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Histoire économique et sociale


Les Wallons hors de la Wallonie
- (1995)
Première partie - Deuxième partie


Michel Oris

Historien, Chercheur qualifié FNRS, Maître de Conférence à l'Université de Liège

Jean-François Potelle

Historien, Institut Jules Destrée

 

Introduction

Retracer en quelques pages l'histoire de l'expansion wallonne hors Wallonie est évidemment une gageure, tant l'activité déployée par les populations qui ont habité notre territoire a été grande, que ce soit dans le domaine économique, technique, scientifique ou culturel. Nous nous efforcerons donc, dans ces quelques paragraphes, de retracer les grandes lignes de cette expansion en illustrant du mieux possible notre propos par des exemples évocateurs.

 

I. Avant la Révolution industrielle : la triple logique de la faim, de la foi et du savoir

 Elles-mêmes issues d'un brassage multiple et pratiquement continu depuis les temps préhistoriques jusqu'à nos jours, les populations qui ont peuplé le territoire actuel de la Wallonie se sont de tout temps tournées vers d'autres espaces. Nous ne savons rien, ou si peu, du mélange des individus et des cultures avant le XIe siècle. Il ne fait guère de doute cependant que les logiques qui ont commandé les mouvements migratoires à partir de cette époque les contrôlaient déjà auparavant. La faim, la foi et le savoir sont les causes fondamentales, parfois isolées, souvent conjointes, de la grande masse des émigrations à partir de la Wallonie jusqu'à l'époque contemporaine, et même encore au cours des deux derniers siècles.

 

Nach Oosten. L'expansion wallonne vers l'Est européen

Depuis au moins le Ve siècle, la croissance lente de la population s'articule sur l'enchaînement cyclique de crises sévères et de reprises vigoureuses. Dans une société fondamentalement rurale qui réalise péniblement l'équilibre entre la production et la consommation de subsistances, une expansion démographique modifie les rapports entre les hommes et la terre qu'ils occupent. Du XIe au XIIIe siècle, durant la période la plus faste du moyen âge, cette pression très brutale, très concrète puisqu'elle pèse sur la survie quotidienne des petites gens est exaltée par la foi.

Coincée entre la montée des villes et celle des Etats-Nations aux suzerains puissants, une large frange de la noblesse turbulente trouve dans les croisades l'occasion de sanctifier ses traditions guerrières et conquérantes. Chacun connaît le nom de Godefroid de Bouillon (1061-1100), duc de Basse-Lorraine, qui vend toutes ses possessions pour prendre la tête de la première croisade (1096-1099) et devenir brièvement avoué du Saint-Sépulchre. Avec lui et par la suite, des milliers de Wallons partirent vers les terres saintes. Ils furent toutefois vaincus et repoussés à la longue.

La grande avancée vers l'est de l'Europe fut à l'origine de peuplements moins précaires au temps des guerres de religion entre les Slaves orthodoxes et l'ordre catholique des chevaliers teutoniques, qui était bien implanté dans la principauté épiscopale de Liège, vassale du Saint Empire romain de la Nation germanique. Dès les XIe et XIIe siècles, des populations originaires de l'actuelle Wallonie s'établissent un peu partout en Europe centrale. On en retrouve des traces en Silésie, en Autriche, en Moravie, en Bohe, en Hongrie, en Pologne. Leur présence est attestée par la toponymie de nombreuses villes et bourgades (la Wahlenstrasse de Regensburg, Wallendorff) ainsi que par la présence dans les chartes ou autres documents de noms habituels en pays wallon (in Bonardi domo) ou d'expressions telles unter der Walhen ou inter Latinos, inter gallicos.

Les populations d'origine wallonne - mais également germanique - qui s'installent à cette époque dans ces contrées sont essentiellement des paysans qui tentent d'échapper à la disette, à la surpopulation des campagnes produite par l'expansion démographique. Par exemple, la tradition en vigueur au XVe siècle parmi les Wallons de Hongrie voulait que leurs ancêtres prennent leurs origines dans la province de Liège, qu'ils auraient été contraints de quitter en raison de la pénurie de nourritures. Cette tradition s'effaçant peu à peu au XVe siècle, la communauté s'adressa au Conseil liégeois pour lui demander de confirmer cette origine sur base des chroniques. Ces recherches attestèrent que des Wallons ayant quitté la province de Liège en raison de la famine qui y sévissait, émigrèrent vers la Hongrie durant la période couvrant les années 1042-1052 et s'établirent dans plusieurs villages appelés dans le langage populaire gallica loca. Ils étaient accompagnés par des Hongrois qui, affamés eux aussi, s'étaient établis dans la province de Liège en 1029 et auxquels l'évêque de Liège de l'époque avait assuré des lieux d'habitation à Liège et à Huy, entre autres.

