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Les lettres latines et françaises - (1995)
Première partie - Deuxième partie - Troisième partie - Quatrième partie - Cinquième partie

Jacques Stiennon
Professeur émérite à l'Université de Liège

I. Au Moyen Age

1. Des textes religieux en latin et en français

Les Vitae de sainte Gertrude, des saint Remacles, Lambert, Hubert et quelques autres

Lorsque le christianisme supplanta lentement les croyances antérieures, quelques pionniers de la foi se distinguèrent par leur esprit d'aventure, leur audace, leur piété et leur souci de communication avec les populations, en grande partie rurales, qu'ils s'efforçaient d'évangéliser. Ils ont devant eux de vastes étendues qu'ils vont organiser, à partir du IVe siècle, en diocèses, dont les limites sont souvent indécises. Dans ces circonscriptions ecclésiastiques vivent des populations auxquelles il faut proposer des exemples puisés dans l'hagiographie et le martyrologue chrétiens. Ces exemples s'inspirent largement d'événements vécus dans la vie quotidienne, auxquels on attribue une valeur magique et spirituelle. Ils sont d'autant mieux perçus, ils frappent d'autant plus l'imagination que les faits, devenus mystérieux par une intervention surnaturelle, concernent des réalités de tous les jours, fortement enracinées dans le paysage des travaux et des jours. Colportés par la tradition orale, ils trouvent ensuite leur expression écrite dans des textes liturgiques latins qui forment des "leçons" qui sont lues publiquement au cours des offices religieux.

Ces lectures ont lieu dans les grandes abbayes mérovingiennes et sont diffusées par elles. Celles-ci se sont implantées, quelquefois avec difficulté, dans la grande forêt d'Ardenne, à Stavelot, à Saint-Hubert, ainsi que dans le bassin mosan et la région sambrienne à Lobbes, Aulne, Malonne, Saint-Ghislain, Soignies, Celles-lez-Dinant, Andenne et Chèvremont. En marge de leur fonction spécifique, elles deviennent par la force des choses et le support de leurs bienfaiteurs, l'éducation de leurs supérieurs, des foyers de culture et d'instruction. Ainsi la tradition orale et le bouche à oreille colorent de leurs anecdoctes ces textes rédigés et écrits par des clercs, que sont les Vitae et les Miracula. En voici quelques exemples.

Comme l'a bien noté J.J. Hoebanx, la Vita sanctae Geretrudis "nous met en contact avec l'une des premières manifestations de cette abondante littérature hagiographique qui intéresse non seulement le diocèse de Maestricht-Liège mais encore l'ensemble de nos régions". Le texte est datable du milieu du VIIe siècle, proche de l'année 670. Mais quel en est l'auteur ? L'érudition s'est partagée sur ce point. Les uns, comme Léon van der Essen, y voient un Irlandais installé sur le continent, les autres, comme le Père Stracke, reconnaissent dans la langue rustique de la Vita, son style et sa syntaxe, un Franc qui manie le latin avec une rugosité certaine. A côté de cette Vita, un manuscrit des Virtutes de la sainte, remontant au VIIIe siècle, nous a été conservé. Par Virtutes, entendons les miracles qui ont été opérés par l'intervention ou l'intercession de Gertrude. Pour asseoir la sainteté d'un personnage, la littérature hagiographique médiévale joint d'habitude à sa biographie un dossier des Miracula, source d'un intérêt souvent exceptionnel pour l'étude de la vie quotidienne et des mentalités. Cette pratique, à la fois pieuse, littéraire et apologétique, s'est prolongée tard dans le Moyen Age et particulièrement en Wallonie. La Vita sanctae Geretrudis met, d'autre part, en valeur des anecdoctes qui deviendront bientôt des clichés obligés de toute littérature édifiante digne de ce nom. Refus de la jeune fille à qui l'on propose le mariage, de n'avoir d'autre époux que le Christ - ce qui se produit lorsque Gertrude prend la voile à la suggestion de saint Amand en fondant le monastère de Nivelles. Le dossier des Virtutes ajoute à cette biographie relativement sommaire quelques faits merveilleux : apparition de la sainte à une de ses amies lointaines pour lui annoncer qu'elle vient de décéder; intervention salvatrice de Gertrude lors de l'incendie de son monastère, vénération du lit où elle avait coutume de se reposer et qui suscite des miracles, entre autres, guérison d'une jeune malade que l'on apporte à Nivelles, et à qui Gertrude apparaît pour lui recommander d'aller se recueillir devant son ancienne paillasse. Plus tard, une aveugle qui recouvre la vue devant le tombeau de Gertrude, un jeune homme capturé par des voleurs qui se débarasse de ses liens en invoquant la sainte et la résurrection d'un enfant qui s'était noyé. On trouve ici les instruments habituels de la littérature d'édification dans lesquels-fait plus singulier - le lit de la sainte acquiert les vertus d'un objet magique, comme ce sera le cas, à Stavelot, de la coupe de saint Remarcle.

