séchoir, sont programmables et réalisent une série d’opérations échelonnées dans le temps. Dans la pièce de séjour, le lecteur de disques compacts remplace le pauvre tourne-disques. L’ordinateur domestique a sa place, même si il ne sert encore souvent qu’aux déclarations d’impôts et aux jeux des enfants. Et on pourrait élargir la comparaison à la nourriture (surgélation, lyophilisation, pasteurisation), au vêtement, au transport, à l’information, aux soins de santé.

Les changements technologiques sont partout, en sorte qu’ils se font oublier. Aucun historien ne s’est risqué à analyser l’évolution scientifique et technologique de la Wallonie au cours des cinq dernières décennies. Le manque de recul par rapport aux faits l’embarrasse et les données, particulièrement chiffrées, lui font paradoxalement défaut. Le public, quant à lui, n’est sensible qu’aux aspects les plus spectaculaires, comme les difficultés de l’industrie lourde, les délocalisations, les prix décernés aux entreprises de haute technologie. Le sens profond des mutations échappe au citoyen, qui souvent se borne à les subir, ou préfère ne pas y penser, voire se réfugier dans les mythes.

 

Vie et mort des systèmes techniques

L’évolution technologique de la Wallonie n’est qu’un petit aspect des grandes mutations planétaires. On ne peut l’analyser secteur par secteur, car les différentes branches d’activité agissent les unes sur les autres. Avec Bertrand Gille, on peut décrire l’histoire des techniques comme une succession de systèmes techniques, entendus comme des structures, formée par l’interaction de sources d’énergie, de matériaux, de procédés de transformation. A l’intérieur du système, des techniques vieillissent et en viennent à saturer, c’est-à-dire à atteindre le maximum de leurs performances. D’autres prennent alors le relais, avec des résultats d’abord inférieurs, puis de plus en plus grands (ainsi, la locomotive détrône peu à peu la diligence). Ces nouvelles filières interagissent avec d’autres (ainsi, la locomotive avec la fabrication du coke) et un nouveau système technique naît à l’intérieur de l’ancien et se substitue progressivement à lui.

Ainsi, l’Antiquité et le Haut Moyen-Age coïncident avec un système fondé sur les métaux non ferreux, le fer produit au procédé direct, l’énergie de l’homme et des animaux. Au XIIème siècle, s’amorce un ensemble de changements tel que Jean Gimpel a parlé de Révolution industrielle du Moyen-Age. De fait, la maîtrise de l’énergie hydraulique transforme moulins, scieries, huileries, bocards, forges. En sidérurgie, la soufflerie hydraulique va permettre de passer du bas-fourneau au haut-fourneau, et de produire un matériau nouveau, la fonte au charbon de bois et le fer au procédé indirect. Au XVIIIème siècle, l’énergie hydraulique sature et le charbon de bois se raréfie. Le concept de Révolution industrielle recouvre deux systèmes techniques successifs. Dans le premier, la machine à vapeur remplace l’énergie hydraulique, la fonte au coke remplace la fonte au bois. Dans le dernier tiers du XIXème siècle, l’énergie de la vapeur est concurrencée, puis remplacée, par l’électricité et les moteurs à combustion interne. La fonte et le fer cèdent la place à l’acier, tandis que la chimie remplace peu à peu les substances naturelles par des produits de synthèse. C’est la base technologique de notre industrie lourde et de sa prospérité.

Depuis la guerre, c’est un nouveau système technique qui se met en place. Il est fondé sur le nucléaire, les matériaux nouveaux, l’ingénierie du vivant, l’électronique, les technologies de l’information et de la communication.

A l’époque industrielle, la Wallonie fut prompte à saisir les transferts de technologie venus d’Angleterre, à les combiner avec sa propre expérience pour innover à son tour. Les dernières décennies ne révèlent pas la même disponibilité. Le prestige de l’industrie traditionnelle a fait oublier que ce géant, comme tout géant, avait des pieds d’argile. En fait, elle a beaucoup de mal à sortir du XIXème siècle.

