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Wallons d'ici et d'ailleurs, La société wallonne depuis la Libération - 1996

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(E)tranche de vie

Paul Delforge
Commissaire de l’Exposition - Conseiller à l'Institut Jules Destrée

(E)tranche de vie est un témoignage fictif, articulé autour d’étapes de la vie d’un homme qui, venu d’ailleurs, vécut ici. Toute ressemblance avec des personnes vivantes ou ayant vécu serait purement fortuite. Ce témoignage a pour seul objectif de recréer une certaine atmosphère inspirée d’événements réels.

 

De nouvelles images s’imposèrent à moi...

J’avais à peine 6 ans quand je suis arrivé en Wallonie. C’était en 1936, je quittais mon pays en guerre, victime de la montée du fascisme. Je fus confié par mes parents à une filière internationale de solidarité; ils avaient jugé prudent de m’envoyer dans une famille d’accueil.

Je ne devais jamais plus les revoir : la prison, la torture, la guerre avaient eu raison de leurs idéaux. Ainsi, je me suis retrouvé avec d’autres enfants de mon âge dans une région que je ne connaissais pas, au milieu d’une famille qui me souriait, qui me parlait mais dont je ne comprenais pas la langue.

De nouvelles images s’imposèrent à moi... La terrifiante sirène des usines qui, dans le brouillard et la fraîcheur du petit matin, aspirait les hommes ; la petite classe aux bancs ordonnés où l’instituteur, chaque jour, m’apprenait de nouveaux mots ; les terrils noirs, nos terrains de jeux , les tartines et les jattes de café... Et puis, la guerre que j’avais fuie me rejoignait ici... Ce furent les années sombres. Mon père d’adoption partit un 10 mai... Je m’en souviens, j’avais 10 ans. Boncelles, la Lys, Stalag IA, Prusse orientale, une lettre, un colis, tickets de ravitaillement, sale boche, résister... Ces noms et ces mots rythmèrent ma jeunesse... pendant cinq ans.

Seule pendant ces cinq années, ma mère s’est occupée de moi, de mes frères et soeurs. Seule. Trouver de quoi vivre. De quoi survivre, entre les rationnements et la misère. On comptait sur la solidarité des voisins, des amis, de la famille. Du moins de ceux qui n’étaient pas partis, comme mon copain David que la police est venue chercher à l’école, un matin de 1942. Je ne l’ai plus jamais revu... Ma mère a dû tout faire. Après la guerre, en guise de "récompense", elle obtiendra le droit de voter, aux élections législatives de 1949.

Quand mon père est revenu, je m’en souviens, je lui ai donné un paquet de chewing gums reçu des Américains; je l’avais gardé pour lui ! Il ne revenait pas seul. Avec lui, 65.000 autres prisonniers de guerre et 12.000 déportés politiques. Nos pères étaient enfin de retour. Dans un monde nouveau qui allait encore changer... Comme ils avaient gagné la guerre, ils gagneraient la bataille du charbon. Puisque les Flamands ne voulaient plus venir travailler en Wallonie, on ferait appel à de la main-d’œuvre étrangère pour remplacer les prisonniers de guerre allemands au fond des mines. Malgré les bonnes conditions financières offertes pour descendre au fond, mon père, comme beaucoup d’ouvriers wallons, n’en voulait plus. Sa santé avait suffisamment pâti de la captivité et il n’allait tout de même pas remplacer les Allemands ! Et puis, des sociétés privées proposaient de bons salaires pour s’attacher une main-d’œuvre de qualité. C’est ainsi que mon père entra chez Boël ; ensuite, il passera quelques années chez Cockerill avant de terminer sa carrière dans une petite entreprise de constructions métalliques.

Pendant ce temps, je finissais mes études. Petit Papa Noël n’évoquait rien à mes yeux, pas plus que Citizen kane, le solex, le microsillon, le festival de Cannes, les aspirateurs ou le bikini. C’était comme des images venues d’un autre monde. Mes nouveaux amis venus d’Italie, de Suisse et d’Europe centrale n’en savaient pas davantage; mais leur vie résonnait des musiques qui avaient bercé ma plus tendre enfance. Pendant les vacances, on m’envoyait chez un oncle ou un cousin fermier dans la riche Hesbaye. Si le monde de la campagne était différent de l’univers des villes, le labeur y était aussi dur; paysans et ouvriers peinaient de même.

