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Loisirs - Arts - Lettres

Les traditions wallonnes - (1995)
Première partie - Deuxième partie

Roger Pinon
Membre honoraire du Conseil supérieur des Arts et Traditions populaires
et du Folklore de la Communauté française de Belgique

Introduction

Un siècle et un tiers de recherches folkloriques en Wallonie et en Flandre mettent à même le chercheur contemporain assez téméraire pour en risquer l'entreprise de tenter une synthèse de nos folklores.

Ces recherches commencèrent presque simultanément des deux côtés de la frontière linguistique, dans l'histoire et la dialectologie, par la publication à Gand de la revue Wodana, fondée par l'Allemand J. W. Wolf, en 1843, et à Liège par celle du Choix de Chansons et de Poésies wallonnes, dû à François Bailleux et Joseph Dejardin en 1844. Aujourd'hui encore, la Flandre passe surtout pour être une terre d'élection pour la recherche folklorique et la Wallonie une terre de création littéraire en dialecte. Comme tout jugement sommaire, il est en grande partie faux.
 

Le folklore : un humanisme

Le folklore est l'humanisme des humbles, des simples. C'est une somme de traditions, donc de savoirs, d'expériences, de sentiments, de croyances, de plaisirs, de rites propres au peuple et dont la transmission est surtout orale.

Cet humanisme charrie du beau et du moins beau, de l'utile et du moins utile, du vieux et du moins vieux, du compris et de l'incompris. Il est un fait de culture, parfois d'une grande noblesse, comme dans le cas de certaines traditions calendaires, artistiques ou musicales, parfois d'une désespérante banalité, et, plus rarement qu'on ne le pense, d'une franche grossièreté.

Il est en outre un fait de comportement social : on le dit naïf, mais c'est confondre la spontanéité d'une culture sans sophistication avec l'ignorance des enfants. Les traditions du travail, les récits de roublardise paysanne et de malice populaire infirment cette appréciation. Le folklore est, à bien des égards, une somme culturelle à son niveau écologique, soit que le peuple ait réduit sa capacité de compréhension des traditions de la culture hégémonique, soit qu'il ait créé directement ce qui, par après, a socialisé au point de s'intégrer à ses traditions.

Comme tout humanisme, il culmine chez ses meilleurs porteurs en une sorte de philosophie de la vie. C'est d'abord un savoir, très réaliste et magique à la fois, qui persiste à user de raisonnements par ressemblance ou contiguïté, et à rapporter la causalité des faits à l'occulte. Par le recours à la divination et aux pratiques magiques, le peuple tente de dominer ce qu'il pense connaître.

Le folklore est aussi un savoir-faire : la connaissance des techniques manuelles, aujourd'hui le bricolage, qui a assimilé un minimum de principes scientifiques, débouchent sur un art que certains proclament naïf, d'autres maladroit, mais qui est surtout fidèle à de très anciennes conceptions d'une symbolique à la fois profonde et périmée.

Le folklore est encore une sensibilité au beau et au bien : sa morale, comme son expérience et ses croyances, est codifiée en dictons, proverbes et sentences très souvent d'une formulation prégnante et parfaite. C'est encore un code de vie sociale, de courtoisie et d'entraide. La sensibilité populaire s'exprime de plus en danses, en musique, en chansons, en contes, en spectacles, en fêtes, dont la structuration est rien moins que simple.

Le folklore est aussi un langage, non seulement direct et de style oral, mais caractérisé par l'attachement au dialecte ou à son substitut, la langue hégémonique régionalisée, par une grande richesse de vocabulaire technique et par le recours à l'argot dans le cas où le message est réservé à un groupe restreint d'initiés. Le langage se prête à des jeux, comme les virelangues, les devinettes; il est aussi l'instrument de la poésie traditionnelle, lyrique, épique ou dramatique, selon les lieux, les circonstances et les individus.