Begge, sa soeur, n'est pas moins favorisée par la protection divine que Gertrude, mais elle a choisi l'état de mariage en épousant Anségise, maire du palais, plus tard évêque de Metz. Une de leurs résidences favorites est le château de Chèvremont, sur une éminence de la Vesdre et qui sera, au Xe siècle, une menace directe pour la sécurité de l'agglomération naissante de Liège. Mais elle est surtout la fondatrice du monastère d'Andenne, dont l'emplacement est dû également à des interventions et à des intersignes miraculeux.

Gertrude et Begge appartiennent à un clan mérovingien, les Pippinides, ancêtres de la dynastie carolingienne. C'est ce clan qui va être mêlé à un événement dramatique, appelé à avoir des répercussions inattendues sur le destin de Liège, à savoir l'assassinat de Lambert, évêque de Tongres-Maestricht, vers 700-705. Pas moins de cinq Vitae ont été consacrées, du VIIIe au XIIe siècle, à celui qui est devenu à la fois un martyr, le saint protecteur d'un vaste diocèse, et qui est à l'orignie de l'extraordinaire développement de la future Cité ardente. Arrêtons-nous à la plus ancienne, rédigée par un clerc du diocèse entre 727 et 743. A son sujet, Jean-Louis Kupper a émis quatre observations pertinentes : La Vitae Landiberti est moins une biographie qu'un texte liturgique, elle apporte peu d'informations sur la vie de son héros, elle appartient linguistiquement à un latin classique dégénéré, la scripta latina rustica, elle obéit à une pratique qui sera d'application générale dans des écrits de ce genre, le plagiat littéraire. Et ce savant historien de conclure "Aux VIIe et VIIIe siècles se développe ce que l'on a appelé, très exactement, une "culture aristocratique cléricale". Cette culture est l'aboutissement d'une interprétation beaucoup plus intime de l'Eglise et du monde laïque. Le saint devient un homme étroitement lié au siècle qui exerce, conjointement, des activités religieuses et politiques, il met ses vertus au service du pouvoir".

D'ailleurs, n'est-ce pas le cas du successeur de Lambert, saint Hubert, que la vox populi a désigné plus tard comme le patron de la ville de Liège ?

Sur ce dignitaire ecclésiastique, la biographie, rédigée vers le milieu du VIIIe siècle par un de ses commensaux, fait preuve de réelles qualités d'exposition. Il raconte notamment l'accident qui précipita le décès de Hubert lorsque celui-ci prêchait en bord de Meuse - car il n'est pas seulement le chasseur de la légende ! - et reçut un coup de maillet maladroit d'un de ses compagnons de loisirs qui lui brisa la main. Mais ce Pippinide a surtout pris l'initiative de transférer, vers 718, de Maestricht à Liège les restes de son prédécesseur. Ce voyage posthume est émaillé de faits extraordinaires que ne manque pas de relever la Vitae, dans un style certes rocailleux, mais plein de couleur et de mouvement.