Les bons avertissements n’ont pourtant pas manqué. Déjà à la fin du XIXème siècle, le chimiste liégeois Walthère Spring, dans sa description de l’Institut de Chimie générale qui allait porter son nom, écrivait, avec une effrayante lucidité, le principal aliment de notre activité industrielle a été jusqu’à présent notre richesse minière. C’est elle qui est surtout à l’origine de l’éclosion sur notre sol de tant de fabriques et d’établissements métallurgiques. Et bien, ces trésors de la terre marchent rapidement vers un épuisement sans retour. Déjà toutes nos mines métallurgiques sont vidées, nombre de nos houillères sont fermées et les difficultés d’exploitation de celles qui restent en activité grandissent de jour en jour avec l’approfondissement des travaux. Les charbons étrangers arrivent à concourir, chez nous, avec ceux de notre sol. On doit le dire, dans un avenir encore indéterminé, notre pays devra chercher de nouvelles ressources sous peine de s’exposer à des convulsions qui pourront être terribles. Ces ressources nouvelles, il ne les trouvera que dans le développement, sagement préparé, des arts chimiques et des arts mécaniques.

En 1930, Georges Morressée, président de l’AILg, écrivait à l’occasion de la toute proche exposition universelle :

Une industrie quelconque n’acquiert pas, lors de sa création, d’immuables droits à se maintenir; dans le domaine de l’âpre concurrence économique, le droit acquis n’existe pas. Le maintien et l’indispensable progrès ne s’enregistrent qu’au prix d’une lutte incessante contre les difficultés naturelles et économiques. Si la matière première est locale et son gisement limité, l’épuisement compromet la valeur de l’industrie qui l’exploite : ainsi la métallurgie du fer, développée d’abord sous forme de petites exploitations dans nos vallées du Condroz et de l’Ardenne où se trouvaient sur place des gisements de minerais de même que le bois et l’eau motrice, s’est déplacée ensuite vers la région charbonnière, dans la vallée de la Meuse et de la Sambre, et glisse, actuellement, vers les gisements de minerais (Luxembourg et Lorraine), c’est-à-dire hors de la Belgique. Ce n’est qu’au prix d’une vigilante activité dans tous les domaines et surtout par la contribution de la technique la plus moderne, au prix également d’une formation professionnelle parfaite des cadres et du personnel, que la sidérurgie maintient ici une enviable prospérité [...]. Certaines caractéristiques des industries neuves paraissent être, tantôt l’emploi de matériaux vulgaires pour obtenir des produits de valeur, tantôt une indifférence plus ou moins sensible de l’origine des matières premières; dans les deux cas, leur création et leur prospérité exigent une avant-garde de savants, précurseurs des industries "qui viennent", des ingénieurs de grande classe, des techniciens de valeur, et une main-d’oeuvre à fortes qualités professionnelles. Former, développer, surveiller jalousement l’enseignement professionnel, technique et scientifique apparaît ainsi comme la condition sine qua non du maintien et du progrès de la prospérité.

 

Technoscience et big science

On raconte que Zénobe Gramme aurait dit un jour, à un physicien qui mettait sa dynamo en équations, s’il m’avait fallu savoir tout cela, je ne l’aurais jamais inventée. Pionnier malgré lui d’une technologie nouvelle, Zénobe Gramme est, avec son contemporain Edison, un des derniers représentants d’une race en voie de disparition, celle de l’inventeur autodidacte.

Jusque très tard dans le XIXème siècle, le progrès des technologies doit peu à la recherche scientifique. Les "ingénieurs" qui entourent John Cockerill sont simplement des mécaniciens formés sur le tas et montés en grade. Très longtemps, les industriels forts de leurs traditions et de leur savoir-faire, ont été réticents à l’égard des ingénieurs universitaires et des recherches scientifiques. Le vieux baron de Rothschild ne manquait pas de dire qu’il y a, pour un industriel, trois manières de se ruiner : les femmes, les chevaux et les ingénieurs, la première étant la plus agréable et la troisième la plus sûre. A la fin du siècle, l’installation des premiers microscopes métallographiques à Cockerill suscitait cette réflexion narquoise "on va chercher des microbes dans les aciers".