Le folklore est aussi une volonté, une volonté d'ordre par son droit coutumier, une volonté de liberté par son esprit de résistance aux oppressions de l'organisation sociale qui l'englobe et le dépasse. Il est le refuge de la communauté tout entière en cas de forte contrainte, comme sous les occupations étrangères. Le peuple s'arroge, au sein de son genre de vie particulier, les droits d'organiser, d'imposer, de censurer, de célébrer ou de vénérer comme il l'entend.

Enfin, le folklore se caractérise par une conception de la religion qui l'éloigne d'une orthodoxie intellectuelle, pour l'amener à une vision concrète et ritualiste du culte, à une sensibilisation particulière aux manifestations du sacré, redoutable et redouté, que le peuple tente d'apaiser, de se rendre favorable ou d'utiliser. D'où l'importance des dévotions, des idoles, des signes, des superstitions, des protections diverses.

Le folklore et le genre de vie

Une des sources fondamentales de la variabilité du folklore est le genre de vie des populations.

Le folklore vit sur un certain nombre d'idées créatrices qui se réalisent en croyances, en actes ou en récits, voire en chansons ou en représentations dramatiques, jouées ou dansées. Mais le genre de vie, agricole, urbaine ou suburbaine, maritime ou forestière, contribue beaucoup à la réalisation concrète de ces idées créatrices, qui sont le plus souvent des archétypes. Le genre de vie est, en effet, comme une seconde nature de l'homme. Et ce n'est pas sans déchirements qu'on l'abandonne : le Borinage minier ne se reconvertit pas sans heurts à une autre vocation que minière. La contamination des genres de vie est fréquente : Charleroi, aujourd'hui cité commerciale, révèle des traces de sa vie agricole initiale, l'empreinte de l'activité minière née au Moyen Age, et des aspects de son urbanisation commencée, sous les auspices de la stratégie, il y a plus de trois siècles. Il s'en suit que les faits folkloriques sont liés à la géographie par les genres de vie qui persistent au-delà de leur meilleure adéquation sociale, mais aussi à l'histoire économique, sociale et institutionnelle par leur inscription dans l'organisation étatique, à la sociologie parce qu'ils reflètent des volontés collectives, à l'ethnologie parce qu'ils émanent de communautés qui tendent à se définir par opposition aux autres communautés, voisines ou lointaines. Le folklore est encore une psychologie en action, et en interaction avec des groupes qui, économiquement, socialement ou culturellement, se croient supérieurs et prennent en charge la direction politique.

Des différences régionales

Le folklore, psychologiquement très semblable sous toutes les latitudes, s'exprime en traditions extrêmement variables de région à région, de cité à cité. On a coutume de dire qu'il manifeste plus de traits régionaux que de traits nationaux, ceux-ci étant nettement plus rares que les traits internationaux. On appelle oecotype la forme que prend un fait folklorique et qui reste constant sur une aire géographique déterminée : il peut donc être régional, national voire international. Le concept a été appliqué d'abord aux contes : il y a plus d'oecotypes régionaux du côté flamand que du côté wallon. Mais en gros, les deux "pays" sont des zones de transition entre les oecotypes franco-romans et germaniques.

La Wallonie est probablement plus diversifiée que le pays flamand. Un regard sur la carte fera apparaître cette différence. La diversité des terroirs a pour conséquence une grande richesse de traditions. Coincée entre la Picardie, le Hainaut français, la Champagne et la Lorraine d'une part, le flandrien, le brabançon, le limbourgeois, le bas-francique eupenois, le ripuarien et le francique mosellan d'autre part, la Wallonie est morcelée, dialectalement et folkloriquement, en un grand nombre de régions que signale la carte. En gros, il y a des régions picardes, ouest- wallonnes, centre-wallonnes, est-wallonnes, lorraine (la Gaume), et quelques villages champenois autour de Bagimont. Le rôle de dialectes semble avoir été plus grand que celui de l'histoire dans la caractérisation des folklores régionaux. Mais les aires dialectales sont peut-être en grande partie le produit de l'histoire, notamment de la conquête des terres cultivables sur la forêt, et de l'exploitation des richesses minières. C'est ainsi qu'il n'y a pas unité de folklore dans l'ancien diocèse ni dans l'ancienne principauté de Liège, d'ailleurs bilingues. A une zone de petite culture et de petit élevage dans le Limbourg actuel, succède une zone de riche culture en Hesbaye, de médiocre culture, de draperie et de métallurgie au pays de Franchimont, d'urbanisation pré-industrielle aux pays de Liège, de Huy et de Dinant, de poterie dans la région de Châtelet, de bonne culture au pays de Thuin.

