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Loisirs - Arts - Lettres

Les lettres latines et françaises - (1995)
Première partie - Deuxième partie - Troisième partie - Quatrième partie - Cinquième partie

Jacques Stiennon
Professeur émérite à l'Université de Liège

2. Historiographie wallonne

L'originalité des écrits de Hennepins a été mise en doute, en raison des trop nombreux emprunts qu'il a faits à un autre découvreur, l'abbé Bernon et de la part trop grande que l'auteur a laissé à ses facultés imaginatives.

Or, en parallèle à cette littérature d'évasion, le terroir wallon engendre une série d'érudits laborieux, qui explorent les sources, exploitent les archives, éditent les oeuvres de leurs devanciers, pour mieux servir l'histoire régionale : Jean Chapeauville pour Liège, Jean Bertels pour le Luxembourg, François Vinchaut pour le Hainaut, Christophe Butkens pour le Brabant.

Le grand mérite de Jean Chapeauville (1551-1617) aura été de publier les anciens textes relatifs à l'histoire du diocèse de Liège sous le titre de Gesta pontificum Tungrensium, Traiectensium et Leodiensium. Grâce à lui, ont été successivement édités les textes fondateurs du passé liégeois : hériger de Lobbes, Anselme, la Vita sancti Lamberti du chanoine Nicolas, Renier de Saint-Laurent, Gilles d'Orval, Hocsem, le Triumphus sancti Remacli, le Triumphus sancti Lamberti, Raoul de Rivo, Suffridus Petri. Certes, il ne dispose pas des instruments modernes pour assurer toujours une perfection rigoureuse dans ce travail de mise à jour, mais il est soigneux dans ses annotations et, surtout, il est infatigable dans les recherches des manuscrits qu'il va dénicher dans telle abbaye, telle collégiale, chez un confrère chanoine ou un chef de monastère. Non content d'avoir fait cette collecte, souvent difficile, il compare les versions et justifie le choix du manuscrit qu'il estime le plus fidèle. En outre, s'il s'intéresse au passé, sa position d'examinateur synodal, de chanoine du chapitre cathédrale, de grand-vicaire et d'archidiacre de Famenne lui assure une situation privilégiée pour traiter la partie la plus originale de son oeuvre, qui va de l'épiscopat d'Erard de la Marck à celui d'Ernest de Bavière. Il a été mêlé parfois de près aux événements qu'il relate. c'est donc un témoin qui écri? et, seul, un scrupule l'a retenu d'aborder le gouvernement de Ferdinand de Bavière auquel il a dédié son oeuvre. L'Ecclésiaste ne nous met il pas en garde : "Ne laudes hominem in vita sua". Chapeauville a été l'historien consciencieux de son temps et la confrontation de son texte avec les documents du travail historique et de rectifier, au besoin, certaines erreurs de son jugement.

IV. Au siècle des Lumières

1. Deux écrivains-officiers

On le sait, les Lumières ont mis un certain temps pour percer et s'imposer dans le Pays de Liège. Cependant, les idées nouvelles font leur chemin, dans la mesure où, se démarquant peu à peu de la monotonie moralisatrice des ouvrages de piété, la curiosité des écrivains va les engager à taquiner plusieurs Muses à la fois, à tenter la satire, à traiter la tragédie, à se risquer dans l'épopée, à s'épancher dans l'élégie. pour mieux saisir cette évolution du goût, il suffit de feuilleter la Bibliographie liégeoise de de Theux pour s'en convaincre. Et si l'accent est, de nouveau, mis sur la production littéraire de la Principauté, c'est bien parce que les Pays-Bas méridionaux ne se sont guère distingués dans ce domaine.

Un historien de la littérature hautement qualifié, comme Roland Mortier, a même pu parler à leur propos de "somnolence provinciale".

