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Histoire économique et sociale

Une odyssée économique - (1995)
Première partie - Deuxième partie - Troisième partie
- Quatrième partie

Francis Bismans
Docteur en Sciences économiques,
Directeur du Service des Etudes et de la Statistique,
Professeur à l'Université de Lille II

 

Le mode de développement

C'est le moment de reprendre le modèle qui a été esquissé au début de cette contribution et qui est centré sur le trinôme régime d'accumulation, formes institutionnelles et régulation.

Le régime d'accumulation

Durant la période considérée, le progrès technique est incorporé de plus en plus aux processus de production. Plus précisément, on assiste à la diffusion des innovations de base et à leur application à l'industrie : machines à vapeur, technologie de traitement du fer, etc. La généralisation d'innovations techniques importantes devait se traduire par une augmentation de la productivité des travailleurs, qui se chiffre à 1,4 % par an. Cependant, il s'agit là d'une moyenne et les disparités entre les branches sont réelles : 9,4 % pour le lavage de la laine, 7,7 % pour la fabrication du plomb, 4,6 % dans la production des machines, mais seulement 1 % pour les charbonnages, le cuivre et le tabac (12). Pour décrire le fonctionnement du régime d'accumulation, il faut d'abord tenir compte du comportement des grandes composantes de la demande globale :

  • la demande de biens de consommation courante, mais pas celle des produits de luxe, est à la traîne, ce qui s'explique bien évidemment par le faible niveau des salaires belges et wallons; de fait, même si la statistique est très déficiente, on peut estimer que la hausse du salaire réel moyen pour toute l'industrie n'a pas dépassé 20 % pour la période 1850-1873, soit une augmentation de 0,8 % l'an;

  • la demande d'investissements est soutenue : aux alentours de 1850, la puissance mécanique correspondant à l'investissement net annuel était de l'ordre de 4 à 5000 chevaux-vapeur, elle passait, en 1873, à plus de 30.000 CV; au total, on peut estimer que les investissements nets ont augmenté d'environ 7 % chaque année, ce qui est supérieur, on l'a vu, au taux de croissance de la production industrielle;

  • plus importante encore est la variation des exportations : pour se limiter à ce seul exemple, en 23 ans, les usines à fer et les fonderies ont augmenté leurs produits exportés de 8,9 % par an; plusieurs facteurs expliquent cet accroissement spectaculaire :

    • Belgique et Wallonie bénéficient d'avantages concurrentiels en matière de prix, de salaires, de moyens de transport;

    • la précocité de la révolution industrielle en Wallonie suscite naturellement un flux important d'importations de la part des pays du continent désireux de s'industrialiser.

Compte tenu de tous ces éléments, le mécanisme de l'accumulation s'agence comme suit. La croissance est essentiellement portée par les exportations et les investissements intérieurs, tandis que la consommation augmente de manière beaucoup moins dynamique. De plus, elle a un caractère intensif, qui se marque par des gains de productivité importants. Elle trouve cependant ses limites dans la faiblesse de la consommation ouvrière et populaire : en effet, au fil du temps, avec l'augmentation des revenus du capital relativement à ceux du travail (13), la propension à épargner s'accroît, ce qui diminue d'autant la valeur du multiplicateur de l'investissement ou de la dépense.

Les formes institutionnelles

Voyons d'abord les caractéristiques du rapport salarial. Comme on l'a déjà signalé, toute coalition des travailleurs était interdite. L'article 415 du Code pénal affirmait que "toute coalition de la part des ouvriers [...] serait punie d'un emprisonnement d'un mois au moins et de trois mois au plus". De plus, les travailleurs étaient astreints à porter un livret obligatoire, qui devait être présenté au patron lors de l'embauche et qui mentionnait que le travailleur concerné avait bien rempli tous ses engagements. Ensuite, l'infériorité juridique de l'ouvrier par rapport au patron était consacrée par l'article 1781 du Code civil qui disait que "le maître est cru sur son affirmation : pour la quotité des gages, etc.". Enfin, les litiges entre travailleurs et employeurs étaient portés devant les Conseils de Prud'hommes, qui pouvaient également infliger des peines d'emprisonnement pour "tout délit tendant à troubler la discipline de l'atelier et tout manquement grave des apprentis envers leurs maîtres". Les patrons détenaient toujours la majorité dans ces conseils.