Le système technique fondé sur l’acier, la chimie, l’électricité, les moteurs à combustion interne a induit, en Wallonie et ailleurs, une profonde mutation des savoirs. Désormais, la technique a de plus en plus besoin de science, et la science est de plus en plus solidaire de ses applications. La prospérité de l’industrie lourde ne s’appuie plus seulement sur les ressources charbonnières, mais sur la science universitaire (l’Institut électrotechnique Montéfiore, les Ecoles des Mines de Mons et de Liège), et sur les connaissances diffusées par un réseau dense d’enseignement du jour et du soir.

Avec le nouveau système technique, les rapports entre science théorique et science appliquée sont devenus si étroits que Gilbert Hottois a créé le concept de technoscience. Seuls sont viables les objets techniques à haute valeur scientifique ajoutée. Puisque toute science finit par s’appliquer, la distinction recherche pure- recherche appliquée tend à s’effacer au profit d’une autre, liée aux stratégies, recherche libre - recherche finalisée.

Les conditions de travail scientifique ont elles aussi profondément changé. La bombe d’Hiroshima a ouvert l’ère de la big science, où les avances scientifiques majeures sont les produits de larges communautés de chercheurs appuyés sur des appareillages gigantesques, dont la ville-laboratoire de Los Alamos a fourni le premier exemple.

Entre les deux géants américain et soviétique, l’Europe a relevé le défi en créant à son tour des "cités de savants" comme le CERN à Genève, l’Agence spatiale européenne (ESA), l’Observatoire européen austral (ESO). En Wallonie comme ailleurs, la recherche scientifique s’inscrit désormais dans un partenariat permanent entre les universités et les entreprises et dans le contexte de la science-monde.

La Wallonie dans la science-monde

Pour affronter ces nouveaux défis, la Wallonie a densifié son réseau de haut enseignement et de recherche, approfondissant des orientations amorcées dès l’Entre-deux-guerres. Rappelons qu’après le discours de Seraing en 1927, le roi Albert annonça la création du Fonds national de la Recherche scientifique (FNRS) qui vit le jour le 2 juin 1928, avec 25 commissions scientifiques spécialisées. Il devait se compléter dans la suite d’autres institutions de recherche : 1944, Institut pour la Recherche scientifique dans l’Industrie et l’Agriculture; 1947, Institut pour la Recherche scientifique en Afrique centrale; 1951, Institut interuniversitaire des Sciences nucléaires; 1955, Centre belge d’Etudes océanographiques; 1960, Fonds de la Recherche médicale. Ces institutions étant d’abord nationales.

La vieille université de Liège, fondée en 1817, se rédéploie sur le site du Sart Tilman et crée de nouvelles facultés et de nouveaux laboratoires. D’autres institutions acquièrent graduellement la stature universitaire. La loi du 21 mai 1929 sur l’enseignement universitaire assimilait aux universités, pour les candidatures, la Faculté de Philosophie et Lettres du Collège Notre-Dame de la Paix à Namur, fondé en 1831 (aujourd’hui Facultés Notre-Dame de la Paix). A Mons, l’Institut commercial des Industriels du Hainaut, fondé à l’initiative de Raoul Warocqué, devenait un centre universitaire en 1965, avec une Faculté des Sciences (physique et chimie), une Faculté des Sciences pédagogiques et un cycle complet des Sciences économiques appliquées ainsi qu’une Ecole d’Interprètes internationaux. L’Institut agronomique de Gembloux devenait Faculté des Sciences agronomiques. L’Ecole de Médecine vétérinaire de Cureghem (Anderlecht) devenait d’abord Faculté de Médecine vétérinaire rattachée à l’Université de Liège et, petit à petit, y était transférée sur le site nouveau du Sart Tilman.

Mais en même temps, la conscience régionale se faisant jour, en Flandre modifiait profondément le paysage scientifique. Les étapes principales sont la flamandisation de l’Université de Gand (1928), la création de la Koninklijke vlaamse Academie (1938) devenue Koninklijke Academie en 1971. Au printemps 1969, les commissions scientifiques du FNRS furent constituées sur base de la parité linguistique et, le 1er octobre 1969, le même principe fut adopté pour les conseils d’administration du FNRS, de l’Institut universitaire des Sciences nucléaires, du Fonds de la Recherche fondamentale collective et du Fonds de la Recherche médicale.