Les bancs d’école ne me passionnaient guère. Il est vrai que, dans les rues ou à la terrasse des cafés, on parlait d’Hiroshima et de Nagasaki, du jugement de Nuremberg, du possible retour de Léopold III ; tout cela m’intéressait davantage. Comme moi, le jeune prince Baudouin était un exilé, mais lui, il avait toujours son père... J’aimais aussi parcourir la presse; les journaux étaient encore nombreux en ce temps-là. Et j’ai toujours aimé comparer leurs points de vue sur l’actualité : les Russes étaient-ils parmi nos libérateurs oui ou non ? Le plan Marshall fut-il vraiment destiné à nous aider ? Et ce rideau de fer dont parlait Churchill, à quoi ressemblait-il ? Pour mes amis "baltes", il s’agissait d’un message de non retour dans leur pays natal. La terre où ils vivaient serait désormais la leur.

 

Magie de mes vingt ans

Mes vingt ans furent magiques. L’électricité entra dans la maison, l’eau et le gaz grimpèrent aux étages. Le samedi soir, le cinéma de quartier était l’unique lieu de rendez-vous : Casablanca, Autant en emporte le vent, Les enfants du paradis... Par le grand écran, c’est le monde qui pénétrait dans notre imaginaire : l’Europe que l’on construit, Gandhi qu’on assassine, l’année même où l’ONU adopte la Déclaration des Droits de l’Homme. L’Indochine, le Maghreb, le Congo, l’Amérique, surtout l’Amérique. Quelle joie de vivre ! Et puis l’Italie... Quel cinéma !

Mes premières vraies vacances, je les ai vécues en août 1950. Je n’étais plus avec cette jeune fille qui portait des pantalons, chose incroyable pour l’époque, mais avec celle qui deviendrait ma femme et qui, fait tout aussi incroyable, avait voté aux élections en 1949. Nous étions partis dans les Ardennes, à vélo, une petite tente sur le porte-bagages. De temps à autres, nous croisions des Vespa ou des 4 CV avec l’autocollant C’est Shell que j’aime. A l’époque, la 4 CV était pour moi le rêve inaccessible. Dans les forêts ardennaises qui avaient subi tant de désastres cinq ans plus tôt, j’étais loin des préoccupations militaires du moment : papa étant un ancien prisonnier de guerre, on ne m’expédierait pas en Corée. Même si seuls les volontaires et les Belges étaient concernés, je pensais aux copains... En tout cas, la famille a fait des provisions en sucre et en café. On ne sait jamais... Vieux réflexe venu de la misère des conflits. C’est dans ce climat de guerre froide que je me mariai. Très vite, un premier fils naquit.

J’aurais voulu, comme ma sœur, devenir enseignant mais, n’étant pas né ici, je ne répondais pas au critère de nationalité exigé dans la fonction publique. Je serai donc ouvrier qualifié, père, chef de famille, préoccupé par le devenir de ce foyer que j’avais accepté de créer. Nous avions mis un peu d’argent de côté mais, contrairement à papa et à maman, je n’hésitais pas à acheter à crédit. Pourquoi reporter à demain ce que l’on peut acquérir sans plus attendre ? Le confort moderne est si séduisant : aspirateur, mixer, cuisinière moderne, machine à laver... A crédit, ce n’est vraiment pas cher ! Il paraît que "le progrès est le symbole du confort et de la liberté !". Mais pas question de perdre son boulot. Il faut payer les traites et, lorsque les copains du syndicat proposent une action, même si les objectifs semblent réalistes, on réfléchit à deux fois avant de s’engager...

Ma femme est née en Wallonie. Ses parents venaient de la campagne. Son père avait quitté le village pour trouver de l’embauche. Son train s’était arrêté dans une gare où l’attendaient des patrons charbonniers. Du soleil de la campagne, il est passé à l’obscurité du fond des mines. Mais il a fini par sortir de la fosse; métallo, peintre, porteur de journaux, il a finalement ouvert un petit magasin de quartier où l’on trouve de tout. Et dire que, quinze ans plus tôt, dans les files d’attente, on sortait encore les tickets de pain et de lait. Le gouvernement comptait alors un ministre du ravitaillement. Tout cela paraît si loin.