Quant à l'auteur de la Vitae de saint Remacle, fondateur des abbayes de Stavelot et de Malmedy, plus récente puiqu'elle date du IXe siècle, il céde volontiers aux démarquages d'écrits antérieurs qui, décidément, est une des caractèristiques de ces narrations biographiques. Le dossier des Miracles, qui en forme le complément, a été rassemblé du milieux du IXe au début du XIe siècle. C'est là que l'on découvre une foule d'anecdotes qui donnent une vie extraordinaire aux différents aspects des activités rurales en Haute-Ardenne. Cependant, c'est sur les bords de la Sambre, et plus précisément à l'abbaye de Lobbes, que l'on peut identifier un narrateur dans ce florilège de Vitae et de Miracula anonymes. L'abbé Anson (766-800) est, en effet, l'auteur des vies de saint Ursumer et de saint Ermin, un auteur qui puise d'ailleurs largement dans l'oeuvre de Sulpice-Sévère, biographe de saint Martin.

Plagiat littéraire, démarquage sont habituellement des procédés utilisés par des conteurs en mal d'inspiration. Tout autre est la notion d'emprunt, pertinemment définie par Jean Meyers, comme "tout ce qui est tiré d'un auteur en toute conscience et ce dans un but précis". C'est d'ailleurs à la suite de cet excellent philologue que l'on peut aborder la production de Sedulius de Liège, plus exactement Sedulius Scottus, en raison de ses origines insulaires.

L'oeuvre de Sedulius

Il convient de souligner combien la vie intellectuelle en Wallonie a pu bénéficier, à partir du IXe siècle, de l'apport des clercs venus des Iles britaniques et, plus spécialement, des Irlandais, que l'on appelait alors des Scotti.

Sedulius est un de ceux-là. Comme on l'a écrit, "il est incontestablement celui qui résume et symbolise le mieux cette mentalité irlandaise où se mêlent inextricablement le goût de l'aventure, les plaisirs de la vie, une certaine forme de piété authentique et aussi le désir de l'expression littéraire poussé jusqu'à un raffinement qui verse souvent dans la subtilité". Avec lui nous sommes loin de la raboteuse maladresse du latin rustique. Loin, souvent aussi, d'un certain conformisme sentencieux. Le Père de Ghellinck insiste avec raison sur l'humour de Sedulius, cette "note humoristique et pittoresque, qui relève la supplique, arrache un sourire au lecteur..." Et de conclure : "Sous ce rapport, les poésies goliardiques au XIIIe siècle ont hérité de sa verve".

C'est que, la plupart du temps, les écrits de Sedulius sont des poèmes de circonstance. Arrivé à Liège peu avant le milieu du IXe siècle, démuni de tout mais fort de son savoir, Sedulius réussit à conquérir les bonnes grâces de l'évêque Hartgar (840-855), dont il devient le poète officiel. Son oeuvre est multiforme et aborde des genres divers, en prose comme en poésie : un Liber de rectoribus christianis, des ouvrages de grammaire, un commentaire sur les Epîtres de saint Paul. Il lui arrive de copier un psautier grec et de le munir de sa signature autographe. Mais ce qui nous intéresse évidemment le plus dans sa production, ce sont les poèmes où il célèbre les vertus et les réalisations des deux prélats dont il a obtenu la protection, Hartgar, déjà nommé, et son successeur Francon (855-901). Sa description du palais épiscopal liégeois est un morceau d'anthologie où l'historien de l'art, l'archéologue, le spécialiste de l'architecture civile peuvent puiser des informations précieuses. De même que certains de ses distiques peuvent être des commentaires accompagnant des peintures murales décorant quelques églises de la région liégeoise.