Cependant, vers 1860, plusieurs écarts, par rapport au laissez-faire absolu, doivent être notés :

  • la loi du 31 mai 1866 lève l'interdiction des coalitions tout en prévoyant, ce qui était un pas en arrière, amendes et emprisonnement en cas de constitution de piquets de grève;

  • une loi, datée du 7 février 1859, rend paritaire la composition des Conseils de Prud'hommes, mais n'accorde le droit de vote, pour l'élection des représentants ouvriers, qu'aux travailleurs qui savent lire et écrire et qui ont été, préalablement, inscrits sur des listes dressées par les autorités communales et provinciales;

  • enfin, un début de réglementation sociale se fait jour. En 1860, est élaboré un projet de loi qui :
    - interdit le travail des enfants de moins de douze ans;
    - limite à 12 heures par jour le travail des femmes et des jeunes gens de moins de 18 ans et leur interdit le travail de nuit;
    - impose le repos dominical;
    - institue une inspection du travail.

Cependant, les divergences des autorités consultées sur le projet furent telles que le ministre concerné renonça finalement à le présenter devant le Parlement (14).

De ce tableau, et malgré les timides évolutions qui viennent d'être notées, il ressort indubitablement que le laissez-faire constitue la ligne de conduite déterminante des classes dominantes et, moins directement, des autorités publiques.

Pour ce qui concerne la gestion de la monnaie, outre la création, déjà signalée, de la Banque nationale en 1850, il faut noter l'instauration du monométallisme la même année par Frère-Orban. Le début des années cinquante fut marqué par l'afflux d'or provenant des mines californiennes nouvellement découvertes. Il en résulta une baisse relative de la valeur de l'or et donc une raréfaction de l'argent, "bonne monnaie" en l'occurrence. Dès lors, Frère-Orban, adversaire du bimétallisme, fit voter une loi qui ôtait le cours légal aux différentes pièces d'or et réinstaurait le monométallisme-argent.

Au début, le système ne fonctionnait pas trop mal, quoique les Belges avaient pris depuis près d'un demi-siècle l'habitude d'utiliser les monnaies françaises et d'assimiler le louis d'or français à quatre écus d'argent. Mais à partir de 1856, l'argent fit prime sur l'or et les espèces françaises affluèrent vers la Belgique, où la Banque nationale les reprenait à un taux déprécié. Des pétitions circulèrent et des ligues se créèrent afin de réclamer le rétablissement du cours légal pour les pièces d'or françaises. Et, de fait, après plusieurs années de conflits et de joutes verbales, la loi du 4 juin 1851 donnait cours légal aux pièces d'or françaises et autorisait le Trésor belge à frapper ses propres pièces d'or (40, 20, 10 et 5 francs), ce qui entraîne la démission de Frère-Orban. On en revenait ainsi au bimétallisme instauré en 1832.

Quelques années plus tard, en 1865, l'Union latine était conclue entre la France, la Belgique, la Suisse et l'Italie. C'est la Belgique qui fit les premiers pas et ce, par l'intermédiaire de Frère-Orban, revenu au gouvernement et désireux de rétablir le monométallisme. Cependant, c'est la France qui invita officiellement les trois autres pays pour une conférence monétaire le 20 novembre 1865 et qui, d'emblée, rejeta l'idée d'un régime monométalliste.

Signalons aussi - et c'est probablement là que se situe l'événement monétaire le plus important - le développement rapide des billets de la Banque nationale, ainsi que l'indique le tableau suivant.

Tableau 4. Montant émis des billets de banques et contrepartie or/argent

 

Banque nationale

Société générale

Total

Contrepartie

1851

31,8

21,6

53,4

29,3

1852

58,3

8,7

67,0

39,3

1853

75,4

6,4

81,8

45,8

1854

89,1

5,8

94,9

55,8

1855

96,8

3,4

100,2

59,1

1856

98,9

0,4

99,3

49,0

1857

105,0

0,4

105,4

51,3

1858

111,0

0,4

111,4

64,6

1859

112,9

0,4

113,3

57,4

1860

111,9

0,3

112,2

63,0

1861

114,2

0,3

114,5

69,0

1862

117,1

0,3

117,4

68,3

1863

115,5

0,3

115,8

45,1

1864

110,9

0,3

111,2

51,4

1865

114,4

0,3

114,7

55,1

Il suffit de prendre connaissance des données du tableau 4 pour s'apercevoir que la part des billets de banque dans le total du stock monétaire va croissante et que la couverture or ou argent représente en conséquence une proportion décroissante de ces mêmes billets. On en tire la conclusion que le billet de banque - mais pas la monnaie scripturale qui se développa fort peu sauf à Anvers - constitue désormais la principale forme de monnaie et qu'en définitive, même si formellement la convertibilité interne est prévue par la loi, le processus de dématérialisation de la monnaie a débuté.