A cette population d'origine paysanne, viendront vite s'adjoindre, dès le XIIe siècle, des artisans, des commerçants d'origine wallonne. Ils étaient issus de villes qui vivaient une phase de développement particulièrement faste, résultat conjoint et solidaire de la croissance démographique et de l'expansion des échanges internationaux. Ces relations d'abord commerciales vont représenter une ouverture sur le monde et stimuler l'échange des hommes et des techniques. Riches de leurs compétences, les cités mosanes vont envoyer des travailleurs du fer et de la laine.

A Wroclaw en Silésie par exemple, dès la seconde moitié du XIIe siècle, on trouve une rue ou un quartier des tisserands wallons. Dans cette même ville, en 1300, un des articles de la réglementation juridique concernant les corporations artisanales distingue les tisserands locaux des tisserands wallons. Des indications de ce type, qui témoignent de la présence de commerçants et d'artisans wallons dans les villes d'Europe centrale, sont légion. L'étude du professeur hongrois G. Székely, en fournit une multitude et atteste du rôle important que ces colonies de paysans, d'artisans et de commerçants ont joué dans l'histoire médiévale des agglomérations des pays d'Europe centrale (1).

 

Les mobilités spécifiques de l'Europe médiévale

Si la surpopulation des campagnes et la disette d'une part, le développement des villes, du commerce, de l'artisanat d'autre part constituent les deux grandes forces qui induisent le mouvement migratoire, d'autres facteurs, plus typiques de la période médiévale, ont également favorisé le déplacement et éventuellement l'implantation de populations wallonnes à travers l'Europe.

L'Eglise tout d'abord joua un rôle de premier plan. L'évangélisation, dans un premier temps, par des moines d'origine wallonne comme en Pologne, la fondation d'abbayes au XIe siècle avec à leur tête des abbés provenant de nos contrées (abbaye de Tynioc au sud de Cracovie), la désignation d'ecclésiastiques wallons à la tête de différents sièges épiscopaux, comme celui de Wroclaw en 1290, ont également largement contribué à l'implantation de populations d'origine wallonne dans différentes régions d'Europe centrale, sans parler des croisades, qui dès le XIe siècle conduisirent des Wallons jusqu'à Constantinople et Jérusalem.

A côté des guerres "saintes", les conflits continuels entre seigneurs ont également poussé des populations à se déplacer. Vers la moitié du XIIIe siècle, à la suite de luttes sanglantes entre Henri de Dinant et le prince-évêque de Liège Henri de Gueldre, les soulèvements meurtriers succédant aux répressions implacables, quelques familles wallonnes furent amenées à s'installer en Moravie. De même, au terme de leurs combats pour défendre les libertés liégeoises, après la prise et la destruction de la cité ardente par Charles le Téméraire en 1468, plusieurs compagnons artisans liégeois trouvèrent asile à Orléans.

Mieux que les guerres, les mariages entre familles de haut rang seront aussi l'occasion pour des Wallons d'émigrer et de s'établir en Hongrie où Yolande de Courtenay, fille aînée du Comte de Namur, épouse au début du XIIIe siècle le roi André II; en Tchéquie lorsque Elisa, fille de Stanislas de Bohème, se marie avec Jean de Luxembourg, unissant ainsi pour trente ans les titres de roi de Bohème et de comte de Luxembourg; en Scandinavie lors du mariage, en 1335, de la comtesse Blanche de Namur avec Magnus Eriksson, roi de Suède, de Norvège et de Scanie.