Les emprunts de mots, d'expressions, de phrases prouvent à la fois l'excellente culture classique de Sedulius et sa connaissance approfondie de la Bible. Tour à tour Cicéron, Horace, Ovide, Végèce, mais aussi des auteurs chrétiens comme Fortunat, Porfyrius, Isidore de Séville sont habilement utilisés par le Liégeois insulaire, qui réserve cependant à Virgile la meilleure part. Après avoir étudié, d'une matière approfondie, les catégories d'emprunts chez Sedulius, Jean Meyers peut conclure avec raison : "Le remaniement dont ses modèles font l'objet, les fonctions subtiles de ses imitations, le rôle que jouent les emprunts, dans certaines pièces, tant au point de vue du fond qu'au point de vue de la forme, montrent à l'évidence que, chez Sedulius, l'emprunt constitue véritablement un art, dans lequel le poète déploie finesse, culture, érudition et ingéniosité". Le jugement de Jean Meyers conforte l'avis d'un des maîtres les plus éminents de la littérature carolingienne, Angelo Monteverdi qui, peu suspect de chauvinisme principautaire, a pu déclarer : "L'école de Liège [...] a eu dans l'histoire de la culture médiévale un rôle de tout premier plan, et qui doit son essor à l'oeuvre de Sedulius Scottus".

La Séquence de sainte Eulalie

A côté du sertissage savant de Sedulius, que de fraîcheur, que de lumineuse sobriété dans la Séquence de sainte Eulalie, même si son auteur connaît bien les ressources d'une métrique et d'une structure mûrement élaborées ! Et l'intérêt qu'elle suscite est d'autant plus vif qu'elle constitue "la première oeuvre littéraire connue de la littérature française". Les vingt-neuf vers qui la composent sont conservés dans un manuscrit de la Bibliothèque municipale de Valenciennes, datable de la fin du IXe siècle. Ils offrent la singularité de succèder à un texte latin de la même Séquence de sainte Eulalie et de précéder un texte francique d'un Rithmus teutonicus de piae memoriae Hludovico rege filio Hludvici aeque regis, autrement dit du Lutwigslied qui, à son tour, représente un des témoignages les plus anciens de la littérature germanique.

Cette juxtaposition de textes fondateurs de la littérature française, d'une part, de la littérature allemande, d'autre part, ne peut se concevoir que dans un scriptorium monastique situé à la frontière des deux parlers. Le manuscrit de Valenciennes a appartenu, avant le XIIe siècle, à l'abbaye de Saint- Amand-les-Eaux : c'est ce que la critique codicologique appelle un critère de provenance. Quant à sa transcription, on suivra l'opinion hautement qualifiée de Bernard Bisschof qui la place à l'abbaye de Stavelot-Malmedy, implantée précisément à la ligne de séparation des deux langues. Les picardismes et les wallonismes que l'on a relevé dans la Séquence invitent à situer l'appartenance de son auteur dans le monde ouest de la Wallonie.

Les exercices pédagogiques d'Egbert

Nous sommes assis devant un maître d'école, au début du XIe siècle. Il s'appelle Egbert. Peut-être est-il Ardennais, car comment évoquer avec autant de force de suggestion les conditions de vie dans la dure Ardenne, en quatre vers seulement, si l'on n'a pas affronté sa sècheresse, escaladé des rochers escarpés, essayé d'arracher à sa terre quelques maigres ressources ?

Son auditoire est composé d'adolescents de 13 à 18 ans. Il leur communique son savoir, prudemment, patiemment, dans un ordre croissant de difficultés. Avec lui nous sommes embarqués dans un bateau lourdement chargé - c'est le titre de son manuel : Fecunda Ratis - et nous voilà en train d'assimiler peu à peu la substance de 596 maximes, de 206 distiques, de 61 contes. Et parmi ces contes, le lecteur actuel de ce pédagogue découvre avec surprise et joie l'ancêtre du conte, universellement connu, du Petit Chaperon rouge. Egbert nous oblige à un effort progressif de mémorisation fondé sur une déclamation collective. C'est dans le trésor de la sagesse populaire qu'il nous invite à plonger à pleines mains. Voilà un enseignement particulièrement vivant, collant étroitement aux réalités quotidiennes où les traditions populaires côtoient la morale religieuse, où le spectacle bariolé du monde fait bon ménage avec des réalités supérieures, les dieux antiques avec la sagesse du Dieu chrétien.