Le mode de régulation

Que l'on examine les formes institutionnelles relatives à la monnaie et à la force de travail ou plus encore le fonctionnement de l'économie dans son ensemble, dans tous les cas, c'est le mécanisme des prix, ces derniers considérés comme des données, qui guide les comportements et actions des agents économiques. En d'autres termes, le marché, via les modifications de prix, assure l'ajustement des quantités offertes et demandées. Surgit cependant une question : comment les décisions individuelles, exclusivement fondées sur la considération des prix, peuvent-elles être cohérentes entre elles ? La réponse donnée par A. Smith dès 1776 était qu'il existait une sorte de "main invisible" qui assurait la compatibilité des décisions individuelles (plus tard, les théoriciens de l'équilibre général démontreront que, sous un ensemble d'hypothèses bien précises, il existe au moins un système de prix d'équilibre qui assurent l'égalisation des offres et demandes). Quoi qu'il en soit, on appellera concurrentielle la régulation de l'économie qui est réalisée par le marché.

La période 1850-1873 représente en quelque sorte l'âge d'or de la régulation concurrentielle. On constate d'ailleurs que les gouvernements libéraux de l'époque ont levé un ensemble d'obstacles, principalement dans le domaine douanier, au fonctionnement concurrentiel des marchés. C'est ainsi que l'abandon du protectionnisme sur les produits industriels est effectif dès le début des années soixante - en 1860, le traité franco-anglais conduit à la libéralisation des tarifs douaniers et l'année suivante, le traité franco-belge réduit de beaucoup les droits sur les biens industriels. En 1873, intervient l'abolition des droits sur l'entrée des céréales. Par ailleurs, les octrois (15) avaient été supprimés en 1860. Enfin, il faut également signaler l'abrogation de la législation concernant les sociétés anonymes. Avec la loi du 18 mai 1873, l'autorisation préalable du gouvernement pour la constitution de ces sociétés est supprimée.

Toutefois, même si le laissez-faire quasi-absolu domine, il n'en reste pas moins que l'Etat est modérément interventionniste tant il est vrai qu'il n'existe pas de régulation concurrentielle pure. En témoigne, outre la création des chemins de fer ou la régulation monétaire exercée par la Banque nationale, la constitution du Crédit communal en 1860 chargé d'émettre des obligations dont le produit était prêté aux communes et provinces, de même que la création de la Caisse d'Epargne en 1865.

Le mode de régulation concurrentielle se traduit cependant par un développement déséquilibré marqué par la succession de périodes de haute et de basse activité économique, bref par des crises d'une durée approximative de dix ans. La description d'un cycle typique est aisée. Pour ce faire, plaçons-nous près du sommet de la période de prospérité. A ce moment, les prix des différents biens sont orientés à la hausse. Le financement de ces prix croissants se réalise d'abord par une plus grande vitesse de circulation de la monnaie, mais aussi, et de plus en plus, par le recours au crédit commercial et au crédit bancaire. Cependant, sur ce mouvement général d'accroissement des prix vient se greffer la spéculation, qui cherche à tirer bénéfice des hausses en question. Ce faisant, elle accroît la demande de biens et contribue ainsi à de nouveaux relèvements des prix. Le crédit bancaire s'étend davantage tandis que les taux d'intérêt s'accroissent.

La hausse du niveau général des prix s'interrompt lorsqu'une fraction des détenteurs de marchandises s'efforce de les vendre pour concrétiser ses bénéfices. Les prix commencent alors à baisser, ce qui pousse les autres détenteurs à vendre également pour éviter de subir des pertes. Il s'ensuit de nouvelles baisses de prix et une contraction du crédit. C'est alors la crise (16) . Elle s'accompagne de la faillite des entreprises les plus faibles et les moins rentables et conséquemment d'un accroissement du chômage. Les conditions sont alors réunies pour que les prix et la gamme des taux d'intérêt s'abaissent encore davantage et que la reprise s'opère... jusqu'à une prochaine crise.