 

L'exportation du savoir-faire

Ce dernier exemple nous rappelle que, si l'expansion wallonne vers l'Europe centrale fut particulièrement importante, les communautés wallonnes continuant à s'y développer du XIIe au XVIe siècle, elle ne fut pas limitée à ces régions. Vers le nord, des marchands venus de nos régions sont présents sur le marché de Visby, dans l'île de Gotland, dès la fin du XIIe siècle: des cuivres de Dinant sont exportés en Scandinavie. Au XIIIe siècle, les Liégeois sont présents à la foire de Scanie, sur la Baltique; au XIVe, des draps wallons sont introduits sur le marché suédois.

Vers l'ouest, des rapports commerciaux sont noués très tôt avec les pays anglo-saxons, rapports au sein desquels deux villes ont joué un rôle important : Tournai et Dinant. Dès le XIe siècle, Dinant commerce avec l'Angleterre et des marchands sont présents à Londres. Tournai est par ailleurs associée à la hanse londonienne. Aux XIIe et XIIIe siècles, les échanges se développent. De nombreux batteurs de cuivre mosans sont établis en Angleterre, des licences de commerce pour le cuir, le drap, l'étain leurs sont accordées. D'autres Wallons initient les Anglais au travail de la laine. Le XIVe siècle, avec le mariage de Philippine de Hainaut avec Edouard III, va voir s'intensifier l'expansion wallonne, des foulons et teinturiers étant appelés pour enseigner leurs techniques.

Vers le sud, les relations avec la France ont bien entendu été dès le départ très nombreuses, que ce soit dans le domaine intellectuel, culturel, artistique ou commercial, d'autant plus que, historiquement parlant, le Hainaut a partagé longtemps les destinées de l'Artois, que le Luxembourg comprenait jadis Carignan, Montmédy et Thionville, que Liège a formé avec Toul, Metz et Verdun, une véritable province intellectuelle wallo-lorraine. Avec l'Italie, si les échanges commerciaux furent nombreux également, c'est avant tout aux points de vue culturel et artistique que la présence wallonne y fut remarquable. On ne compte plus le nombre d'artistes, peintres ou musiciens qui ont séjourné et travaillé en Italie. En Espagne, c'est à partir du XVe siècle que l'on rencontre des artistes wallons à la cour d'Aragon et que des drapiers Liégeois sont présents aux foires des villes côtières du golfe de Gascogne.

Vers l'est enfin, outre l'implantation de Wallons en Pologne, Hongrie, Moravie, il faut noter les relations commerciales établies dès le XIIe siècle entre nos provinces et Riga, Revel ou Novgorod via Lubeck et la hanse germanique, prolongée au XIVe siècle par l'exportation des produits de tisserands wallons vers les pays baltes. Plus près de chez nous, en Allemagne, l'activité des sculpteurs wallons dans les églises rhénanes, des mineurs liégeois à Aix-la-Chapelle ou encore des batteurs de cuivre dinantais mérite d'être notée. En Suisse enfin, à Fribourg, une importante colonie d'artisans originaires de nos régions était venue s'installer au XVe siècle à la demande des drapiers locaux pour leur enseigner leur savoir- faire.

L'ensemble de ce tour d'Europe confirme que c'est le niveau technique qu'ils ont atteint qui a souvent amené les travailleurs wallons à quitter le pays pour exercer leur art. L'industrie textile fut l'un des domaines d'excellence des artisans locaux dès le Moyen Age et jusqu'au XXe siècle. Cependant, comme l'ont rappelé successivement Hervé Hasquin et Philippe Destatte, la Wallonie s'affirme comme un "pays de fer et de houille".

 

Le flux protestant à la charnière des XVIe et XVIIe siècles

C'est sur une double domination technique et financière que va reposer l'expansion wallonne aux XVIe et XVIIe siècles. Elle va naître d'abord, profiter ensuite d'un contexte particulièrement troublé. Après l'apogée du moyen âge, les crises du XIVe siècle, notamment les épidémies de peste noire qui auraient emporté un tiers de la population européenne, marquent une rupture brutale. Les villes en particulier sont frappées de plein fouet, et, jusqu'à la Révolution industrielle, le dynamisme sera surtout rural.