Maintenant, en ce début des années 60, les supermarchés sont de plus en plus nombreux et j’ai même entendu parler d’un "hypermarché" installé près d’ici, le premier d’Europe. On s’y rend en voiture, il y a un immense parking et l’on dépose les marchandises dans un panier sur roulettes. Bien plus pratique que les cabas de nos mères... Dans la petite épicerie que tient mon beau-père, les ménagères ont gardé l’habitude de faire la causette. Bien que désormais obligatoirement fermé un jour par semaine, le magasin est l’endroit où l’on cause ; on se scandalise des audaces du dernier film de Brigitte Bardot (Et Dieu créa la femme)... Puis, il y a aussi la question scolaire, les catastrophes dans les mines et, terrible, le drame du Bois du Cazier, à Marcinelle... 262 morts. Pendant ce temps, les délocalisations continuent et "encolèrent" les travailleurs ; bientôt, ce sera la fermeture de 19 mines qui désespère toute la classe ouvrière... la perte de 40.000 emplois de mineurs... 35.000 ouvriers du textile, et tous les sous-traitants qu’on licencie à tour de bras. C’est dans ce climat que le Congo veut son indépendance, que les Russes envoient le Spoutnik puis Gagarine dans l’espace ! Sans parler des missiles à Cuba.

Il y aura aussi l’affaire de la Thalidomide/Softénon. Mes trois enfants nés en plein baby boom ont été épargnés. Mais je vois la souffrance de près. Je la côtoie. Il est vrai que, comme institutrice dans une école de quartier, ma sœur assiste quotidiennement aux problèmes qui se posent dans les familles ouvrières. Impuissante, elle partage la peine que provoque la perte de son travail par ce mineur qui doit pourtant nourrir cinq enfants; elle essaye de trouver un logement à cet autre; elle écrit une lettre pour cet apprenti qui veut changer de patron; et puis, elle offre un livre - un livre de poche - à un adolescent du quartier qui "ira loin". Parfois, il a fallu apporter des compléments de nourriture à cette jeune mère de famille. Les pots tout préparés pour bébé et les "pampers" ne sont pas encore de ce monde; la pilule ne sera commercialisée qu’en 1960. Elle mettra du temps pour arriver dans nos faubourgs laborieux.

L’hiver 60 est glacial même si, socialement, cela "chauffe" partout dans les rues de Wallonie. Comme en 1950, le message des Renard, Genot, Terwagne, Glinne, Cools est porté par le peuple. Mais même de Gaulle n’a pas cru devoir dire qu’il nous avait compris. Seul Sauvy a fait retentir la sonnette d’alarme. Un pays sans jeunesse est voué à devenir un pays de vieilles gens ruminant de vieilles idées dans de vieilles maisons. Mais à quoi bon ! Il n’y avait pas que le vieillissement de la population. La Wallonie n’avait pas encore d’autoroute pour relier Tournai à Verviers; un bouchon bloquait l’accès au canal Albert à hauteur de Lanaye; la radio-télédiffusion était l’enjeu de débats vides d’aspect culturel et l’on tentait d’imposer le néerlandais comme deuxième langue "nationale" alors que l’anglais devenait petit à petit la première langue universelle. On accordera l’indépendance au Congo mais un petit village de 3.000 habitants n’a pas le droit de déterminer son propre régime linguistique...

Partout, la vie changeait, mais la Wallonie semblait rester en-dehors du monde qui se construisait. Même les multinationales américaines nous tournaient le dos. On m’a dit qu’il n’y avait eu que trois investissements en Wallonie sur septante-huit faits en Belgique avant 1960, aspirant vers le centre et le nord les fruits engrangés par des générations de mineurs, de carriers, de métallurgistes, de lainiers... qui avaient fait de la Wallonie l’une des premières puissances industrielles du monde.

 

J’ai fait un rêve...

Les années 60 ont marqué la vie de notre couple. Les enfants grandissaient. Avec cinq bouches à nourrir, il convenait d’élargir nos revenus. D’autant que mes parents adoptifs sont venus habiter chez nous. Mon vieux père n’allait plus très bien et un de ses frères est revenu du Congo sans le sou... Ma femme a commencé à travailler à la FN – il fallait bien – et c’est tout naturellement que j’ai soutenu le mouvement qui revendiquait : A travail égal salaire égal ! Durant ces années 60, le chômage était faible : de nombreux postes disparaissaient dans l’industrie extractive, dans la sidérurgie, l’agriculture et le textile, mais on engageait dans la construction métallique, dans la chimie, dans la presse, dans la construction. Et quand le bâtiment va, dit-on, tout va...