Tel est le schéma général des fluctuations conjoncturelles qui se produiront en 1847- 1848, 1857 et 1866-1867 et qui sont caractéristiques du développement intensif de toute la période.

III. Crises et croissance (1873-1914)

 

D'emblée, la première partie de cette période est marquée par des tensions dans la production et des crises. Elle contraste ainsi violemment avec la phase immédiatement antérieure, qui, on l'a vu, avait connu un développement technique et une croissance sans précédents. Certes, les beaux jours reviendront dès le début des années 1990, mais au prix de transformations significatives dans le mode de développement.
 

Le temps des difficultés

Le contexte international

En 1873, une crise se déclenche en Allemagne et se propage ensuite dans le Nouveau Monde. La bourse commence par s'effondrer, mais bientôt la sphère réelle de l'économie est touchée - ainsi la production de fonte baisse de 37 % en 1874. La récession devait durer jusqu'en 1879, entraînant un chômage important et une baisse généralisée des prix. La crise qui frappait l'Europe centrale et les Etats-Unis épargna, au début, la France et l'Angleterre. Par la suite, leur essor industriel fut cependant brisé et les différents secteurs industriels entreront les uns après les autres dans la dépression. Qui plus est, la reprise européenne, intervenue en 1879, sera de courte durée puisqu'en 1882 une nouvelle rechute survient qui affecte tout particulièrement la France et les Etats-Unis.

Cependant, à partir de 1884, la crise économique se généralise à l'ensemble des pays industrialisés. Elle fut plus courte aux Etats-Unis puisqu'elle dura jusqu'en 1884-1885. Par contre, l'Europe ne connut la reprise qu'en 1887... avant de retomber dans la dépression trois années plus tard.

En novembre 1990, la place financière de Londres est touchée par la faillite de la banque Baring. La Banque d'Angleterre dut assurer la charge de la liquidation de la maison Baring et relever son taux d'escompte à 6 %. La panique fut brève, mais bientôt toute l'industrie sombrait dans la dépression. Il faudra attendre 1895 pour qu'une nouvelle phase d'expansion survienne.

De prime abord, les fluctuations conjoncturelles qui se sont produites entre 1873 et 1895 ont été d'une particulière gravité. Elles ont eu tendance à se cumuler et à donner un caractère dépressif à l'ensemble de la période.

Les spécificités wallonnes et belges

Sur fond de dépression internationale, l'économie wallonne a connu quatre problèmes majeurs : une crise agricole, un malaise technologique, des difficultés du côté des débouchés internationaux et une véritable crise sociale.

La crise agricole est concomitante de fortes baisses des barèmes. Avant 1873, le prix des céréales avait haussé considérablement. C'est ainsi que le froment avait vu son prix passer de 22 F les 100 kilos après l'indépendance à plus de 35 F en 1873. Parallèlement, les prix des terres et les baux s'étaient eux aussi relevés. Dès le début des années septante, les importations en provenance des Etats-Unis commencèrent à affluer sur les marchés européens. L'effet immédiat fut de stopper la hausse du prix des grains. Plus tard, une véritable baisse intervint : en 1880, le froment se payait 28 F les 100 kilos; en 1886, il ne coûtait plus que 18 F et moins de 15 F en 1894. Les agriculteurs, pris en "ciseau" entre la baisse du prix des grains et la hausse des fermages, enregistrèrent une diminution de leurs revenus. De la sorte, toute l'agriculture entra dans une grave crise qui devait se prolonger jusqu'en 1895.

Dès la fin des années soixante, on décèle les prémisses d'un malaise technologique : ainsi, la lecture de la littérature de l'époque montre, par exemple, que les rails de chemin de fer s'usaient trop rapidement ou même se brisaient sous l'effet d'un trafic de plus en plus intense. De surcroît, les produits wallons utilisant le fer ou la fonte s'exportaient avec difficulté et souffraient manifestement d'un manque de compétitivité. Au début des années septante, l'acier commençait à être produit. Malheureusement, si les procédés Bessemer et Siemens-Martin conduisaient à des solutions techniquement optimales de production de l'acier, leur coût restait prohibitif. La solution intervient partiellement en 1879 avec la mise au point du convertisseur Thomas-Gilchrist, breveté la même année, mais qui ne tombera dans le domaine public qu'en 1885. A ce moment, la production - essentiellement wallonne - de fonte pour acier Thomas était de quelques milliers de tonnes; en 1891, elle atteindra 35.000 tonnes avant de passer à 252.000 tonnes en 1895 et d'exploser par la suite en mettant ainsi un point final à la crise de l'acier (17).