Dès 1935, un enseignement en langue néerlandaise avait été instauré à la Faculté de Droit de l’ULB. A partir de 1955, on étendit progressivement ce dédoublement à toutes les facultés. En 1970, la Vrije Universiteit Brussel voit le jour. L’Université de Louvain était bilingue dès le début du siècle. En 1968, de vives tensions conduisirent à sa division. Le 1er juillet 1970, deux nouvelles universités se créaient. La Katholieke Universiteit te Leuven restait à Louvain, tandis que l’Université catholique de Louvain, francophone, établissait sa Faculté de Médecine en région bruxelloise, à Woluwé, et ses autres facultés en Wallonie sur le site de Louvain-la-Neuve. A mesure que progresse la régionalisation de la Belgique, les Universités de Louvain et de Bruxelles développent des antennes en Wallonie, par exemple à Charleroi. La division récente de l’IRSIA et du FNRS/NFWO achève de doter la Wallonie d’un réseau de recherche spécifiquement wallon, de niveau international, qui est sans doute le meilleur atout de la Région.

Parallèlement, la révolution de l’information (télécommunication et informatique) a fait craquer les cadres traditionnels de la recherche et multiplié les capacités de chaque chercheur en rendant possible un double rêve : faire circuler l’information dans le monde entier sans transport de matières ou de personnes; traiter des données qui, par leur abondance ou leur complexité, dépassent les capacités du meilleur cerveau humain.

La généralisation d’INTERNET est l’étape la plus récente d’un processus qui va s’accélérant. L’exemple liégeois est ici éclairant. C’est en 1959 que l’Université de Liège inaugure, avant les autres universités belges, un Centre de Calcul et de Traitement de l’Information (CECTI) équipé d’un ordinateur IBM650. En onze ans, il réalise quatre changements de machines pour s’adapter au progrès technologique. En 1969, l’Institut Montéfiore réorganise complètement les études d’ingénieurs électroniciens. En 1979, se crée une licence en Informatique. En 1981, pour maîtriser la prolifération des équipements, le CECTI devient le Service général d’Informatique (SEGI).

Aucun secteur ne montre mieux l’accélération de l’histoire et le vieillissement rapide du savoir. A la Maison de la Métallurgie de Liège, qui préserve le patrimoine informatique liégeois, les micro-ordinateurs périmés vont tous les ans rejoindre les perfocartes, les trieuses, les tabulatrices, les calculatrices des anciens ateliers de mécanographie.

 

Deux cas de technoscience

Il serait long d’analyser en détail la mise en place du nouveau système technoscientifique dans l’espace wallon. Il faudrait évoquer les avatars du nucléaire, les avancées de la mécanique et de la robotique, la reconversion de la sidérurgie. On se limitera à deux exemples : le spatial et la biotechnologie, où la collaboration entre science et technologie, entre l’entreprise et l’université, est exemplaire.

Les études d’astronomie sont depuis longtemps à l’honneur à Liège et à Louvain, mais l’astrophysique a infusé un sang nouveau dans les vieux observatoires. C’est le cas à Liège, où l’observatoire de Cointe, pratiquement abandonné en 1893, est équipé de neuf par Marcel Dehalu (1873-1960) et se hisse au premier rang mondial grâce à Polydore Swings (1906-1983). Bloqué aux Etats-Unis par la guerre, il initie, à son retour, la Wallonie à la big science. Il réorganise le laboratoire en 1948. Avec Swings, Marcel Migeotte et Paul Ledoux (1914-1988), le groupe d’astrophysique de Liège est au premier rang mondial. A partir de 1949, il organise des colloques internationaux d’astrophysique de Liège. La même année, Liège ouvre un laboratoire de spectrographie solaire à la Station scientifique internationale du Jungfraujoch (Suisse) et installe un télescope à l’observatoire de Haute-Provence.