Les genres de vie anciens sont donc ce que l'histoire inscrit de fondamental dans les régions, dont certaines ont subi une transformation profonde. C'est ainsi que dans l'actuel plateau de Herve, le passage de la culture des céréales à l'élevage et à l'industrie fromagère au XVIe siècle a unifié le plateau et en a fait une région économique et folklorique. De même la fondation de Charleroi en 1666 enlève à Fleurus, Châtelet et Marcinelle leurs chances de prétendre à l'hégémonie culturelle et folklorique sur la région. Aujourd'hui l'industrialisation du pays flamand va modifier, à plus ou moins longue échéance, le caractère folklorique de ses régions.

La vie moderne

On ne peut donc manquer d'observer quelques oppositions entre le folklore des régions restées rurales ou artisanales et les régions urbanisées ou industrielles. A un folklore paysan, on peut opposer un folklore urbain, et à un foklore artisanal, un folklore du prolétariat.

C'est ainsi qu'il n'y a pas de théâtre de marionnettes fixé en région rurale, et peut-être même dans les villes avant l'ère industrielle. Par contre la veillée, qui est une coutume mi-récréative mi-productive permettant des économies de chauffage et d'éclairage, fait place, en région urbanisée, à d'autres manières de passer de longues soirées d'hiver, comme, précisément, les spectacles de marionnettes ou autres, les jeux de cartes ou de damiers, ou la lecture. S'il n'y a plus de veillées, il n'est plus nécessaire d'en fixer la période par des dictons ou des cérémonies d'ouverture ou de fermeture, ainsi qu'on en retrouve en Flandre wallonne. Surtout, il ne reste plus guère que de rares occasions de conter ou d'entonner les belles chansons, tristes ou joyeuses, que ne requièrent pas des occasions plus "fonctionnelles".

Tout un trésor de récits et de chants est dès lors voué à l'oubli. Est-ce à dire que la vie de l'ère industrielle stérilise le folklore ? Il serait imprudent de l'affirmer. D'une part, la ténacité de la mémoire populaire est admirable : on joue encore en Belgique à la marelle assise comme on le faisait déjà en Egypte plus d'un millénaire avant notre ère. D'autre part, l'amélioration des conditions de vie a pour conséquence plus de loisirs, partant plus de jeux.

Mais ce qui survit des antiques usages est adapté aux conditions nouvelles de l'existence. A la magie du carnaval d'autrefois, porteur de conceptions séculaires, voire millénaires, succède un carnaval réinterprété en spectacle, en jeu collectif, ou en purgation psychologique. De même, on voit sombrer l'antique charivari vengeur en rigolade, à laquelle le charivarisé lui-même prend parfois part. On est loin de la sanction tapageuse et dérisoire qu'est le charivari depuis l'antiquité : sanction d'un acte répréhensible, non comme immoral, ainsi que deux siècles de puritanisme nous incitent à le penser, mais d'une transgression de la coutume, qui prohibe, par exemple, le remariage des veufs - un héritage de l'époque mérovingienne au moins !