Comme on l'a déjà expliqué, les exportations avaient été particulièrement soutenues pendant les années 1850 à 1873 et avaient ainsi fortement contribué à la croissance générale. Tout au début des années septante, la conjoncture était marquée par une "surchauffe" économique. Les prix étaient résolument orientés à la hausse : ainsi, la valeur moyenne de la tonne de charbon passa de 10 F à 20 F en quelques mois; la fonte, elle, se vendait en 1873 à 175 F la tonne, soit plus du double de sa valeur de 1870. Bientôt, des goulets d'étranglement apparurent; les commandes ne pouvaient être satisfaites et même les chemins de fer n'arrivaient plus à livrer les marchandises et produits dans les délais prévus. Dans ces conditions, l'industrie tournait à plein : de 1871 à 1873, l'extraction du charbon progressait de 15 % et la production de fonte de 18 %. Par ailleurs, les salaires suivaient le mouvement et connaissaient également une hausse sensible. Cependant, dès 1873, la crise touchait - on l'a vu - l'Europe et les Etats- Unis. Il s'ensuivit une baisse des prix internationaux dès 1874, baisse qui devait forcément affecter les exportations wallonnes et belges : à titre d'exemple, en un an, la tonne de charbon passa de 21 F à 16 F tandis que le prix de la fonte connaissait un fléchissement tout aussi marqué. Les matières premières furent les dernières à être affectées par la récession, mais connurent à leur tour des baisses de prix.

Les entreprises, confrontées à ces baisses des prix, cherchèrent à réduire leurs coûts en faisant pression sur les salaires. Ceux-ci, malgré les augmentations survenues pendant la période de surchauffe, restaient bas. Le processus de réduction fut lent, mais réel et continu : en 1886, dans la sidérurgie et les charbonnages, le salaire moyen était retombé à son niveau de 1870, voire même de 1865. En 1884-1885, la situation devint franchement critique pour les travailleurs. Le patronat tente alors d'allonger encore la journée de travail et de réduire davantage les salaires. Parallèlement, le chômage s'amplifie et le pouvoir d'achat des salaires se contracte, la baisse du prix du pain ne suivant pas celle des salaires.

La crise sociale est là et les émeutes de 1886 ne sont plus loin.

 

 

La sortie des crises

Les facteurs explicatifs de la dépression

Au-delà des crises conjoncturelles successives et des difficultés spécifiques à la Wallonie qui viennent d'être décrites, on peut analyser les années 1873 à 1890 comme l'époque d'une mutation dans le mode de développement. La dynamique d'accumulation intensive de la période précédente se manifestait dans le rythme du progrès technique et la croissance de la production en général. Il en résultait un fort développement de la section qui produisait les machines, alors que la croissance de la section productrice de biens de consommation était limitée par la faiblesse de la demande de consommation émanant des travailleurs. Cette disproportion ne se marque pas trop nettement pendant la phase ascendante du cycle, mais elle éclate lorsque survient la crise proprement dite. A ce moment, la contraction des débouchés et des possibilités de réalisation des marchandises engendre un double effet :

  • d'un côté, la réduction du taux de salaire par travailleur diminue la demande de biens de consommation et donc la production des entreprises correspondantes;

  • de l'autre, la dépréciation du capital accumulé, qui se marque dans la chute des valeurs boursières, limite les potentialités de développement de la section productrice des biens d'investissement.

Ces deux effets se conjuguent pour précipiter l'économie dans la dépression. De surcroît, la période 1873-1890, en plus du retour récurrent des crises de surproduction, connaît une tendance à la déflation et à un moindre développement. On peut alors risquer l'hypothèse qu'une telle tendance résulte d'un décalage croissant entre production et réalisation, c'est-à-dire entre un type d'accumulation fondé sur l'incorporation du progrès technique et l'obtention des gains de productivité, d'une part et une demande sociale maintenue très basse, d'autre part. Cette hypothèse peut être recoupée par les données quantitatives disponibles. En premier lieu, le tableau 5 permet d'affirmer qu'en moyenne, la productivité des travailleurs de l'industrie a connu une nette décélération pendant la période 1880-1896 comparativement à la période antérieure.