Le Baron de Walef

A cheval - l'expression s'impose pour ce personnage - sur deux siècles, puisque né à Liège en 1652 il est mort en 1734, le baron Blaise-Henri Curtius est mieux connu dans le monde des lettres sous le nom de baron de Walef, qu'il doit à l'une de ses propriétés (les Waleffes) en Hesbaye liégeoise. Ce fut aussi un militaire - il était lieutenant-général au service de l'Angleterre, colonel de dragons en Hollande -, parfois aussi un diplomate malhabile et brouillon, semble-t-il. On dit également qu'"il s'adonna avec passion au jeu et aux femmes". Mais il s'était surtout voué à la poésie et ce n'est pas une de ses moindres prouesses que d'avoir reçu de Boileau lui-même, qui était son dieu, une épître ou l'écrivain, plein d'égard pour ce rimeur de province ne craint pas d'écrire : "Puisque la poésie m'est en quelque sorte interdite, trouvez bon, Monsieur, que je vous assure, en prose très simple, mais très sincère, que vos vers m'ont paru merveilleux, que j'y trouve de la force et de l'élégance". Et l'auteur du Lutrin de s'étonner que, dans ces terres pour lui bien lointaines et désertées par les Muses, son admirateur "ait pu deviner tous les mystères de notre langue". A dire vrai, après l'éloge, la satire n'est pas loin ! Ce qui ne l'empêchera pas d'accumuler une tragédie, Annibal, un poème épique, Les Titans, un poème héroïque, Le Combat des Echasses, des Odes héroïques et galantes, Les Rues de Madrid en six chants et bien d'autres poèmes "qui fournissent de très charmants détails agréables et attestent une imagination riante" écrit un de ses biographes.

Par son inspiration et le choix de ses thèmes, notre baron appartient en fait à deux siècles, mais de manière boiteuse. Epigone de Boileau, il n'appréhende pas encore la libération de la pensée que va apporter le Siècle des Lumières. Or, les hasards de l'histoire n'ont-ils pas quelques fois leur part de symbole ? Un an après la mort de Walef en 1734, voilà que naît "notre seul écrivain notable du XVIIIe siècle".

Le Prince de Ligne

Charles-Joseph, prince de Ligne, est, en effet, un personnage considérable. Sur la scène de l'Europe, comme sur la scène littéraire. La haute noblesse de sa naissance, une carrière militaire bien remplie sinon conforme à ses espoirs, la faveur de plusieurs cours impériales et princières, la fréquentation des salons parisiens, le goût, quelquefois immodéré, des plaisirs allié à la lucidité d'un sceptique : toutes ces circonstances et ces penchants réunis ont donné à cet aristocrate une vision du monde que l'on pourrait qualifier d'hédoniste, dans laquelle les grâces d'un Fragonard se seraient parées des bijoux indiscrets de Diderot. bien sûr, il est du Siècle des Lumières, mais les théories des Encyclopédistes qu'il fréquente ne le tentent guère. Et les fameuses Lumières lui paraissent des pièges.

N'a-t-il pas écrit dans ses Ecarts posthumes : "Que de beaux mots profanés! Quand ils ne le seront plus, je dirai que c'est un siècle de lumière. Mais pour avoir le galvanisme et la vaccine, la fantasmagorie et vingt noms de sept ou huit syllabes de sciences inutiles; pour apprendre à nager au lieu de raisonner, je dis : nous sommes aussi bêtes et aussi cruels que nos aïeux". Aussi veut-il "que l'on soit philosophe sans le savoir" et, d'ailleurs "la prétendue philosophie du siècle n'est que de l'apathie... Plus je vis et plus je vois que c'est la connaissance des hommes qui manque à tout le monde".

La pensée de Charles-Joseph de Ligne est donc avant tout pragmatique. Elle se nourrit de ses expériences variées, il arrive même qu'elle se mette en contradiction avec elle-même, mais c'est toujours avec esprit. Ainsi des femmes, sur lesquelles il a porté des jugements divers, au gré de son humeur. "Comment les femmes auraient-elles des idées? Elles n'en ont qu'un cercle qu'elles parcourent sans cesse... Il est impossible qu'une femme ait beaucoup du penser, du méditer, et de ce qui est nécessaire pour pouvoir être consultées". On croit que tout est dit, lorsque survient immédiatement le correctif : "Du reste les deux tiers des hommes sont femmes sur ce point".