Parce qu’on travaillait à deux, nous avons pu acheter une nouvelle maison, plus spacieuse, un peu en-dehors de la ville. Nouvelle maison, nouvelle manière de vivre : on a pris l’habitude du chauffage central; des équipements électroménagers; et puis, ce fut la nouvelle voiture, la caravane et les vacances à l’étranger. L’avenir nous semblait serein, comme si la prospérité devait durer toujours. On se disait qu’on avait le progrès avec nous; l’ouverture d’agences bancaires, de restaurants italiens ou chinois, de supermarchés, de plus en plus nombreux, nous en faisait accroire. N’était-ce pas la preuve que la misère et les années difficiles étaient derrière nous ?

Acheter, consommer : l’augmentation sensible du niveau de vie et surtout la publicité nous y pousseront de plus en plus, même si la ménagère ne dispose du droit de dépenser tout son argent que depuis 1958, lorsque la loi autorise enfin la femme à prélever plus de 100 francs sur son livret de la caisse d’épargne sans l’autorisation du mari...

A cette époque, le secteur tertiaire est en pleine explosion. C’est le temps des "cadres". Jusqu’en 1960, le mot désigne "ce qui entoure" : le cadre du vélo, le cadre du tableau. Cela fait tout drôle quand ce mot devient une... profession (Grand Larousse encyclopédique en 1960) ; et ce mot n’en finit pas d’éblouir; le "cadre" n’est plus seulement dans l’entreprise. Il est partout. Plus qu’un certain rôle dans la hiérarchie d’un établissement, le cadre va évoquer un art de vivre, un style de consommation, et dicter sa loi aux hommes de marketing. Les visages et les silhouettes de cadres "jeunes, modernes et dynamiques" peuplent affiches et publicités. Le cadre est devenu un modèle socio-économique à imiter. Le cinéma, la littérature s’en emparent tandis que, dans l’ombre, la mort du paysan et de l’ouvrier est annoncée.

Mais derrière l’idéal du cadre, il y a la réalité : le Viêt-nam, la guerre, le sort des immigrés, celui des Wallons. Le monde tourne, tourne, à en donner le vertige, mais nombreuses demeurent les failles du système. Mon fils aîné, du haut de ses 17 ans, écoute Dylan, s’habille hippie et s’emporte contre l’image de l’autorité familiale, de l’autorité pédagogique, de la propriété... Ulcéré par l’assassinat de Martin Luther King et par la famine au Biafra, il hurle contre cette société de consommation qu’on nous impose et rêve d’un monde plus beau, sans guerre et plein de fleurs, un monde authentique où la consommation ne serait pas cette absurdité de la télé et de la "bouffe" industrielle du dessert et des conserves, des surgelés et de la viande "chimique"... Il parle écologie, dénonce le nucléaire...

Plongé dans le milieu associatif et syndical, je suis moi-même sensible à ses critiques. Je le rejoins quand il dénonce les excès du "Walen buiten". Je me suis moi-même engagé sur le plan politique et j’ai participé à une grève de la faim, lorsque l’on menaçait de renvoi des "clandestins", venus de leur plein gré vider les poubelles de nos cités... Mais, lorsque j’ai voulu me présenter aux élections, on m’a gentiment rappelé que je n’étais pas d’ici...

Cahin-caha, la vie continue ; nous avons applaudi Eddy Merckx le 21 juillet 1969 quand il a endossé à Paris son premier maillot jaune et surtout, surtout, nous étions, le même soir, tous réunis devant le petit écran pour rêver aux premiers pas de l’homme sur la lune. A ce moment, la lune était encore en noir et blanc. La science avance à pas de géant. Elle attire les jeunes. Mon aîné se lance dans des études d’ingénieur à l’université, au même moment où l’ULB-VUB et l’UCL-KUL sont dédoublées. Plus prosaïquement, à mon niveau d’ouvrier qualifié, je suis heureux de la diminution du temps de travail et de l’augmentation des congés payés. Bien sûr, ces mesures sont peu de choses à côté de l’introduction de la TVA en lieu et place de la taxe de transmission ou face à la suppression de la convertibilité dollar/or... car les Etats-Unis ont décidé la suppression unilatérale des accords de Bretton Woods qui régissaient les relations monétaires entre les Etats depuis la fin de la guerre. Bientôt, Nixon décidera la libre circulation des capitaux. On n’a pas compris, à l’époque, que ces mesures ouvraient la porte à la mondialisation de l’économie... Notre génération aura connu l’instabilité d’un monde où la guerre n’avait jamais cessé : Corée, Viêtnam, Cuba, Afrique, Israël, Palestine... avec, comme enjeu, le contrôle des matières premières et l’hégémonie des blocs.