Le Poème Moral

Ce même pragmatisme moral, on le retrouve, au début du XIIe siècle dans l'oeuvre d'un curé du pays de Liège qui a entendu délivrer son "petit sermon" sous la forme d'un Poème moral. En bon chrétien, il est sévère pour le péché et comprend les faiblesses du pécheurs, sans toutefois les excuser. Pour mieux faire pénétrer ses préceptes de conduite dans le coeur de ses lecteurs et de ses auditeurs, il leur propose l'exemple de la courtisane Thaïs qui, impressionnée par les remontrances de Paphnuce, un moine du désert, finit ses jours dans la solitude, la pénitence et les macérations. Ou encore celui de Moïse l'Ethiopien qui, après avoir passé sa jeunesse dans la dissipation et le brigandage, est touché par la grâce en écoutant un saint homme évoquer les joies du paradis.

Mais dans ces 4000 vers rédigés en français, ce qui transparaît avant tout, c'est l'optimisme foncier de cet ecclésiastique qui, parfois, ne dédaigne pas la bonne chair, suggère à ses ouailles d'associer divertissements et piété, les rassure en leur rappelant que l'on peut atteindre la sainteté tout en étant riche, marchand ou jongleur. Alphonse Bayot a bien défini les qualités littéraires de l'auteur du Poème Moral : "un art simple, sans prétention ni raffinement, un art mis à la portée du peuple, mais servi par une langue claire, coulante, souvent expressive".

2. Médecine, songes, chroniques, poèmes, chansons de gestes, courant réaliste
Médicinaux et traités des songes

Un art mis à la portée du peuple ? N'est-ce pas le rôle des traités de médecine dont certains nous ont été conservés : un médecinaire liégeois du XIIIe siècle et un médicinaire namurois du XVe siècle, tous deux rédigés en langue romane. Leur éditeur, Jean Haust, a bien vu que leur contenu s'inspirait des vertus curatives des substances provenant des trois règnes de la nature. C'est ainsi que l'aimant, par son magnétisme, facilite l'extraction d'un trait de flêche hors d'une plaie. Le sel est évidemment d'un usage fréquent, soit pour avoir de belles dents blanches, soit pour guérir une plaie en l'associant à l'écorce d'un plant de vigne. Si un couple désire avoir une descendance, qu'il mette les testicules d'une belette dans un sachet fait d'une peau d'âne que portera la femme lorsqu'elle fera l'amour. La chélidoine n'est pas seulement utile pour se débarrasser des verrues, elle a des vertus bienfaisantes pour les yeux malades, tandis que la laitue diminue les pulsions sexuelles chez ceux qui la mangent et qui peuvent espérer, de surcroît, bénéficier d'un sommeil paisible.

Pour être pleinement efficaces, ces remèdes populaires s'accompagnent parfois de formules magiques, la plupart insérées dans un contexte chrétien, que l'on récite au moment de prendre telle potion ou que l'on écrit sur un morceau de parchemin que l'on porte sur soi.

De la magie, comment ne pas passer sans effort à l'univers illimité du rêve et des songes ? Aussi le médicinaire liégeois du XIIIe siècle inclut-il un Traité des songes. On nous permettra de reprendre ici des observations que nous avons faites naguère. Si ce traité des songes est plus ou moins ordonné suivant l'alphabet, les oiseaux l'introduisent et y occupent une place importante. Voilà de quoi combler Gaston Bachelard, pénétrant analyste des rêves de vol et de "l'être aérien formé dans la nuit". Les oiseaux peuvent annoncer un gain mais, en général, les voir en songe n'a rien de bénéfique, d'autant plus que la pensée sauvage peut les voir "exbolisants", c'est-à-dire ébouillantés, ce qui laisse présager un préjudice que cause un ennemi, comme les voir dépouillés de leur plumage fait planer la menace d'une grave vexation. Certes, il est banal de vérifier que rêver d'oies qui se battent est annonciateur de querelles et de conflits. Le passage du singulier au pluriel peut également faire basculer la signification du songe : voir un aigle sur sa tête est signe d'honneur, en voir plusieurs est prémonitoire d'un guet-apens. D'autre part, les animaux fabuleux n'ont pas nécessairement une connotation maléfique : rêver d'un dragon n'est-il pas présage d'une dignité prochaine ? De même ne craignez pas de voir une femme se métamorphoser en vipère : voilà qui est, à coup sûr, un "bon message". Il est plus difficile de comprendre pouquoi rêver d'abeilles groupées sur un fruit annonce l'arrivée d'un homme étranger. Voir des animaux parler précède bien des vexations, vite compensées si l'on aperçoit en songe une vache, grande et paisible, ou des boeufs blancs. Et notre dormeur continue à suivre le défilé fantastique d'animaux de toute nature : chevaux blancs, chevaux noirs, chevaux hongres, grues, boucs et chèvres, cerfs, chameaux, lions, ânes et lièvres, dans un to-hu-bohu onirique qui transforme bientôt cette "Clef des songes" en une sorte de "Tentation de saint Antoine", digne des meilleurs artistes visionnaires.