L'exploitation de la houille dans les bassins de Liège, de Charleroi, du Centre et du Borinage, la multiplication des forges sur la Sambre, la Meuse, l'Ourthe, la Vesdre permettant une utilisation maximale de la force hydraulique, le développement de l'industrie de l'armement, principalement dans la principauté de Liège, etc. sont autant d'éléments qui vont permettre la formation et le développement d'un véritable capitalisme moderne basé sur le commerce de l'argent, les ressources du sous-sol, l'industrialisation et une technologie avancée.

Alors que, aux deux tiers du XVIe siècle, la population de l'Europe atteint un nouveau maximum de l'ordre de 60 millions d'habitants, les tensions liées à la croissance reproduisent un ajustement structurel d'une grande brutalité. Epidémies, famines et crises joignent leurs effets à ceux de guerres d'autant plus meurtrières qu'elles sont religieuses. Après l'affichage des thèses de Luther en 1517, le protestantisme s'est répandu progressivement dans nos régions et y a rencontré un évident succès. Néanmoins vaincues politiquement et militairement par le camp catholique, bien peu de communautés ont réussi à se maintenir en Wallonie.

Nombreux furent les Wallons qui ont préféré s'exiler plutôt que de renoncer à leur foi. L'intolérance religieuse a suscité une émigration importante vers l'Angleterre et vers les Pays-Bas du nord où, estime-t-on, plus de 100.000 personnes originaires de nos régions ont trouvé refuge. En Hollande, ces exilés ont créé des églises wallonnes un peu partout, à Middelbourg en 1574, à Amsterdam, La Haye, Rotterdam, Arnhem, Bréda, Groningen ou Utrecht, ainsi que des bibliothèques, des écoles, des journaux destinés à soutenir ces églises réformées, à garder le souvenir de la patrie d'origine et à perpétuer la connaissance de la langue française.

La seconde terre d'accueil dans cette période de troubles économiques et religieux fut l'Angleterre qui accueillit également bon nombre d'exilés wallons. Beaucoup d'entre eux, originaires essentiellement du Tournaisis, s'établirent à Norwich et Canterbury et s'y livrèrent à l'industrie drapière. Si l'apport technique des Wallons à l'industrie sidérurgique anglaise de l'époque n'est pas certain, par contre ils prirent une part active à la fabrication des canons de fusil dans le Royaume-Uni et établirent une coutellerie renommée à Sheffield.

D'autres encore se tournèrent vers les principautés protestantes d'Allemagne, comme le Verviétois Jean Mariotte. Au cours de ses voyages commerciaux en Allemagne, il se rend compte des avantages qu'offre la région du Rhin moyen, avec son riche sous-sol et les débouchés que donne une telle voie de communication. Dès 1639, il obtient une concession pour l'extraction des minerais de la région de Montabaur et la construction d'un haut fourneau. En 1646, cette concession est renouvelée pour vingt ans et étendue. En quelques années, il fait construire des usines à Weinähr, Vallerau, Stromberg, Rimbel, et Fachbach notamment, et fonde finalement avec ses fils la société métallurgique la plus importante de l'époque.

Une telle réussite n'était pas le fruit du hasard, elle était la résultante de ses qualités personnelles et de la haute qualification de la main-d'oeuvre qui le suivit et qui était détentrice des progrès techniques réalisés par la métallurgie liégeoise. En 1662, Mariotte avait des comptoirs à Francfort, Coblence, Bingen et Amsterdam. Ses fils lui succédèrent et poursuivirent le développement de l'entreprise, appelant à la direction de leurs usines des techniciens wallons.

D'autres Wallons allèrent jusqu'en Suède à la suite des de Bèche. C'est dans ce vivier que se recrutèrent, à partir de 1620, les premiers émigrants wallons qui s'installèrent en Amérique du Nord. Un débat aussi vain qu'animé a agité les historiens pour déterminer s'ils furent les fondateurs de New York. Il est en tout cas clair que les Wallons contribuèrent à la naissance de la grande cité ainsi qu'à celle d'Albany et de Philadelphie. D'autres exilés wallons réfugiés aux Pays-Bas émigrèrent en Russie et s'installèrent dans les faubourgs de Moscou ou sur le cours supérieur de la Volga, travaillant dans les fabriques ou les chantiers de construction.