Lorsque le commerce d'une société mondaine commence à le fatiguer, bien qu'il s'y montre chaque fois un causeur étincelant et enjoué, c'est à Beloeil qu'il aime se retirer, trop rarement à son gré. Alors c'est un plaisir pour lui d'animer la nature : "Le séjour de la campagne n'est jamais plus agréable que lorsque l'on voit les bois, les prés et les eaux prendre tous les jours une nouvelle forme sous la main". Il ajoute d'ailleurs joliment : "Mes moutons sont mes jardiniers et en font une pelouse, ou plutôt un tapis de velours vert".

Dans son amour des fêtes, des spectacles, des réjouissances, dans l'appétit qu'il montre pour les entretiens émaillés de rires et de saillies, et jusqu'au rose qui sera sa couleur de prédilection, il est bien un personnage - dirions-nous un acteur ? - en tous point? représentatifs d'un XVIIIe siècle qui n'a pas encore deviné la montée du péril. Il n'annonce même pas la sensibilité préromantique d'un Senancour. "Le mot de mélancolie m'ôterait la mienne si j'en avais : il est si à la mode qu'il me fait rire. C'est la sauvegarde de jeu d'amour et de jeu d'esprit. Site et ouvrage et physionomie mélancolique, mon Dieu! que c'est intéressant! ou plutôt que souvent c'est bête! Une teinte rembrumée de mélancolie, imprégnée de mélancolie, symbole de l'ennui plutôt. Manque de trait, de piquant et de physionomie". Et toute cette ironie pour lancer, avec une nonchalance calculée, la flèche d'Eros : "Je ne connais de charmante mélancolie qu'entre deux amants qui jouissent ensemble du doux repos de la fatigue du plaisir. Pour lui si l'on pleure ce n'est pas de tristesse "mais d'une sensibilité délicieuse". Avant Goethe, aurait-il déjà pressenti les affinités électives qui, soudain, rapprochent deux êtres : "Si la sympathie agit, comme je n'en doute pas, pourra-t-on condamner une femme qui ne se rend peut-être qu'à cause d'un rapport invisible entre elle et son vainqueur ? Dans l'analyse du sang, n'y a-t-il peut-être pas des particules aimantées ?

Oui, tout est finesse, paradoxe, incitation à se découvrir soi-même par le truchement d'autrui dans cet étonnant recueil qu'il a intitulé Mes écarts ou ma tête en liberté. Ecarts par rapport à la vie que l'on vit et qui permet à l'esprit d'être libre. Le Prince de Ligne se joue à lui-même une comédie, sans être dupe de l'action où défilent, dans un désordre bigarré : combat de cavalerie, dix femmes, trente pièces de vers, cent pièces de canon, sorciers, voleurs, revenants, palais enchantés, fêtes magnifiques, duels, ambassades, tempêtes, corsaires et bals d'opéras". Un de ses meilleurs exégètes, Roland Mortier, reprenant un propos du prince : "Faire l'histoire du coeur" ajoute que "tel est l'unique objet qu'il se propose". Mais Charles-Joseph de Ligne n'entend pas faire l'histoire de son coeur. En cela, il reste bien de son siècle. Le romantisme montrera moins de détachement dans l'analyse des passions humaines.

2. Littérature, encyclopédisme et journalisme

Le Prince de Ligne nous est apparu comme le modèle de l'Européen du XVIIIe siècle. aussi n'est-il pas étonnant qu'il ait séjourné à Spa, rendez-vous de l'Europe, halte heureuse et thérapeutique de quelques têtes couronnées. Cette forte concentration de beaux esprits ou de despotes éclairés va tout naturellement donner naissance à une littérature touristique, dont le plus beau fleuron reste les amusemens de Spa (1734) suivis des Nouveaux Amusemens des Eaux de Spa (1763) et couronnés par les Amusemens de Spa en 1782-1783. En même temps paraît la copieuse série de la Liste des Seigneurs et Dames qui signale chaque année les hôtes de marque de la ville d'eaux ainsi que leurs adresses. Peu à peu se développe un réseau de communications qui tient à la fois de la publicité touristique, du Gotha mondain et du journalisme.