Un poète et chroniqueur tournaisien : Gilles li Muisis

Li Muisis ? Nous ne quittons pas le monde des oiseaux puisque, dans une note savante, Maurice Piron, s'efforçant de percer le sens de ce surnom, a eu recours au vocabulaire liégeois de la colombophilie. Il s'agit d'un pigeon mélangé de noir et de blanc. Cette nuance transposée à une particularité physique d'un individu correspond "à une chevelure grisonnante, couleur poivre et sel, remarquable chez un homme peut-être encore jeune".

La tonsure devait avoir à peut près complètement effacé cette particularité génétique chez Gilles li Muisis, né à Tournai en 1271, étudiant à Paris pendant quelque trois années, moine à l'abbaye de Saint-Martin de Tournai à partir de 1289, abbé de son monastère en 1331-1332. Frappé de cécité pendant une quizaine d'années, cette infirmité ne l'empêcha pas de rédiger de longs poèmes de 1331 à 1349. N'avait-il pas déclaré que les yeux véritables étaient les yeux du coeur ? Ils ne l'ont pas empêché en tout cas de voir ces vanités / et ces grandes iniquités / qui aujourduy vont par le munde.

On aura compris que la totalité de l'oeuvre littéraire de Gilles li Muisis est de portée spirituelle. A cent trente ans de distance, il reprend, en quelque sorte, les enseignements antérieurs du Poème moral, mais avec l'esprit d'un moine et non celui d'un curé comme son devancier, bien que l'un et l'autre aient en commun le même optimisme et la même volonté didactique. En effet, il ne faut pas donner un sens trop littéral aux "Lamentations" de ce bon moine. Gilles li Muisis porte sur le monde, ses institutions, ses classes sociales, un jugement, certes quelquefois sévère, mais le plus souvent équilibré.

Ses années parisiennes, son appartenance bourgeoise, son expérience du siècle, lui ont permis de prendre contact avec la littérature française de caractère profane : Guillaume de Machaut, Colart Aubert, Adam de la Halle, Perceval le Gallois, le Roman de la Rose. Pour lui, le cloître ne met pas à l'abri des tentations du monde : De manger et de boire, c'est des monnes li vie... Dormir voellent toudis et laissier le couvent. Au religieux tenté par le dévoiement, Gilles Li Muisis entend appliquer des remontrances fermes, mais sans brutalité car : Quand on résiste fort drument, il se despoire. Gilles Li Muisis ne s'en prend pas seulement à ses confrères. Il entend dresser, de la société de son temps - laïcs, clercs, dignitaires ecclésistiques, hommes et femmes - un tableau général sans complaisances, mais tempéré par un sens pratique de la vie.

De fait, la perspective des joies éternelles n'abandonne jamais le vieux moine aveugle et c'est avec confiance qu'il conclut :

Boines prémisses font boines conclusions;
Boines parolles font avoir dévotions;
Li bien aprendre fait avoir perfections;
Les boines oèvres font ès ciuls ascentions.

Adenet le Roi, Philippe Mousket et quelques légendes épiques

De Tournai où vient de nous retenir un instant Gilles Li Muisis, dirigeons-nous vers le roman pays de Brabant et vers Namur.

Adenet le Roi - entendez le roi des ménestrels - avait mis son talent au service d'Henri III duc de Brabant (+1261) puis du comte Gui de Dampierre, d'abord comte de Namur, ensuite comte de Flandre, champenois tout pénétré de culture française, qui lui fit non seulement connaître Paris mais aussi des terres plus lointaines lors de la croisade de Tunis (1270-1271).