Lorsqu’elle se produit loin, la guerre n’interpelle pas directement notre conscience, sauf lorsqu’elle implique une hausse du prix du carburant et la privation de la désormais sacro-sainte automobile. Le choc pétrolier mettra en évidence notre grande dépendance face aux pays producteurs d’énergie. Nous devons nous éduquer à "chasser les gaspis" ! La guerre, c’est aussi l’exode, l’exode de milliers de personnes. Face à cette situation, nous avons décidé, en famille, d’adopter un jeune enfant vietnamien sauvé in extremis lors de la fuite des boat-people. Ça nous a rajeunis, son sourire dans la maison. Et, étrangement, ce n’était plus moi qui venais d’ailleurs..

 

Serait-ce la crise ?

En pleine crise énergétique, toute la société se décline en "ique" : robotique, informatique, bureautique, industries pharmaceutiques, chimiques, biotechnologiques... Les "cols blancs" ont succédé aux cadres dans l’ordre de l’idéal social... et ils seront bientôt supplantés par les Golden boys. Les idoles changent. Les adolescents ne roulent pas tous sur des skate boards mais sont sensibles aux exploits de Stalone.

Le chômage, qu’on avait cru éliminé, est cependant revenu, de plus en plus insupportable. La durée hebdomadaire de travail est réduite à 40 heures, mais ils sont déjà 350.000 sans emploi en 1980, dont ma femme qui a perdu son boulot pour restructuration et mes enfants qui ne trouvent pas d’embauche dans les secteurs qui les intéressent. L’aîné envisage de partir à l’étranger; la deuxième ne se laisse entendre que via les ondes courtes où elle sévit pour le compte d’une radio libre : elle défend des principes écologiques; il est vrai que les catastrophes de Seveso (1967), d’Ekofisk, l’accident nucléaire de Tree Mile Island, Bhopal, l’Hiroshima de la chimie, et Tchernobyl (1986), donnent à réfléchir. Ma fille mettra aussi beaucoup d’ardeur à l’organisation de manifestations antimissiles. Seul le cadet, adepte des cartes perforées, des Commodore et autres puces électroniques, semble sûr de son avenir. Pratique et réaliste, il travaille dans un fast food pour payer les traites de sa petite moto 50 cc japonaise. Il s’est mis à jouer à un tout nouveau jeu, le Lotto... On ne sait jamais.

L’Europe serait-elle la solution à tous les problèmes ? On ne cesse de le dire. Premier élément positif : en vue de l’élection du Parlement au suffrage universel, j’ai été reconnu comme "citoyen ordinaire". Moi, l’exilé, l’immigré, j’ai obtenu le droit de vote, non en raison d’une naturalisation ordinaire que je n’ai jamais sollicitée, mais parce que j’avais épousé une Belge (Loi du 25 mars 1976, applicable à partir du 10 octobre). Qu’en sera-t-il pour mon petit réfugié ? Je crois en l’Europe qui introduit l’heure d’été et met en œuvre le SME et l’ECU; peut-être pourra-t-elle redresser l’économie, éviter le licenciement des 600 employés du Grand Bazar à Liège, empêcher la fermeture de sites sidérurgiques wallons ? La fermeture du Roton, dernier site charbonnier wallon, en 1984, aura une portée plus que symbolique. La dernière "Gueule noire" à remonter du trou, en chantant o sole mio, est pourtant à des années-lumière du premier vol de la navette spatiale Enterprise, du lancement du premier satellite Meteosat, du premier vol de Columbia, des premiers lancements d’Ariane, ou de Pionner 10 – qui quitte notre galaxie –, de Discovery... Pourtant, c’est la même époque ! Demain, les métallos manifesteront à Bruxelles contre les plans de fermeture de leur outil. Les fonctionnaires seront avec eux contre les pouvoirs spéciaux. Les enseignants, finalement, seront tout seuls pour protester contre Val Duchesse. J’étais avec eux. Par solidarité. Moi, c’est une machine qui a pris ma place... L’heure de la pré-pension allait sonner : place aux jeunes... Du moins, j’espérais qu’il en serait ainsi. Moi, en ayant la chance d’être encore en bonne santé, j’ai interrompu ma carrière professionnelle juste au moment où mon père adoptif disparaissait. Au même moment, la planète accueillait son cinq milliardième habitant et Sandra Kim remportait l’Eurovision. Tout un symbole que l’on ne grave plus sur un "33 tours" en vinyle noir mais sur un disque compact.