Cet exode protestant, on le voit, fut imposant par son volume mais aussi par ses suites. Il fut, dans une large mesure, une réussite parce qu'il a représenté un formidable transfert de qualifications et de moyens. L'aventure de Mariotte est significative à cet égard. La dimension religieuse, il faut le souligner, fut la dimension dominante mais non exclusive des mouvements migratoires à cette époque. De nombreux parcours, et parmi eux quelques-uns véritablement exceptionnels, ont été motivés par la crise économique en Wallonie et les perspectives de profit à l'étranger. Mais, durant plusieurs décennies, les histoires les plus marquantes s'inscrivent toutes dans le contexte des guerres de religion.

 

De l'Espagne à la Suède, de Curtius à de Geer

Ce contexte va permettre à de grandes personnalités, telles celle du Liégeois Jean Curtius (1551-1628), de montrer toute l'étendue de leurs talents. D'abord fonctionnaire - il est "mesureur de toiles de la cité" en 1587 - il devient en 1591-92 munitionnaire du roi d'Espagne. Il fournit aux armées espagnoles la poudre qu'il fabrique dans ses propres usines et quantité d'autres équipements militaires que nécessite la guerre entre l'Espagne catholique et les Pays-Bas protestants; il va jusqu'à consentir des avances de fonds. En quelques années, il devient immensément riche, prête aux villes et aux princes, achète seigneuries et châteaux. Au début du XVIIe siècle, la fin des hostilités entre les deux grandes puissances rend les commandes militaires plus rares. Il quitte alors Liège et s'installe en Espagne en 1616. En Biscaye, il construit des fourneaux et monte la première grande usine métallurgique de la péninsule ibérique, utilisant les nouvelles technologies mises au point en Wallonie pour l'extension des barres de fer ou de cuivre et pour la fenderie. Pour réaliser cette dernière oeuvre, il se fait accompagner en Espagne d'une main-d'oeuvre liégeoise qualifiée : maîtres de forge, fendeurs, tréfileurs.

Dans le camp protestant, et tout particulièrement en Suède, ce sont deux autres grandes familles originaires du Pays de Liège qui vont, par leurs activités, consacrer la réputation de la métallurgie liégeoise, les de Bèche tout d'abord, les de Geer ensuite, et d'une manière exceptionnelle, sur laquelle nous nous attarderons plus longuement.

Guillaume de Bèche est appelé en Suède en 1595 par le duc Charles, futur Charles X. Il s'établit à Nyköping où il prend à ferme les mines de cuivre voisines et les dirige, ainsi que les fourneaux et les forges qui y étaient attachées. Il y est rejoint peu de temps après par son père et ses frères. Dès avant 1615, Guillaume de Bèche exploite les fonderies de fer de Finspong, alimentées par les mines de Nora et de Lindes. C'est de ses hauts fourneaux que sortait une fonte de qualité exceptionnelle servant à la fabrication de canons en fer, fabri- cation qui devient une sorte de monopole de ce Liégeois. Pour satisfaire les commandes royales, la Suède étant alors engagée dans la guerre de Trente Ans, Guillaume de Bèche recruta de nombreux ouvriers wallons exilés en Hollande.

C'est sans doute à cette occasion que les premières relations se nouèrent avec Louis de Geer. Ce dernier multiplia à partir de 1625 ses participations dans les entreprise des de Bèche. En 1625, l'octroi renouvelé par le roi pour l'exploitation des usines de Finspong était concédé à Guillaume de Bèche, en association avec de Geer, "son consort". La fortune de Louis de Geer lui permit de donner une extension exceptionnelle aux entreprises métallurgiques suédoises, et d'en évincer peu a peu les de Bèche.

Louis de Geer père quitte Liège en 1596 et s'installe à Dordrecht, dans les Pays-Bas, non pas tant pour ses convictions religieuses - ce que l'on a longtemps cru - mais plutôt en raison de la situation économique de l'époque, ce qu'a très bien montré Jean Yernaux dans son ouvrage consacré à la métallurgie liégeoise et à son expansion au XVIIe siècle (2).

Né à Liège en 1587, Louis de Geer fils montre très tôt des qualités d'homme d'affaires. Après divers séjours dans des établissements commerciaux en France, il exploite un comptoir depuis Liège et Dordrecht où son père s'est établi. Sa clientèle s'étend à Venlo, Nimègue, Middelbourg et Cologne. En 1615, il importe en Hollande des pièces d'artillerie suédoises, ce qui le met en contact avec les de Bèche, actifs en Suède depuis plus de vingt ans.