A cet égard, la Principauté de Liège se distingue nettement des autres provinces wallonnes dans un souci d'information générale qui va, bientôt, véhiculer l'esprit philosophique des Encyclopédistes. La Gazette de Liège d'Evrard Kints voit le jour en 1732, puis le Français Pierre Rousseau, installé à Liège en 1755, fonde le Journal encyclopédique qui émigrera à Bouillon. De 1785 à 1792, un autre Français, Pierre Lebrun, diffusera à partir de la Principauté Le Journal général de l'Europe, "l'organe de presse le plus rationaliste et le plus avancé politiquement". Dans le même temps, la littérature de colportage popularise dans villes et campagnes les vieilles épopées, les vieilles romances d'un Moyen Age que l'on commence à redécouvrir dans l'architecture et certaines formes de l'expression plastique. Dans cet ordre d'idées, il n'est pas indifférent que le Hutois Henri-Joseph Delloye ait donné à sa "gazette du soir", publié de 1795 à 1809, le titre significatif de Troubadour liégeois.

V. Au XIXe siècle

1. Romantisme, régionalisme, symbolisme

Gustave Charlier n'a pu donner la suite promise à sa grande étude sur Le mouvement romantique en Belgique (1825-1850). Il nous aurait, sans doute, livré une vue plus complète sur ce courant littéraire et notamment en Wallonie. Celle-ci, en effet, a suivi ce mouvement international dans lequel la France et l'Allemagne ont joué un rôle déterminant.

Heureusement, grâce à la grande Exposition sur le Romantisme au Pays de Liège, dont Rita Lejeune fut la cheville ouvrière en 1955, on a désormais une vue plus nette et plus complète de l'apport wallon à ce phénomène littéraire dont les manifestations se sont quelquefois prolongées loin dans le XIXe siècle européen.

Quels sont le cadre et le climat dans lesquels s'est affirmée cette forme originale de penser, de sentir, de s'exprimer ?

"Chute du Premier Empire et survivances de l'idéal de 1789, impérieux besoin d'ordre et invincible poussée d'une libération humaine, triomphe de l'individualisme et affirmation de l'esprit collectif, tout ce bouillonnement de faits et d'idées contradictoires, enfanta, en Europe occidentale, dans la première moitié du XIXe siècle un monde nouveau et passionné. De cette époque - l'époque romantique - est issue, après une révolution, la Belgique actuelle. et, dans la création du nouvel Etat, l'une des neuf provinces - la Province de Liège - devait jouer un rôle prédominant".

De fait, c'est à Liège que naît en 1818, celui qui incarne, avec le plus de spontanéité, d'abandon et de passion, l'esprit même du romantisme. Mort à vingt-cinq ans, le poète n'a pu nous livrer qu'une oeuvre, forcément réduite et parfois malhabile. elle est cependant hautement représentative et c'est avec beaucoup de justesse de ton que son concitoyen, l'historien Mathieu Polain a dit : "Etienne Hénaux n'est qu'un enfant qui a écrit comme un homme".

Le mal du Pays, édité en 1842, conserve, comme dans un écrin, tous les ferments qui composent un être romantique fortement contrasté : "Le sentiment de la nature, le sentiment tout court, la passion pure, le goût des larmes, celui du sacrifice pour de nobles causes, l'envoûtement des illusions, la croyance fière, totale, en la dignité humaine".