Le monde change... Même le facteur ne passe plus le samedi matin pour le courrier et on ne peut plus téléphoner, pour le même prix, aussi longtemps qu’on le souhaite. Le SIDA devient le mal du siècle alors que les bébés-éprouvettes sont de plus en plus nombreux. La violence semble imposer ses lois : tueries du Brabant wallon, assassinats politiques et financiers en Europe, attentats, hooliganisme... Pendant ce temps, les Etats-Unis développent un projet de guerre des étoiles et Gorbatchev arrive au pouvoir à Moscou...

 

Espérer dans l’humanité !

Après avoir erré, protesté, voyagé et s’être finalement mariée, ma fille est entrée comme secrétaire dans une PME; l’aîné est en Angleterre où je vais parfois le rejoindre grâce au nouveau tunnel sous la Manche; quant à mon cadet, après avoir été CST et avoir vendu des ordinateurs puis des consoles de jeux vidéo, il a été représentant en photocopieuses, l’outil indispensable, par excellence, depuis les années septante. Las, il est devenu ensuite représentant médical et pense maintenant se reconvertir dans les assurances, secteur d’avenir, assure-t-il. Il me rappelle les anciens représentants de commerce qui vendaient au porte à porte des aspirateurs, des trousseaux ou des couvertures... Métiers qui disparaissent, métiers qui apparaissent : à quoi servent donc ces programmeurs, analystes programmeurs, opérateurs, cadres... ? Moi qui vis de ma pension, je ne comprends plus très bien l’utilité de certaines choses. Quant à notre petit dernier, il est devenu grand et a décidé de repartir vers son pays d’origine... Je continue néanmoins à m’occuper d’enfants : de mes petits-enfants aujourd’hui. Je participe à ce que l’on pourrait appeler le "papy-boom". Je pouponne et garde mes "descendants". Parfois, on m’appelle à la dernière minute pour faire du baby-sitting : un appel de ma belle-fille sur mon cellulaire, une télécopie de mon gendre et voilà papy de service; je branche le magnétoscope sur le programme que je voulais regarder et je prends ma voiture. Ma femme a aussi la sienne. Nous appliquons ainsi le message inventé par les organisateurs du salon de l’auto au milieu des années quatre-vingt : mon auto, c’est ma liberté !

Pour s’occuper des enfants, aucun problème : berceau hyper confortable, langes jetables, tétines et cuillères ergonomiques, chauffe-biberon ultra-rapide et à la température ultra-précise, poussette munie d’amortisseurs, bref l’attirail du parfait baby-sitter a été conçu pour la plus grande commodité des pères ou grands-pères gâteaux. Le bébé n’a même plus besoin d’exprimer un souhait, il est déjà accompli ! Il est le point central de la famille, celui autour duquel tout s’organise. A cet âge d’innocence, on se moque bien d’un Crash boursier, du succès de Philippe Lafontaine avec Coeur de Loup au hit-parade français, de la chute du mur de Berlin, puis des gouvernements en Hongrie, Bulgarie, Pologne et en Roumanie, et de l’exécution de Ceausescu.

Mais je pense à l’avenir de ces enfants pour lesquels le Grand Marché européen est annoncé en 1992... Le transfert des compétences de l’enseignement, du niveau fédéral à la Communauté française et l’élection directe du premier Parlement wallon, en 1995, les concernent au plus haut point.

L’assassinat d’André Cools, en 1991, m’a rappelé, mutatis mutandis, celui de Julien Lahaut, et la Guerre du Golfe celle de Corée. Mais que dire de la guerre en ex-Yougoslavie ? Et du Rwanda, du Burundi ou du Kivu ? Les sociétés évoluent mais les moeurs barbares sont toujours là. Parfois, tellement près de nous !

Et, pourtant, nous n’avons pas d’autre choix que de continuer à croire en l’Homme et à construire l’humanité...

 

Ce texte est extrait du catalogue de l'exposition Wallons d'ici et d'ailleurs. La société wallonne depuis la Libération, Charleroi, Institut Jules Destrée, 1996. 


 

 

 

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