Dans les années soixante, la recherche spatiale européenne débute avec la constitution de l’Esro (Organisation européenne de Recherches spatiales). Swings s’associe à la proposition de H.E. Butler, astronome à Edimbourg, pour construire un satellite emportant, un télescope destiné à réaliser un relevé complet du ciel dans l’ultraviolet. Le satellite TD1 fut lancé en 1972. D’autre part, l’Institut de Cointe n’a cessé d’avoir une part importante aux activités de l’Observatoire européen austral (ESO) tant à La Silla (Chili) qu’à Garching.

En 1959, l’Institut d’Astrophysique créa un laboratoire spatial, IAL Space, sous la direction du professeur A. Monfils. Dès 1977, reconnu par l’Agence spatiale européenne, IAL Space a le statut de centre de recherches en 1988. En 1992, IAL Space prit le titre de Centre spatial de Liège, spécialisé en optique, optoélectronique et ingénierie spatiale, avec les techniques annexes de cryogénie, technologie du vide et métrologie; chambre propre, avec trois chambres de simulation spatiale, où on peut reproduire des conditions spécifiques (vide, variation de température, illumination).

Les biotechnologies, quant à elles, sont le résultat concret de la révolution scientifique majeure du XXème siècle, à savoir la connaissance et la maîtrise des mécanismes fondamentaux de la matière vivante. De l’alimentation à la pharmacie, en passant par l’agronomie et les cosmétiques, il est peu de domaines qui n’en soient bouleversés. En Wallonie, la recherche biologique tire ses lettres de noblesse de pionniers comme Théodore Schwann (1810-1892), Léon Fredericq (1851-1935), Edouard Van Beneden (1846-1910). A leur suite, les chercheurs wallons ont exploré les secteurs les plus divers de la biochimie, de la génétique, de la cytologie. En biochimie, Léon Fredericq eut un successeur à sa mesure en la personne de Marcel Florkin (1900-1979), premier titulaire de la chaire de biochimie formée en 1934. Une longue réflexion, poursuivie pendant la guerre, amena Florkin à créer, en 1944, le concept d’évolution biochimique, c’est-à-dire à penser l’évolution à l’échelle moléculaire. L’étude des caractères biochimiques permet de concevoir, autant que celle des caractères morphologiques, la notion d’évolution des animaux. Les caractères biochimiques et les caractères morphologiques se sont modifiés au cours de l’évolution. A la suite de ce grand ouvrage, Florkin, son disciple Ernest Schoffeniels et leurs collaborateurs ont mené la biochimie comparée dans les directions les plus diverses.

Florkin fut aussi un militant wallon, et une autorité en art contemporain. L’APIAW est son oeuvre. Mais il exerça aussi une influence prépondérante dans l’organisation de la science et de la culture, tant au niveau national qu’international, notamment comme délégué de la Belgique aux dix-huit premières conférences générales de l’Unesco (1946-1964). Ernest Schoffeniels a cultivé avec un égal bonheur l’art contemporain et la philosophie des sciences.

La génétique moderne possède une double origine : les lois de l’hérédité, calculées en 1865-1869 par le moine morave Gregor Mendel; la biologie cellulaire et l’embryologie avec la découverte des chromosomes et de leurs comportements en fécondation. En 1952, la "double hélice" de l’ADN, découvert par Crick et Watson, permet de passer au niveau moléculaire. A Bruxelles, Jean Brachet (1909-1988) devient pionnier de la biologie moléculaire en étudiant le rôle des acides nucléiques dans la genèse des êtres vivants, tout particulièrement le rôle des acides ribonucléiques d’une cellule dans la synthèse des protéines de cette cellule. A Liège, l’équipe de Florkin s’attaque à la biochimie des acides nucléiques constituant les gènes.