Tableau 5. Taux annuels moyens de croissance de la production par travailleur

 

1846 - 1880

1880 - 1896

1896 - 1910

Industries extractives

1,03

0,34

-0,16

Agriculture

1,57

2,94

0,63

Textiles

4,01

2,64

1,74

Groupe 1 *

0,20

0,13

2,87

Groupe 2 *

1,29

0,21

1,71

Fer et acier

0,93

4,07

3,21

Métaux non ferreux

3,10

1,05

1,00

Construction mécanique

3,74

-0,92

3,56

Total de l'industrie

2,31

1,25

1,70

* groupe 1 : produits animaux et végétaux
** groupe 2 : industrie chimique au sens large
Source : GADISSEUR, J. "Output per Worker and its Evolution in Belgian Industry", 1983.

Bien sûr, la décélération de la productivité ne représente qu'une tendance moyenne, qui ne se vérifie pas forcément dans tous les secteurs : ainsi, l'accroissement de la production par tête est sensible dans la sidérurgie (18) entre 1880 et 1896 (+4,07 % contre 0,93). Il reste que le mouvement général est clair et sans équivoque : il y a bel et bien une diminution nette de la productivité et du rythme d'incorporation du progrès technique dans les processus productifs (par ailleurs, il faut déjà noter que si la production par tête se redresse au cours de la période suivante (+1,7 en moyenne), elle ne retrouvera plus des taux comparables à ceux enregistrés au cours de "l'âge d'or").

En second lieu, la baisse du salaire réel constatée pendant la période illustre bien la faiblesse de la demande de consommation. Ainsi, comme on l'a déjà relevé, les réductions de salaire furent particulièrement importantes dans deux branches situées au coeur même du processus d'accumulation intensive : le charbon et la sidérurgie. De plus, elles se sont accompagnées d'un fort accroissement du chômage : d'après les calculs effectués, le nombre de sans travail a augmenté d'un demi-million entre 1873 et 1886. Ces deux phénomènes ont contribué à réduire la demande de consommation et imprimé une tendance dépressive au développement global.

Les transformations des formes institutionnelles

Depuis 1848 et jusqu'en 1884 - à l'exception de l'intermède catholique entre 1870 et 1878 -, les libéraux, renforcés par l'abaissement du cens électoral, ont occupé continuellement le pouvoir. L'opposition entre catholiques et libéraux prendra la forme de guerres scolaires, dont le motif tournera autour des lois édictées par les libéraux et visant à renforcer le pouvoir de l'Etat au détriment de celui de l'Eglise.

En 1879, se déclenche une nouvelle guerre scolaire. A ce moment, le Parti catholique (fondé en 1863) fait campagne sur le thème : "l'école neutre précipitera le courant socialiste qui s'annonce pour engloutir l'ordre et la propriété" (19). En 1884, les élections révèlent un véritable raz-de-marée catholique. Elles inaugurent un long règne d'occupation sans partage du pouvoir, qui durera jusqu'au début du premier conflit mondial.

Le courant socialiste annoncé se précipite parallèlement. En 1885, le Parti Ouvrier Belge (POB) est fondé. L'année suivante, en 1886, une grave crise sociale éclate. Parties de Liège et Verviers, les grèves se généralisent à tout le sillon industriel wallon. 45.000 militaires les réprimeront. Il y aura 25 morts. La grève est brisée, mais désormais rien ne serait plus comme avant sur le plan social. Un ecclésiastique, le père Muller, a pu écrire que "l'opinion catholique et libérale, absorbée par la lutte scolaire, ne s'aperçut guère de la lente transformation de la mentalité populaire. Il a fallu l'explosion soudaine des grèves sanglantes de 1886 pour dessiller les yeux les plus optimistes" (20).

La grève terminée, le gouvernement constituait "un Comité chargé de s'enquérir de la situation du travail industriel dans le royaume et d'étudier les mesures qui pourraient l'améliorer". Quelques mois plus tard, le 9 novembre 1886, Léopold II annonçait dans son discours du trône une nouvelle politique sociale. De ces initiatives devaient sortir trois grands ensembles de réformes :

- la réglementation des conditions de travail

  • Une première loi, datée du 16 août 1887, imposait le paiement des salaires en monnaie et réglementait les retenues que l'employeur était autorisé à opérer sur les salaires. Le 31 décembre 1889, une autre loi interdisait le travail industriel aux enfants de moins de 12 ans et limitait à 12 heures par jour le travail des garçons de 12 à 16 ans ainsi que des jeunes filles de 12 à 21 ans (21) . Par la suite, d'autres dispositions législatives, portant notamment sur la réparation des accidents de travail, viendront compléter ce début de législation sociale et marquer ainsi l'abandon du libéralisme "manchestérien".