Avec Adenet le Roi, nous puisons à la source quasi inépuisable des chansons de geste. Se succèdent, sous la pluie féconde du ménestrel, Buevon de Conmarchis, les Enfants Ogier, Berte au grans piés.

Nous pénétrons ainsi dans un pays wallon féru de légendes épiques, dans lesquelles l'Ardenne, la Meuse, Namur, Andenne sont associés au soleil d'Italie et au destin de la dynastie carolingienne.

Dans les Enfances Ogier, Adenet le Roi reprend par-ci par-là une matière épique déjà fournie et prépare à trois siècles de distance la glorification liégeoise du héros par Jean d'Outremeuse. Quant à Berte aus grans piés, non content de mettre Namur en vedette sous l'ancienne appelation de Rostemont sur Muese, le récit épique tente un essai d'étymologie en rattachant son nom actuel à l'action du duc Naimes, de l'entourage de Charlemagne. Mais un des passages les plus évocateurs de cette épopée n'est-il pas la découverte de Paris par Blanchefleur de Hongrie, devenue belle-mère de Pépin après que celui-ci a épousé sa fille Berthe ?

La dame ert a Montmartre, s'esgarda la valee,
Vit la cit de Paris, qui est longue et lee,
Mainte tour, mainte sale et mainte cheminée,
Vit de Montleheri la grant tout quarnelee;
La rivière de Saine vit, qui moult estoit lee,
Et d'une part et d'autre mainte vigne plantée,
Vit Pontoise et Poissi et Meullent en l'estree,
Marli, Montmorenci et Conflans en la pree,
Dantmartin en Goiele, qui moult est bien fermee,
Et mainte autre grant ville que je n'ai pas nommee.
Moult li plat li pays et toute la contrée.

Certes, vu de Montmartre le panorama de Paris a de quoi émerveiller celui qui le découvre pour la première fois. Mais, très habilement, Adenet esquisse comme une hiérarchie et une psychologie du regard. D'abord général, ce dernier se fixe sur des détails d'architecture qui ponctuent verticalement le paysage, puis il perçoit sur un plan horizontal la largeur du fleuve, il accroche au passage des coteaux plantés de vignes pour se rendre dans les masses indistinctes des bourgs de l'agglomération parisienne et pour en retirer finalement un intense plaisir de caractère esthétique. Cette répartition des différents secteurs du champ visuel est d'ailleurs soulignée par la répétition du verbe Vit qui donne rythme et progression à la fête du regard.

C'est une impression comparable que l'on éprouve en passant du réalisme poétique du panorama de Paris à l'épisode de Cléomadés, autre roman d'Adenet le Roi, composé entre 1275 et 1285, qui entr'ouvre un instant pour nous la luxuriance intime d'un jardin clos de Séville où atterrit et d'où s'élance un cheval d'ébène merveilleux. Dans ce passage, l'ouie s'associe harmonieusement à la vision lorsque Clarmondine amours de chanter li proie parmi les plantes médicinales et les oliviers, paradis verdoyant au sein duquel la silhouette immobile du mystérieux coursier inscrit sa tache noire.

Un autre cheval nous est plus familier, nous l'avons approché dès l'école primaire, c'est Bayard, le coursier-fée des quatre fils Aymon.

Dans cette épopée célèbre, il joue, avec l'enchanteur Maugis, un rôle-clé ? Les chevaliers rebelles ne pourraient, en effet, échapper à la vindicte de Charlemagne et à la poursuite de son armée s'ils ne disposaient pas de cette monture magique qui leur permet de parcourir de vastes espaces, de dissimuler leur itinéraire capricieux grâce aux bons prodigieux de Bayard sur l'échine duquel ils sont tous les quatre juchés.

Micheline de Combarieu et Jean Subrenat ont relevé la vogue exceptionnelle de ce récit, la variété de ses versions, du XIIIe au XVe siècle, que ce soit en vers - 18.000 alexandrins! - ou en prose et leur survie dans le livre imprimé jusqu'à l'époque contemporaine.