En 1971, Albert Claude, formé à l’institut Rockfeller de New York (1930-1949) installe un nouveau laboratoire de biologie cellulaire. Claude a l’idée de désintégrer des cellules et de soumettre leurs débris à la centrifugation différentielle. Il applique alors aux organites cellulaires isolés l’analyse de leur composition chimique. Il construit aussi un ultramicrotome qui permet d’utiliser avec fruit le microscope électronique dans l’étude des cellules. Son collègue, Christian de Duve étudie parallèlement les lysosomes qui sont en quelque sorte l’estomac de la cellule. En 1974, Albert Claude et Christian de Duve obtiendront le Prix Nobel de Médecine, et de Duve créera, à l’Université de Louvain, l’Institut international de Pathologie cellulaire et moléculaire.

L’essor récent des biotechnologies en Région wallonne est le fait de jeunes scientifiques issus des équipes universitaires de biologie fondamentale et formés dans les grands laboratoires internationaux.

 

Savoirs et valeurs

Au début du XIXème siècle, des bandes d’ouvriers parcouraient l’Angleterre pour détruire les nouveaux métiers à tisser qui leur enlevaient leur travail. On les appelait des luddites, du nom de leur chef, Ned Ludd qui, selon les historiens, était un simple d’esprit du Leicestershire. Ceci rappelle une très vieille histoire : un inventeur aurait offert à Tibère la recette du verre incassable. Après s’être assuré qu’il avait gardé son secret pour lui seul, l’empereur l’aurait fait décapiter pour protéger l’industrie verrière.

En période de plein emploi industriel, ces combats d’arrière-garde passent pour dérisoires. En période de crise, alors que se profile le spectre d’une croissance sans emploi, ils ont de quoi troubler, voire séduire, en tout cas de quoi faire réfléchir. Mais les luddites ont perdu, car le progrès technique est inéluctable. On ne peut l’arrêter par des moratoires et des décisions politiques. On peut tout juste s’en exclure. Mais si le progrès technique est inéluctable, ses conséquences sociales ne le sont pas. Il appartient à l’ingénierie sociale de relever le défi de l’ingénérie technologique. Le dynamisme scientifique et technologique d’une région n’est pas seulement le fait de ses chercheurs et de ses industriels. Il s’enracine dans les mentalités et les cultures. Ici tout est à faire ou plutôt à refaire.

Au niveau des mentalités, le traditionnel "savoir-faire wallon" est certes un mythe mobilisateur, mais c’est une arme à double tranchant. A trop privilégier sa pérennité, on en oublie que la science et la technique ne progressent que par ruptures et refontes, au prix d’une perpétuelle remise en cause des connaissances. Ce n’est pas parce qu’on descend de Rennequin Sualem que l’on peut se passer d’étudier. Ainsi la mise en valeur touristique de notre patrimoine industriel ne peut se concevoir que comme un ancrage pour la vulgarisation des technologies contemporaines.

Au niveau des savoirs, l’industrie lourde s’appuyait sur une culture technique commune à la population, diffusée par l’enseignement et une vulgarisation très efficace. Ceci créait dans la population une sensibilité technologique et la conscience d’un progrès auquel chacun se croyait appelé à participer. Avec l’industrie lourde, se sont effondrées les connaissances et les mythologies qui en faisaient la force. Les nouvelles technologies, où la valeur scientifique ajoutée est sans commune mesure, sont perçues comme en rupture avec la culture technique traditionnelle. Elles sont autant de boîtes noires. Le fossé se creuse entre des spécialistes de plus en plus pointus et un public de plus en plus exclu. Puisque l’exclusion du savoir va de pair avec l’exclusion du travail, la valeur du travail aussi est en crise dans les milieux, voués au chômage de longue durée. Comment un ajusteur mis au chômage à quarante-cinq ans pourra-t-il parler à ses enfants d’emplois qui demandent au moins un doctorat en physique ? Seul un nouveau partage du savoir, un investissement immense dans l’éducation et la vulgarisation, fournira au développement technologique wallon la matière grise dont il a besoin. Seul, il empêchera la société digitale de devenir société de l’exclusion. Quand on est sur le fil du rasoir, tout le reste est littérature.

Ce texte est extrait du catalogue de l'exposition Wallons d'ici et d'ailleurs. La société wallonne depuis la Libération, Charleroi, Institut Jules Destrée, 1996.


 

 

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