La fête

La fête est peut-être l'aspect de la vie coutumière qui a subi les transformations les plus profondes. Le sens conceptuel s'en perd : on oublie de plus en plus qu'elle est un ensemble structuré et significatif. Comme tout rite, elle comporte une introduction et une conclusion. De même que le carnaval a sa soumonce, c'est-à-dire sa convocation, la fête s'inaugure, se déroule, se termine. Les rituels de fin de célébration sont variés : la danse des sept sauts dans plus de soixante localités de l'Entre-Sambre-et-Meuse, le marché comique au pays de Charleroi, l'enterrement de l'os de jambon ou de la dernière tarte au pays de Liège et ailleurs. La fête est inséparable de la religion : elle tombe à la date la plus proche de la dédicace principale ou secondaire de l'église paroissiale (d'où son nom de ducace en wallon, de kermis, -kerkmis- en flamand); dans certaines régions, comme le Namurois, on célèbre le lundi une messe aux morts, que relaie aujourd'hui une cérémonie aux morts des deux guerres. Les jeux eux-mêmes, indispensables à toute bonne fête, et qui en forment comme le noyau, ne peuvent être séparés des antiques jeux des veillées aux morts, attestés dans toute l'Europe. Quant aux repas familiaux, ils rappellent aussi les repas funéraires. Dès que se perd la piété fondamentale de la fête, celle-ci dégénère en beuverie, se rétrécit à un jour ou deux de bombance, ostentatoire souvent, vide de sens presque toujours. On ne comprend plus pourquoi on la recommençait autrefois sur une moindre échelle une semaine plus tard, en rite de sortie. De même la présence de géants de cortège que l'on va louer à l'extérieur ou que l'on crée sur la foi de quelque tradition trop souvent frelatée ou fausse ne s'explique plus que par la volonté, toute mercantile, d'attirer par un spectacle un monde qui s'en lasse vite et que l'on exploite. On cesse de comprendre le rôle de ces géants éponymes et porteurs des sentiments populaires, comme on est incapable de saisir que le rôle essentiel des "marcheurs" de l'Entre- Sambre-et-Meuse et d'ailleurs n'est pas que d'honorer la divinité, mais surtout, comme pour la procession dont ils sont inséparables, de déterminer l'espace sacré de la fête et de la sacraliser.

Il s'en suit que la présence d'étrangers, c'est-à-dire de personnes non invitées à la fête, qui viennent voir agir d'autres personnes en guise de distraction est une intrusion et une incongruité. C'est mélanger la fête et le spectacle, et prendre l'une pour l'autre.

Le jeu

Le jeu aussi s'est modifié : à des jeux locaux se substituent de plus en plus des sports, qui divisent les amateurs en deux catégories : les joueurs, lesquels de plus en plus à devenir les acteurs professionnels d'un spectacle, et les spectateurs, fréquemment organisés en clubs de supporters. Les jeux les plus anciens se réinterprètent de plus en plus dans ce sens : les jeux de balle, les quilles, le tir; ou bien ils se contaminent de paris, comme la colombophilie, voire même les innocents concours de chants de pinsons ou de coqs, ainsi que les jeux de quille. Ce n'est pas qu'une mode d'ailleurs, mais dans une certaine mesure une nécessité pour survivre à la concurrence de sports de création ou de diffusion plus récente. Surtout, il faut pallier la perte d'espace ludique et l'accroissement du nombre de joueurs par la construction d'emplacements réservés au jeu. D'où la mort de tant de jeux traditionnels, comme le bâtonnet, à tort jugé dangereux, le cerf-volant, la toupie et même les billes. D'où encore le refuge que doivent trouver les jeux d'enfants dans les cours d'écoles, le long des plages, dans les camps des mouvements de jeunesse, et leur caractère de plus en plus uniforme. D'où enfin le succès de foule des jeux mécanisés, comme le bowling, qui élimine la riche variété régionale des jeux de quilles, pour ne rien dire des jeux télévisés.

Le "nouveau folklore"

La cause essentielle de l'évolution du folklore de nos jours est donc la transformation des milieux folkloriques. Les artisanats éliminés par l'industrie sont transformés en métiers d'art, qui produisent, pour les amateurs, des pièces de valeur et pour le tourisme de la pacotille. Les anciens ateliers, les vieilles fermes et granges sont transformés en musées de folklore ou en centres culturels : sort enviable, préférable à tout prendre au dérisoire classement en monument digne de conservation, ou à la transformation en faux vieux équipé de tout le confort moderne plus ou moins habilement camouflé. Il n'y a pas que des causes économiques et sociales qui contribuent à cette évolution : l'instruction obligatoire remodèle les esprits, introduit un rationalisme, parfois bien élémentaire, là où le folklorisant d'autrefois aurait raisonné par similitude ou selon son coeur. La foi elle- même se modifie, le docteur l'emporte sur le prêtre ou le rebouteux, les contraintes administratives laissent de moins en moins de champ à la libre initiative de bâtir, de se meubler ou d'orner son bien. Les séductions du commerce endorment les traditions culinaires, que l'on ressuscite - mal assez souvent - au sein de confréries dont le costume est parfois un accoutrement, et rarement d'une authenticité acceptable.