Quittant Dordrecht, il s'installe à Amsterdam, capitale des Provinces-Unies, qui constituait un emplacement idéal pour permettre un développement maximal de ses affaires. En effet, en 1614, la Hollande est alliée à la Suède dans un conflit qui les oppose au Danemark à propos du contrôle d'une voie maritime essentielle au commerce suédois et hollandais. Le Roi de Suède, Gustave-Adolphe, va trouver en Louis de Geer le financier providentiel lui permettant de disposer des capitaux indispensables pour mener la guerre. Louis de Geer, pour sa part, saisissait une occasion formidable de donner à ses affaires une extension sans pareille. Si le roi de Suède n'était pas bien fortuné, le sous-sol de son pays était prodigieusement riche en minerais de fer et de cuivre que le financier liégeois allait monnayer.

A partir de 1619, avec ses associés, il finance l'armement de l'armée suédoise et reçoit en gage de ses prêts du cuivre des mines suédoises. Les livraisons de minerais ne suivant pas en quantité suffisante pour couvrir les avances immenses consenties au roi, de Geer obtient un contrat au terme duquel la Suède s'engage à lui livrer, à un prix avantageux, tout le cuivre envoyé en Hollande. En quelques années, il devient le munitionnaire de l'armée suédoise, fournissant pièces d'artillerie et boulets de fer, et le concessionnaire presque exclusif de toutes les mines suédoises.

Le déclenchement de la Guerre de Trente Ans entre la Ligue catholique et la Ligue protestante va donner à ses activités un nouvel essor, puisque grâce à l'exploitation des mines suédoises, de Geer devient le fournisseur des armées de la Réforme. Ses livraisons lui procurent des gains énormes, augmentés encore des profits réalisés par sa flotte qui s'occupait du commerce entre les pays du nord et du sud de l'Europe. En 1626, la Suède entre dans le conflit, suite à la défaite des protestants à Dessau. C'est à ce moment que de Geer décide de quitter Amsterdam et de venir s'installer à Stockholm. Il va s'employer alors à l'industrialisation rapide du pays, avec l'aide d'une main d'oeuvre wallonne hautement qualifiée, provenant du Namurois, de la région liégeoise, du pays de Franchimont.

Ces Wallons, dont on peut estimer le nombre à quelque cinq mille, vont introduire en Suède tous les perfectionnements techniques mis au point en bord de Meuse. D'abord associé à Guillaume de Bèche qui meurt en 1629, Louis de Geer crée en 1630, à la demande du roi Gustave Adolphe, un vaste arsenal à Stockholm et obtient rapidement la direction de toutes les mines et fabriques d'armes suédoises. Finspong, Godegard, Nörkoping, Osterby, Flogfors, etc., autant de noms qui ne signifient plus rien pour nous aujourd'hui mais qui ont vu à l'oeuvre des centaines d'ouvriers, ferronniers, monteurs, mineurs wallons, pionniers de la métallurgie suédoise, et qui ont valu à Louis de Geer, commerçant, banquier, munitionnaire, industriel et seigneur de Finspong, d'être anobli en 1641, puis de recevoir des historiens scandinaves le titre de "père de l'industrie suédoise".

 

De Versailles à Timisoara

La fin du XVIIe et le XVIIIe siècle voient s'éloigner ces aventures exceptionnelles. Au tout début de cette période, un épisode caractéristique jette quelque éclat. La France en son havre royal de Versailles est le lieu d'une remarquable entreprise menée à bien par des Wallons : la construction de la machine de Marly, oeuvre de Rennequin Sualem. Cette réalisation, directement liée à l'industrie liégeoise, montre bien la renommée et la perfection atteintes par les techniciens wallons dans la construction des machines d'exhaure, qui ont toujours joué une rôle vital pour le développement de l'industrie minière.