Dès la préface, l'auteur dévoile ses intentions : "aux pièces nationales que contient ce livre, se trouvent mêlées des pièces intimes". De fait, la Belgique n'existe comme telle que depuis douze ans. Pour affirmer son identité, elle doit faire appel aux gloires du passé et, pour les Liégeois, qui n'ont jamais fait partie des anciens Pays-Bas, prouver leur loyalisme à l'égard d'un pays nouveau qu'ils ont puissamment aidé à naître, tout en restant fidèles à leurs racines régionales. Voilà pourquoi Etienne Hénaux prend soin de déclarer : "L'auteur croit à une littérature nationale, il y croit fermement. Quoi de plus simple ? Il est du petit nombre de ceux qui espèrent; mais il ne présage rien sur l'avenir, seulement il attend".

Pour participer à cette tâche, Etienne Hénaux va célébrer une des plus hautes gloires de la Flandre en s'adressant A la statue de Rubens. C'est dans ce peintre illustre que le poète entend exalter l'unité de la jeune Nation : "Marchons. - Que désormais la Belgique domine. Marchons vers l'avenir qui là-bas s'illumine". dans ce long poème aux vers ampoulés, on reconnaît l'influence d'un ami du poète le peintre Antoine Wiertz qui, lui aussi, s'est essoufflé à imiter Rubens.

Chez l'un comme chez l'autre, ce n'est pas la meilleure part de leur oeuvre respective. Pour faire bonne mesure, Etienne Hénaux se tourne vers une autre statue, celle de Grétry que l'on va bientôt inaugurer.

Mais on notera que ce court poème, l'auteur l'a écrit dans la fièvre, encore tout ému d'une représentation de "Richard Coeur de Lion" à laquelle il venait d'assister. Pour lui, au fond, peu importe la statue.

Tout ce bruit que l'on fait autour d'elle "ne vaudra pas, crois-moi, les larmes de ce soir".

L'édition posthume du recueil d'Etienne Hénaux est ornée d'un frontispice inspiré d'un tableau de Wiertz représentant le poète sur son lit de mort. Méditation intimiste sur le sens de la vie, au moment où les passions humaines ont fait place à l'impassibilité de l'éternel sommeil. Hénaux comme Wiertz sont, en réalité, en porte-à-faux lorsque leur inspiration les pousse à célébrer le grandiose. c'est le cas du Patrocle, qui s'efforce de décrire les beautés épiques de cette grande machine peinte par Wiertz, les Grecs et les Troyens se disputant le corps de Patrocle. Or, Antoine Wiertz et Etienne Hénaux n'ont jamais été si authentiques, si captivants, si sensibles que le premier, dans sa période liégeoise, et, le second, dans ses tableaux intimistes où le sentiment de la nature s'allie aux sentiments personnels du poète et à l'évocation d'un passé que le romantisme a coloré de tons fortement contrastés.

En effet, dans ses poèmes de caractère historique qui prennent leur source d'inspiration dans le turbulent passé liégeois, l'intimisme, l'épanchement du coeur, le sentiment de la nature ne sont jamais absents. Ils s'affrontent à la légende des siècles dans des tonalités qui font penser, parfois, aux lavis et aquarelles de Victor Hugo, à qui l'inspiration poétique d'Etienne Hénaux doit d'ailleurs beaucoup. La scansion est hugolienne dans certains passages de Franchimont.

Mais dans ce long poème consacré au sacrifice des Six cents Franchimontois, la mêlée ardente, le carnage, l'horreur s'effacent peu à peu pour faire place à une réflexion personnelle : "Je ne suis rien qu'un souffle, un souffle de poète / Qui frôle, en soupirant, les siècles effacés". Ecrit aux ruines de Montfort participe de la médiation sur la fuite du temps, la vanité des espérances humaines. Le temps n'a rien laissé que l'Ourthe au bas de la colline "Et ce pan de muraille où le soleil dessine / L'ombre d'un poète debout". Devant les ruines du château d'Amblève, même nostalgie d'un "grand passé qui renaît et se lève", tandis que "quelque cloche plaintive / Se répond sourdement d'Aywaille à Martin-Rive". Visiblement c'est l'association des ombres du passé à la sensation auditive d'un instant fugitif qui crée ce choc poétique propre au romantisme.

Le titre du recueil est, lui aussi, typique de son temps.