Cosmopolitisme

Je n'accuserai pas, comme on le fait trop facilement dans notre pays, la présence des étrangers. Ils apportent certes avec eux des traditions, respectables d'ailleurs, qu'ils maintiennent avec plus ou moins de ténacité au sein de nos communautés le plus souvent indifférentes. Mais leurs enfants sont acculturés à nos traditions, sinon à toutes, du moins à certaines, par l'école et par la fréquentation de leurs camarades wallons ou flamands. Je suis plus tenté de croire que, malgré eux, ils contribuent à la cosmopolisation de la vie populaire, dont les mass media sont les instruments les plus puissants, cependant. Et c'est elle l'ennemie, car elle fait considérer comme meilleures des conceptions de vie plus fluides, plus changeantes, plus abstraites, et qui n'ont pas fait leurs preuves comme les traditions du vieux folklore. De cet état récent des choses est née cette expression journalistique de "nouveau folklore", que ses protagonistes opposent, au nom d'une biologie sociale souvent nébuleuse, et de concepts folkloriques mal assurés, à un folklore "passéiste", dont ils récusent la pertinence à notre époque. C'est défigurer la réalité : tous les gestes et toutes les habitudes d'un peuple ne constituent pas nécessairement du folklore. Le "soldat inconnu" est une noble idée, une bonne habitude sociale, ce n'est pas du folklore. Mais que l'on baptise une locomotive, comme on le fait pour un bateau et comme la tradition l'impose pour les cloches, en dépit de la lutte de l'Eglise contre cet usage, c'est du folklore de notre temps, et du meilleur.

L'abus du mot "folklore"

L'abus du mot "folklore" en a entraîné ipso facto la dévaluation : il qualifie aujourd'hui tout ce qui est déclassé, dégradé, ridicule dans notre vie sociale, du moins sous la plume de trop de journalistes et de politiciens. Comme l'a très bien vu l'éminent musicologue Ernest Closson, le folklore est un état de choses; comme disent les Allemands, c'est une Endform, une forme finale, un aboutissement. Ce n'est donc pas un genre : on ne "fait" pas du folklore, comme le pensent candidement trop d'écrivains dialectaux ou régionalistes. On peut, modestement, destiner sa création - artistique, musicale, poétique, dramatique, sociale ou autre - à la folklorisation : mais c'est le peuple qui décidera de sa recevabilité et qui la transmettra. Cette création, inspirée ou non d'un folklore "ancien" et véritable, n'est que du parafolklore, si elle "prend", il lui faudra un long temps de probation, celui de plusieurs transmissions. Au mieux, ce parafolklore se muera en préfolklore.