En quoi cette "épopée de la révolte" intéresse-t-elle la Wallonie ?

C'est qu'elle comporte un épisode ardennais, édité par Jacques Thomas, en pas moins de trois volumes, ce qui souligne son importance. Cette importance s'est d'ailleurs concrétisée par le grand nombre de "roches Bayard", de "pas Bayard", de "châteaux des Quatre Fils Aymon" que Maurice Piron a soigneusement répertoriés à Aigremont, Esneux, Tavier, Dolembreux, Poulseur, Comblain, Sougné, Aywaille, Logne , Rahier, Stoumont, Bévercé, Bra, Lieneux, la Roche. Et Rita Lejeune de complèter : "Quant à la dénomination de Montauban, appliquée à Renaut et à l'un de ses châteaux, elle a reçu récemment un éclairage tout nouveau : des fouilles menées en 1952-1953 ont mis en valeur le site extraordiaire de Montauban-sous-Buzenol (entre Marbehan et Virton, dans le Luxembourg belge)... Son décor devait être singulièrement impressionnant au Moyen Age et l'on comprend fort bien qu'il soit devenu un nid de légendes". Légendes qui prennent leur relais à Liège, lorsque Bayard, enfin capturé par Charlemagne, est précipité du Pont des Arches dans la Meuse, parvient à se dégager de ses liens et regagne les Ardennes où l'on entend parfois son galop libre et nocture.

C'est également le trésor inépuisable de légendes épiques qu'exploite, peu avant Adenet le Roi, Philippe Mousket, patricien de Tournai arborant des armes parlantes (des émouchets), pour retracer dans les 31.000 vers de sa Chronique rimée, l'histoire des rois de France, depuis leurs origines troyennes jusqu'en 1243. Une histoire où l'on retrouve la trace de légendes épiques perdues, une traduction du Pseudo-Turpin, l'utilisation d'une version de la Chanson de Roland, le tout couronné par l'impressionnante personnalité de Charlemagne. Décidément, de Tournai à Liège en passant par l'Ardenne, l'épopée a trouvé en pays wallon un terreau particulièrement fécond !

Présence du Pays de Liège dans le roman réaliste

Mais, en même temps que le XIIIe siècle se montre foisonnant d'évocations épiques, un autre courant se dessine dans la littérature française du Moyen Age. Il a pour représentant principal un écrivain qui se cache sous un nom d'emprunt : Jean Renart, à qui l'on doit Le Lai de l'Ombre, l'Escoufle, et enfin, Le Roman de Guillaume de Dole, rédigé entre 1208 et 1210. L'origine et l'identité de ce conteur aux qualités exceptionnelles n'ont pas encore été percées, mais la Champagne et le Pays de Liège lui sont familiers. Comme l'écrit Pierre Ruelle, qui confirme l'opinion de Rita Lejeune, commentatrice la plus autorisée : "Guillaume de Dole témoigne d'une connaissance intime de la principauté de Liège, de sa géographie, de sa politique, de ses grandes familles. Les précisions dont abonde le roman ne peuvent avoir été recueillies que lors d'un ou plusieurs séjours prolongés au Pays de Liège, dans le milieu clérical et aristocratique que constituait l'entourage du premier prince-évêque français, Hugues de Pierrepont". De fait, le marché d'armes à Liège, l'art du métal à Huy, le fromage de Clermont-sur-Berwinne (entendez : l'ancêtre de notre bon fromage de Herve), n'ont pas de secret pour l'auteur qui, d'autre part, se plaît à présenter l'évêque de Liège sous ses différents apanages : seigneur de Nivelle-sur-Meuse, seigneur de Huy. Le tout inséré dans une trame où les éléments réalistes animent de leurs couleurs vives et variées un récit fertile en péripéties, en détails pris sur le vif.

 

Jacques Stiennon, Les Lettres latines et françaises, dans Wallonie. Atouts et références d'une Région, (sous la direction de Freddy Joris), Gouvernement wallon, Namur, 1995.

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