- les relations collectives

  • La loi du 16 août 1887 créait les conseils d'industrie et du travail et leur confiait deux missions essentielles :

    • servir d'organe d'information et de consultation pour le gouvernement;

    • être un lien de conciliation et d'arbitrage lors des conflits collectifs entre patrons et ouvriers et, dans cette mesure, prévenir les grèves et autres "ruptures" des relations sociales habituelles.

    Il faut également ajouter que la loi du 31 juillet 1889 accentuait la démocratisation des conseils de prud'hommes en octroyant le droit de vote à tous les chefs d'entreprise et à tous les ouvriers âgés de 25 ans et travaillant au moins depuis quatre années.

- la sécurité des travailleurs

  • On a déjà cité, de ce point de vue, la loi de 1887 qui réglementait les saisies sur salaires. Il faut y ajouter les premières tentatives pour inciter les travailleurs à constituer une épargne chômage. Certes, il existait des fonds de solidarité créés par les syndicats pour venir en aide à leurs membres sans travail. Mais ici un saut qualitatif est effectué puisque les pouvoirs publics - notamment locaux - se substituent purement et simplement aux syndicats : il en va ainsi, par exemple en 1897 et 1899 lorsque les villes de Liège et de Gand établissent leurs propres fonds de chômage. Indubitablement, il s'agit là des premiers pas dans la voie de la constitution d'un système de sécurité sociale.

Toutes ces modifications reflètent un abandon de la vision concurrentielle du marché du travail. De plus en plus, celui-ci n'est plus perçu comme le lieu de rencontre d'une myriade d'individus - patrons et ouvriers -, mais plutôt comme celui de l'affrontement de deux grandes coalitions dans un jeu essentiellement non coopératif. Il en résulte que tendanciellement les variations du taux de salaire ne constituent plus le facteur d'ajustement principal de la demande et de l'offre de travail. En d'autres termes, c'est un nouveau mode d'organisation du marché - des marchés plus exactement - du travail qui se profile.

L'évolution de la régulation d'ensemble

Comme on s'en doute, progressivement, une évolution politique se fait jour qui remet en cause, du moins partiellement, l'ancienne régulation concurrentielle et conduit à proposer une politique plus active de la part de l'Etat. Cette évolution est liée à la naissance et à l'affirmation du Parti Ouvrier Belge. Mais elle déborde largement ses frontières. En effet au sein du courant libéral, un parti progressiste s'était créé en 1887. Au fil du temps, il radicalise sa doctrine et en 1894, il réclame rien moins que la création d'un ministère du Travail, la fixation de la journée de travail maximale, l'assurance obligatoire contre les accidents, la maladie, le chômage, l'invalidité. Plus important encore, il prévoit la constitution d'une véritable secteur public par le rachat des chemins de fer, canaux, routes, ponts et charbonnages et par le remplacement de la Banque nationale par une banque d'Etat, etc (22)

. Du côté chrétien, il faut noter l'apparition d'un courant démocratique après 1886. Ce courant s'appuie sur un ensemble de groupes ouvriers, de syndicats, de coopératives, etc. Le bouillonnement est intense et en 1891, il en sort la Ligue Démocratique Belge qui fédère, au sein du parti catholique, tous les groupements à tendance démocratique. Les positions de la Ligue Démocratique étaient, en définitive, fort interventionnistes : législation pour fixer le maximum de la journée de travail et le minimum des salaires; création de caisses de chômage; établissement d'une inspection du travail, etc.