Mais il est douteux que la création initiale restera inchangée. Elle devra s'adapter à bien des choses : au niveau mental des folklorisants, au milieu social ambiant, aux circonstances économiques. Et elle ne survivra que si elle remplit une fonction - économique, sociale, juridique, religieuse, magique, artistique - dans le genre de vie du milieu folklorique. L'antique "corvée" de la jeunesse ou du voisinage en cas de sinistre ou de mariage des jeunes gens est le résultat de la contraction de remplacement, en offrant du travail contre un repas et une fête. Les quêtes par contre, aux divers moments du calendrier folklorique : Noël, Nouvel An, Epiphanie, mardi gras, samedi saint, Saint-Jean ou Saint-Pierre, Assomption, Saint-Hubert, Saint-Martin, Saint-Grégoire, Sainte-Catherine, Saint-Nicolas, Saint-Thomas, ne sont pas des actes de mendicité, mais bien des bénédictions, des communions, des participations. Les fonctions des quêtes sont donc multiples, et parfois cumulées. Même des actes, à première vue inexplicables et réduits à des bouffonneries, comme les épisodes de la limodje à Presle et Vitrival, des pèlerins à Marbisoux et Villers-Perwin, et du rôle de Sart-lez-Spa sont "fonctionnels", si on les replace dans la grande chaîne des morts feintes suivies de résurrection répandues dans tout le folklore européen. Il s'agit de bien plus que d'un amusement (fonction actuelle), ou d'un acte "qui porte bonheur" (fonction antérieure), mais d'un acte religieux mimant la mort d'un dieu qui ressuscite annuellement, afin de propitier la fertilité (fonction primordiale). L'exemple montre que les fonctions elles-mêmes évoluent, entraînant d'ailleurs d'importantes transformations stylistiques du fait.

La fonction est condamnée à disparaître si le genre de vie en supprime la raison d'être. A quoi bon composer une chanson de sabotiers si elle n'a aucune fonction à remplir dans l'accomplissement du travail, pour meubler les loisirs des ouvriers, ou exalter la noblesse du métier à la fête patronale, vu que la profession est en voie de disparition ?

La fonction ludique, fonction finale ?

Les jeux eux-mêmes n'ont d'ailleurs pas nécessairement toujours eu qu'une fonction distrayante. Beaucoup ont aussi une fonction rituelle. Tel est le cas des jeux de fête. Le jeu sanglant de la décapitation d'un animal, aussi répandu en pays flamand qu'en Wallonie, a été à l'origine une mise à mort rituelle, précédée parfois de la mise en jugement et de la condamnation de l'animal et associée soit aux moissons, soit aux solstices, soit à des fêtes. Le rite est probablement un sacrifice à d'anciennes divinités agraires. Le vieux culte de colin-maillard, qu'attestent des documents bien antérieurs à la légende du hérois hutois de même nom inventé par Jean d'Outremeuse, a de fortes accointances avec le chamanisme, c'est-à-dire la plus vieille religion des hommes, fondée sur l'anormal, l'insolite, la transe hypnotique ou extase qui permet de créer un monde où les lois naturelles sont perturbées et dans lequel l'homme s'imagine, notamment, pouvoir dominer plus aisément la maladie par voie de magie divinatrice et guérisseuse. Bon exemple, par ailleurs, d'une idée créatrice en folklore, puisque le chamane devient l'acteur d'un jeu de capture, avec le plus souvent la tâche de deviner qui il a réussi à saisir, le héros d'une légende pseudo-historique qui tend à évoluer vers un conte pour enfants et qu'a consacré la gigantification à Huy. N'insistons d'ailleurs pas : depuis les recherches de J. Huizinga et de R. Caillois, on sait que tout peut devenir matière de jeu - le capitalisme lui- même est codifié dans le monopoli ! - et que le jeu imprègne tous les aspects de la vie sociale. Le culte du champion et de la vedette, le caractère de plus en plus compétitif des fonctions sociales, le vertige de la vitesse, la transformation de la publicité en loterie, ces traits et bien d'autres apparentés au jeu prouvent combien, avec l'élargissement du temps de loisir, la société civilisée contemporaine évolue vers un genre de vie dans lequel le ludique tend à évincer le sacré d'autrefois. Le jeu et la fête : n'affirme-t-on pas chaque jour avec plus de force que la fête est le côté agréable de la vie sociale, qu'elle est le bonheur ?

Expression de l'âme populaire ?