Le Mal du Pays, on peut le ressentir à Leipzig, à Berlin, sur les bords du Rhin, lorsque le vent du soir se lève, lorsqu'il apporte en passant les bruits de la vallée et l'odeur du feuillage. Alors ce parfum provoque le mirage. Le poète voit un autre pont que celui de Mayence, une autre ville, la sienne. Mais ce mal du pays, on peut aussi l'éprouver chez soi, dans son univers familier qui, soudain, se colore de nouvelles nuances, entraîne le poète dans d'autres temps, sans quitter Liège, ce nom qui vibre comme un nom de femme. Alors Etienne Hénaux se laisse aller pleinement à sa songeuse et heureuse mélancolie :

Batelier, le soir vient. Laisse tomber ta rame.
La Meuse a des baisers d'azur dans chaque lame;
La Meuse est si belle, le soir,
Pendant qu'on rêve, assis dans la barque et qu'on fume,
Et que de temps en temps une étoile s'allume,
Là-bas, derrière un clocher noir!

On voudrait quitter le poète sur ce point d'orgue mosan, si l'on ne s'avisait que dans une autre composition, Etienne Hénaux, en célébrant sa patrie liégeoise, et donc wallonne, la déclare "reine par les arts, ici par l'industrie", anticipant ainsi sur deux vers les plus connus du Tchant des Wallons.

Nous voici donc en pleine "wallonnade" comme le disait François-Joseph Grandgagnage (1797 - 1877). Avec ce Namurois, on abandonne le romantisme pour se plonger dans le régionalisme. A d'autres le soin de célébrer "le vieux Rhin" et "son burg inévitable". Pour ce mosan, il convient de chanter "Du fleuve des Wallons le cours majestueux".

Vous avez dit "Wallons", vous direz donc "Wallonie" puisque cet auteur a été le premier, en 1844, dans la Revue de Liège, à employer le mot.

Vous direz aussi Wallonnades, aussi bien en wallon qu'en français : "Ne soyons pas fort empêchés de saupoudrer d'un peu de ce vieux sel notre éternel et fadasse français. Comment donc! On irait défendre au wallon de se fourrer dans la wallonnade!" Sous le pseudonyme de Justin, François-Joseph Grandgagnage donnera libre cours à sa verve primesautière et caustique en publiant de 1858 à 1874 Le Congrès de Spa. Nouveaux voyages et aventures de M. Alfred Nicolas au royaume de Belgique, divertissement sérieux, récit à clé dont la dernière partie La vie champêtre de M. Alfred Nicolas ne craint pas d'aborder avec acuité, par le truchement de Perpète Dianon, poète Dinantais, et Jean van Saxum, poète flamand, le problème des langues en Belgique et le rapport du "vieux flamand" avec le hollandais - entendez le néerlandais, le flamand littéraire.

Son neveu, Charles Grandgagnage (Liège 1812-1878) est surtout connu par son Dictionnaire étymologique de la langue wallonne.

Un intervalle de trente cinq années sépare le premier volume, publié en 1845, du second, édité en 1880, par les soins de Scheler, peu après le décès de l'auteur. Pendant cette période, une génération vient de naître qui prend de plus en plus conscience de son identité wallonne. En 1856, est fondée la Société liégeoise de littérature wallonne.

Les temps étaient mûrs, par conséquent, pour que la Wallonie s'affirme sur le plan culturel comme su le plan politique. L'éveilleur de cette conscience wallonne est le délicat poète Albert Mockel (1866- 1945). Cet éveil, il le suscite d'une triple manière. D'abord en créant en 1886 un revue littéraire La Wallonie. Comme l'a fort bien noté Marcel Thiry, elle frappe par son universalité littéraire et a "marqué l'heure où la Wallonie en apprenant son nom - sans doute distraitement commence d'apprendre qu'elle existe".

Ensuite, le même Albert Mockel compose le texte français et la musique du Chant de la Wallonie : "Douce terre, Wallonie, ô notre rêve éblouissant".