Ces tendances "interventionnistes" qui traversaient, en définitive, tous les partis, devaient fatalement affecter la conception même de la politique économique étatique. De ce point de vue, quatre faits marquants sont à retenir :

  • dès 1884, les positions libre-échangistes en matière agricole sont battues en brèche par les lois de 1887 et 1895; le gouvernement catholique - il importe de se souvenir que la paysannerie constitue une fraction significative de l'électorat chrétien - adopte plusieurs dispositions protectionnistes notamment pour ce qui concerne le bétail et les produits de laiterie;

  • l'intervention de l'Etat - déjà apparente pendant la Révolution industrielle avec la construction d'un réseau de chemins de fer - se poursuit par la création de la Société nationale des Chemins de Fer vicinaux (SNCV);

  • significativement, dès après la révolte ouvrière de 1886, le Gouvernement annonce un programme de travaux publics, programme qui nécessitait des dépenses pour un montant de 100 millions de francs, ce qui est considérable pour l'époque;

  • tout aussi significatif est le débat qui s'engage au début des années 1990 suite à la découverte de gisements houillers dans le bassin campinois et qui porte sur l'intervention de l'Etat dans ce secteur et donc aussi sur l'extension des fonctions économiques des pouvoirs publics.

Conclusion : une nouvelle période de croissance

A observer l'ensemble des années 1873 à 1914, on aperçoit des évolutions marquées à trois points de vue principaux :

  • les formes institutionnelles - en particulier celles qui concernent la force de travail- connaissent des transformations sensibles et c'est ainsi que le rapport salarial échappe au fonctionnement purement concurrentiel du marché du travail;

  • la régulation concurrentielle subit une altération de ses caractéristiques les plus essentielles et se combine désormais avec une intervention étatique notablement accrue par rapport à la période immédiatement antérieure;

  • après avoir marqué un net ralentissement entre 1873 et 1890 suite à l'enchaînement des crises conjoncturelles et à l'affaiblissement des gains de productivité, le rythme de l'accumulation s'oriente par la suite à la hausse, mais sans connaître la progression caractéristique de l'âge d'or, ainsi que le confirme le tableau 6.

Tableau 6. Taux de croissance des productions wallonnes par secteur (taux composés annuels moyens)

Périodes

Agriculture

Industrie

Produit physique

1848 - 1873

0,52

4,34

2,16

1874 - 1895

0,63

1,54

1,06

1895 - 1910

0,90

2,69

1,97

Source : GADISSEUR, J. Op Cit.

Toutefois, une analyse globale de la période ne doit pas masquer un fait majeur qui se produit au tournant des années 1900 : la diminution de la part relative de la Wallonie dans l'activité industrielle de la Belgique et corrélativement l'hyperspécialisation wallonne dans la production d'acier.

 

Orientation bibliographique

12. GADISSEUR, J., "Le Triomphe Industriel", L'Industrie en Belgique, Bruxelles, CCB/SNCI, 1981, p. 77.
13. Le rapport rémunération du capital/rémunération du travail est passé de l'indice 100 en 1850 à l'indice 145 vingt ans plus tard.
14. CHLEPNER, B.S., Cent Ans d'Histoire Sociale, Bruxelles, éd. de l'ULB, 1956, p. 73.
15. Les octrois étaient des droits prélevés par beaucoup de villes sur la circulation des marchandises et qui grevaient évidemment les prix des marchandises (on y a déjà fait allusion plus haut comme moyen de mesurer la consommation populaire).
16. On dira qu'il y a une crise commerciale, quand un grand nombre de commerçants et négociants ont en même temps des difficultés ou estiment qu'ils auront des difficultés à tenir leurs engagements. La cause la plus habituelle de cet embarras général est la baisse des prix après que ceux-ci aient été poussés vers le haut par la spéculation, spéculation intense et généralisée à un grand nombre de produits", STUART MILL, J., Principles of Political Economy, Fairfield, Kelley, 1987, p. 527.
17. GADISSEUR, J., "Le Triomphe...", L'Industrie..., pp. 73-74.
18. On a déjà signalé que ce progrès est dû à l'introduction du procédé Thomas-Gilchrist dans le processus de production de l'acier.
19. PIRENNE, H., Histoire de la Belgique..., p. 102.
20. A. MULLER, S.J., La Mission sociale de l'Etat. Cité par CHLEPNER, B.S., Cent ans..., p. 208.
21. Elle interdisait également le travail de nuit pour toutes ces catégories.
22. Voir CHLEPNER, B.S., Cent Ans..., p. 166.
 

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(Francis Bismans, Une odyssée économique, dans Wallonie. Atouts et références d'une Région, (sous la direction de Freddy Joris), Gouvernement wallon, Namur, 1995.)


 

 

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