Il n'y a heureusement pas que les fêtes traditionnelles, car ce serait assigner au folklore une mission périlleuse que d'être la source du bonheur, après sa réduction à la fête. Au contraire, parce qu'il est humanisme, il donne à l'homme les moyens d'assumer tous les aspects de sa condition. Et surtout, il procure au peuple des comportements éprouvés qui l'aident à s'adapter aux circonstances les plus mouvantes de l'existence individuelle et sociale. Les réponses proposées par la tradition étant commune à tous, ou du moins à beaucoup de gens, elles cimentent les communautés. Cette fonction enculturatrice est très importante. Elle est la constatation qui a induit de nombreux chercheurs à assigner comme but final aux recherches folkloriques l'analyse de ce que, romantiquement, ils ont appelé "l'âme populaire". Il est permis de sourire de l'expression : il n'en est pas moins vrai que l'on ne comprend vraiment un peuple que si l'on en connaît les coutumes, les croyances, les traditions, c'est-à-dire si on en a pénétré les caractéristiques et les habitudes mentales telles que les siècles de vie en commun les ont façonnées. Sans négliger toutefois la culture contemporaine, l'organisation étatique, les institutions et bien d'autres aspects de la civilisation propre au pays. Le folklore ne peut donc apporter toutes les réponses attendues par celui qui s'informe d'un peuple et de son "âme", de sa "mentalité", de ses "racines", de sa "mémoire collective".

En Wallonie, parce que ce pays ou cette région, est une vieille terre de forêts, de champs, de mines, d'industries et de communautés urbaines, parce qu'elle a été modelée par de nombreuses civilisations successives et qu'elle est ouverte à toutes les influences occidentales, la variété des mentalités est grande et difficile à ramener à l'unité. Son individualisme est profond, sa population énergique et laborieuse, sa sensibilité mesurée, sa gaieté frappante, son intelligence fine, son esprit d'initiative développé. Ces traits se retrouvent dans le folklore de Wallonie et chez ses meilleurs porteurs.

De ses mécanismes

Le folklore étant un mode d'expression d'un peuple, il est un système dont il faut connaître les signes - ce sont les traditions observées - et leurs structures d'emploi. En d'autres mots, les traditions sont des formes dont les fonctions qu'elles remplissent sont des signifiants. Or un folklore naît, se développe et meurt, comme une langue, comme une institution, comme tout fait de culture. La difficulté, pour le folklore, est qu'il ne cesse de se recréer sur des schémas rituels, thématiques, technologiques et autres préexistants. Le fait que la plupart d'entre eux sont hérités de civilisations ou de périodes historiques antérieures amène beaucoup de chercheurs à penser que le folklore n'est rien de plus qu'un ramassis de faits culturels périmés. Or ces faits, d'origine lointaine ou rapprochée, ne vivent au sein du peuple qu'aussi longtemps qu'ils remplissent une fonction, celle-ci pouvant être très variable, pour une même forme, selon les conditions de milieu et de temps. Le damier de la marelle assise, par exemple, est le plus souvent support de jeu, mais il peut servir d'armoiries (en France), d'ornement de nappe ou de tablier, de signe magique protecteur sur les murs d'une grange (en Alsace), de charme contre les influences démoniaques (à Ceylan). La variabilité de la fonction n'est possible que par l'application du principe de réinterprétation, selon lequel une forme peut changer de contenu ou sens, et un contenu de forme. En outre le fait folklorique reste rarement simple : il s'accroît en attirant des faits analogues, par contamination, et s'alourdit d'action, de foi ou d'émotion, par un processus de syncrétisme dont le cortège d'Ath est un bon exemple.