Enfin, mais beaucoup plus tard, en 1919, l'écrivain se lance dans la politique, en proposant des "essais de solution de la question wallonne" dans une Esquisse d'une organisation fédéraliste en de la Belgique, qu'avait précédé, en 1916, Un royaume uni de Flandre et de Wallonie. Ces activités multiples, étalées dans le temps, ne doivent pas faire oublier qu'Albert Mockel est, surtout, un des représentants les plus authentiques du mouvement symboliste, grâce à sa Chante fable un peu naïve, grâce à Clartés (1901), clarté de la vitre, éphémère et limpide, clarté de "la flamme d'aurore, fille sauvage du soleil", couronnée par la Flamme immortelle, qui brûle de 1899 à 1924.

Ce n'est pas sans raison que l'on peut associer les noms d'Albert Mockel et Georges-Olivier Destrée. L'un et l'autre appartiennent au symbolisme et, avec le dernier nommé, on se rapproche d'une grande figure de la culture et de la politique wallonnes en Belgique, puisqu'il a été le frère tendrement aimé de Jules Destrée.

Bientôt le poète s'effacera devant le moine bénédictin de Maredsous, mais il faut relire ses Poèmes sans rimes présentés, en 1894, dans un habillage typographique et ornemental typiquement symboliste, à réminiscences préraphaélites.

L'inspiration d'Olivier-Georges Destrée se nourrit de paysages nocturnes, de carillons, de Vénus marines, des dialogues de l'amant et de la maîtresse, pour aboutir, par une gradation qui part du charnel, au Triomphe de la Pauvreté et à une Vision florentine.

Celle-ci rassemble Laure, Béatrice, Dante, Pétrarque, Boccase en un cantique d'adoration au Dieu chrétien dont la beauté et l'amour s'incarnent dans les architectures colorées et musicales de Giotto et de Brunelleschi.

2. Historiens nationaux et régionaux

Comme l'activité littéraire de la Belgique née de la Révolution de 1830 a été divisée entre un courant nationaliste, désireux de relier la jeune patrie à un passé glorieux, et un courant régionaliste plus soucieux d'exalter les charmes et les traditions d'un terroir, à leur tour les historiens vont se tourner, les uns, vers une reconstitution du passé qui anticipe sur l'Union de Belges, les autres vers l'évocation des particularités locales. Mais dès avant la constitution du Royaume de Belgique, le Namurois Louis Dewez (1760-1834) concevra une Histoire de la Belgique depuis la conquête de César (1805-1807). Sa conception de l'histoire appliquée à nos provinces est significative : elle part du général et se modèle étroitement sur la réalité des choses en adoptant un cadre régional avec l'Histoire particulière des provinces belgiques (1816) et en se consacrant finalement à ce cas d'exception, l'Histoire du Pays de Liège (1822) "véritable complément de tout le corps d'histoire de la Belgique".

En fait, de leur côté, les Liégeois restent attachés à leur passé principautaire. C'est le cas de Louis de Crassier (1772-1851) de ses Recherches et dissertations sur l'histoire de la Principauté de Liège (1845), de Mathieu-Lambert Polain (1808-1872), de ses Esquisses ou récits historiens sur l'ancien Pays de Liège (1837 et 1842). A Namur, les frères Adolphe et Jules Borgnet se montrent singulièrement actifs. Le premier publie en 1844 une Histoire des Belges à la fin du XVIIIe siècle, il étudie les Causes et résultats de l'absence d'unité nationale en Belgique pendant le XVIIe siècle (1847).