"La machine de Marly", écrit M. E. Poncelet (3), "est essentiellement liégeoise, non seulement par la nationalité de ses constructeurs, mais aussi par les matériaux qui entrèrent dans son édification et qui tous, sauf le terrain, venaient de Liège. Cette machine, destinée à fournir de l'eau à Marly, à Trianon et à Versailles, comprenait quatorze roues de douze mètres de diamètre, mues par une chute de la Seine créée artificiellement, et trois cents pompes de toutes façons. L'eau du fleuve, avant d'être dirigée vers les parcs royaux, était élevée à une auteur de cent-cinquante mètres, par un plan incliné de douze cents mètres environ. Le jet ascensionnel était divisé en trois paliers par deux relais. Les réservoirs pouvaient contenir deux millions de mètres cubes d'eau, la quantité d'eau y envoyée était d'environ six mille mètres cubes par vingt-quatre heures, quand la force motrice permettait de faire tourner les roues suffisamment vite. La machine accomplissait un travail utile de cent cinquante chevaux. Si l'on songe au faible rendement des roues et à l'énorme déperdition d'énergie résultant des frottements, on peut évaluer la puissance réelle de l'engin à environ sept cent chevaux. La machine absorba environ onze mille mètres cubes de bois, un million six cent soixante-quatre mille kilogrammes de fer, huit cent trente-deux mille kilogrammes de cuivre et autant de plomb. Dix-huit cent hommes y travaillèrent pendant sept ans".

Cette description de la machine de Marly, dont une maquette est conservée à la Maison de la Métallurgie et de l'Industrie à Liège, donne une belle idée de l'envergure de l'entreprise que menèrent à bien quelques centaines de Wallons aux abords de Paris à la fin du XVIIe siècle.

Rien de semblable au cours du XVIIIe siècle. Dans le prolongement des célèbres gardes wallonnes levées par les Espagnols, des soldats du cru se battront sur toutes les frontières de l'empire des Habsbourg d'Autriche, qui administrent les Pays-Bas du sud à partir de 1714. Ils recruteront aussi dans les provinces méridionales de nombreux administrateurs. En monarques qui se voulaient éclairés, ils tenteront de lutter contre le surpeuplement croissant des campagnes.

C'est dans cette optique que seront formulés des projets d'émigration de paysans appauvris depuis la Lorraine jusque dans les Banats de Temesphar ou de Timisoara, aux limites de la Hongrie et de la Roumanie, sur des terres reconquises sur les Turcs. Le récollet Vernet, du couvent de Virton, déposera auprès du gouvernement une pétition en bonne et due forme en 1754. Les premiers départs l'avaient précédé de six ans et s'étendront jusqu'en 1773. C'est la misère et la faim qui ont conduits ces Lorrains sur les traces de leurs ancêtres qui, aux XIIe et XIIIe siècles, les avaient précédés, eux aussi en quête d'un avenir meilleur.

Le XVIIIe se dessine donc sous des traits mornes, peu à même de susciter l'enthousiasme. Pourtant, surtout dans ces dernières décennies, se façonne une ère nouvelle. Le rapport rigide des hommes à la terre, à de trop maigres subsistances, va être bouleversé par l'industrialisation. Les mines et les usines vont user la main-d'oeuvre pléthorique issue du surpeuplement comme armée de réserve de la croissance. Celle-ci manifeste la reconquête d'une primauté technologique et financière un temps mise entre parenthèses. Tous les jalons sont posés d'une expansion wallonne vers l'étranger limitée et pourtant en même temps inégalée. C'est ce paradoxe que nous allons tenter d'expliquer.

 

Orientation bibliographique

1. Y. G. SZEKELY, Wallons et Italiens en Europe aux XI-XVIe siècles, dans Annales Universitatis Scientarum Budapestinensis de Rolando Eötvös nominatae, Sectio Historica, 6, Budapest 1964, pp. 3-71.
2. J. YERNAUX, La métallurgie liégeoise et son expansion au XVIIe siècle, Liège, G. Thone, 1939, pp. 388.
3. E. PONCELET, Lettres inédites du baron de Ville touchant la machine de Marly, dans le Bulletin de la Commission royale d'Histoire, 98, 1934, p. 239 et sv, cité d'après YERNAUX., op.cit., pp. 156-160.

(Michel Oris, Jean-François Potelle, Les Wallons hors de la Wallonie, dans Wallonie. Atouts et références d'une Région, (sous la direction de Freddy Joris), Gouvernement wallon, Namur, 1995.)

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