Analyse de quelques cas exemplaires

C'est vers 1430 qu'on ajouta à la procession qui sortait depuis le XIVe siècle au moins une "histoire" de Goliath issue du théâtre d'inspiration biblique. Il était naturel que Goliath fût un géant. Il l'était moins que le bourreau autour de la croix de la crucifixion fût gigantifié, sous le nom de Tyran. Que l'on ajoutât un Samson au XVIe siècle, pouvait aller de soi. Mais quand on procéda au premier mariage de Monsieur et Madame Goliath en 1715, il y avait belle lurette que la fonction didactique initiale était oubliée. Et quant en 1848 Tyran, entretemps orthographié Tirant parce qu'il était le géant des tireurs à l'arc - par contamination -, devint Ambiorix lorsque l'on adjoignit des chars d'inspiration patriotique au cortège, - accrétion suscitée par le sentiment patriotique - il y eut aussi réinterprétation. En outre, dès le début, le géant fut utilisé dans un jeu-parti avec un personnage enfantin, qui représentait David. Il y a donc eu adjonction d'action. Mais Goliath s'est aussi chargé de sentiment, puisqu'il est devenu inséparable de la ville d'Ath, dont il est comme le génie éponyme. Si l'on étudie le phénomène "géants de cortège", on s'aperçoit que, dès le XVIe siècle, les nouveaux géants ne sont plus de même inspiration, bien que l'on conserve le jeu-parti des Quatre Fils Aymon sur leur cheval Bayard, jeu aujourd'hui perdu, mais remplacé par la danse du cheval-fée, une pure invention populaire. La plasticité des géants est de nos jours infinie : on en trouve qui représentent des personnages bibliques, légendaires, historiques, professionnels, carnavalesques.. C'est là l'effet d'un autre principe, celui de la variabilité par adaptation aux conditions de milieu et de temps. L'exemple qui vient d'être analysé prouve que dès qu'une création, généralement individuelle ou due à un petit groupe, a "pris" dans le peuple, elle acquiert une certaine force expansive. Quand, vers 1850, un certain Jean-Joseph Alardin, chanteur forain aveugle, d'origine nivelloise, se mit à diffuser dans le Brabant la chanson des Vîs Tchapias (vieux chapeaux), il ne se doutait pas qu'elle allait être adoptée bien au-delà de la zone qu'il parcourait, qu'elle allait donner lieu à la fondation de sociétés de vîs tchapias chargées d'organiser la fête à Hévillers, Ottignies, Mont-Saint-Guibert, Andenelle, fête qui se termine comme il se doit par l'air de la chanson, non seulement en ces endroits, mais en beaucoup d'autres. Quant à la chanson, elle a été notée une vingtaine de fois de Liège au Borinage.

Création et diffusion folkloriques

La création folklorique, dans ce cas comme dans tous les autres, ne commence qu'avec l'adoption par le peuple, par une phase de socialisation qui est forcément précédée d'une phase virtuelle, préfolklorique, de création individuelle ou de niveau cultivé. Cette création folklorique en deux temps ne se maintient que par la vertu de l'exemple donné par les porteurs actifs. De là l'importance de l'initiation des enfants, comme chez les Gilles ou les "marcheurs", ou de la renommée des bons joueurs, des bons conteurs ou chanteurs, des bons guérisseurs, pour que se maintiennent, par l'exemple et par la parole (beaucoup moins par l'écrit), les traditions folkloriques. Ce rôle a bien été mis en relief par l'étude des jeux d'enfants : ce sont les meilleurs joueurs qui suscitent l'émulation.

La diffusion est le produit d'une contagion qui procède par attraction ou par rayonnement, parfois des deux manières à la fois. Un pèlerinage, comme celui de Walcourt ou de Saint-Hubert, est un bon exemple de diffusion par attraction. De même, il n'y a pas que les villes de Mons ou de Binche à se sentir concernées par le lumeçon ou le carnaval : de vastes régions, à un degré moindre certes, veulent aussi prendre part à ces fêtes. Il en est de même pour la "marche" de la Madeleine; mais ici, certaines s'en retournent avec l'intention de fonder à leur tour un groupe de "marcheurs" ou de prendre part à la "marche", celle-ci fonctionnant donc comme pôle d'attraction et de rayonnement.

Disons pour synthétiser ces considérations sur les mécanismes folkloriques qu'il s'établit entre les produits des idées créatrices une sorte de nivellement psycho-sociologique caractéristique appelé folklorisation, qui tend à simplifier le complexe, à désagréger le trop cohérent, à agréger le disparate, à mélanger l'ancien et le nouveau, à ramener les créations à des archétypes.

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Roger Pinon, Les traditions wallonnes, dans Wallonie. Atouts et références d'une Région (sous la direction de Freddy Joris), Gouvernement wallon, Namur, 1995.


 

 

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