Son frère Jules, lui, est résolument régionaliste et son chef-d'oeuvre reste ses captivantes Promenades dans Namur. Avec l'Arlonais Godefroid Kurth (1847-1916), l'historiographie franchit une étape décisive. En 1896-1898, il jette les bases d'une recherche sur La Frontière linguistique en Belgique et dans le Nord de la France. Fondateur de l'école médiévale de l'Université de Liège, il dirige la formation scientifique d'Henri Pirenne, auteur d'une magistrale Histoire de Belgique, dont la première édition date de 1900. Mais le grand savant qu'était Pirenne n'oublie pas ses origines wallonnes, sa naissance verviétoise, son enseignement liégeois et lors du congrès wallon qui se tient à Liège en 1905, il conclut : "Des deux races qui habitent la Belgique, la wallonne et la flamande, aucune des deux n'a rien à envier à l'autre. Dans des domaines différents, avec des activités différentes et avec des aptitudes variées, elles ont toutes deux produit de grandes choses. Elles ont collaboré chacune à notre histoire dans une émulation réciproque, et elles ne peuvent avoir l'une pour l'autre que de l'admiration".

VI. Au XXe siècle : Courants traditionnels et mouvements nouveaux

1. Le roman historique

L'on comprend que dans cette atmosphère, le roman historique ait pu relayer, avec pittoresque et conviction, des considérations érudites, savantes et, par le fait même, moins accessibles.

En 1905, Liège organise avec éclat une Exposition universelle. Elle recueille ainsi les fruits de la révolution industrielle dont elle a été une des pionnières en Europe au XIXe siècle.

C'est le moment que choisit le baron Henry Carton de Wiart pour publier, la même année, un roman historique, La Cité ardente, qui va être appelé à connaître un prodigieux succès.

La Cité ardente, c'est évidemment Liège, son cortège de souffrances, d'humiliations, son esprit de révolte en face de l'oppression, l'héroïsme de sa population, farouchement opposée aux Ducs de Bourgogne. Et dans cette trame historique, de drames individuels et familiaux viennent colorer de sang et animer d'amour un passé glorieux.

On ne se lasse pas d'admirer le talent d'un écrivain qui, fermement attaché à l'unité nationale, a su si intelligemment mettre en valeur l'irréductible singularité du passé liégeois, à contre-courant de l'histoire des anciens Pays-Bas.

La voie tracée par Henry Carton de Wiart n'est pas restée sans lendemain. Elle a trouvé récemment une résurgence, à l'occasion de la célébration, en 1989, du deuxième Centenaire de la Révolution liégeoise. Mais cette fois, c'est un jeune historien de métier, Philippe Raxhon, qui a pris la relève, dans une veine d'inspiration et une méthode d'exposition toutes différentes. Lettres mosanes - le titre n'est peut-être pas suffisamment évocateur - rassemble un recueil de correspondance entre personnages traitant d'événements fictifs mais dans lesquels interviennent des personnalités qui ont joué un rôle déterminant dans ces temps troublés. Connaissance approfondie de l'histoire, ingénieux agencement de l'intrigue conférant à ce petit livre une saveur qui, peut-être, ne pourra être pleinement appréciée que par les initiés. Les faits réels se doublent d'une histoire parallèle aussi apparemment convaincante que l'histoire réelle.

Plus près de nous encore, Janine Lambotte, animatrice bien connue de la radio et de la télévision, après avoir mis en forme de livre la Renaissance italienne et les Habsbourg, s'est vouée, en amateur enthousiaste, à une reconstitution romancée de l'histoire liégeoise : La Saga des Lambert (1991). L'auteur a travaillé de seconde main, mais avec intelligence et habileté, pour reconstituer l'histoire de la Principauté de Liège, de Notger à la Révolution, à travers l'histoire d'une famille. Telle est l'originalité de ce livre qui se laisse lire avec un plaisir et un intérêt soutenus. Sans doute, malgré les assertions exagérément optimistes de l'auteur, il ne s'agit pas d'une évocation de l'authentique histoire (sic) de la Principauté. Mais on lui donne raison quand elle conclut: "Après avoir suivi plus de 800 ans cette famille dans l'ombre des Princes, une conclusion s'impose : la riche histoire de Liège ne ressemble à aucune autre".

 

Jacques Stiennon, Les Lettres latines et françaises, dans Wallonie. Atouts et références d'une Région, (sous la direction de Freddy Joris), Gouvernement wallon, Namur, 1995.

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