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Histoire économique et sociale

Une odyssée économique - (1995)
Première partie - Deuxième partie - Troisième partie
- Quatrième partie

Francis Bismans
Docteur en Sciences économiques,
Directeur du Service des Études et de la Statistique,
Professeur à l'Université de Lille II

 

Introduction

Décrire et expliquer l'évolution économique de la Wallonie sur près de deux siècles n'est pas chose aisée tant les faits à prendre en considération sont nombreux et les interprétations multiples et contradictoires. Aussi est-il indispensable, pour démêler l'écheveau des données et explications, de disposer d'un fil conducteur, d'une "boussole", en d'autres termes, plus appropriés, d'un modèle.

Ce modèle, le voici - mais esquissé dans ses grandes lignes seulement.

Depuis la révolution industrielle, la Wallonie, c'est d'abord un mode de production spécifique, régi par des rapports que l'on peut qualifier de "capitalistes" et qui sont caractérisés par l'existence de deux grandes classes : l'une composée d'entrepreneurs, de capitaines d'industrie qui possèdent les moyens de la production; l'autre, constituée d'une myriade de salariés, dépourvus de tout instrument de travail et obligés de vendre leur force de travail pour subsister.

Une fois ces rapports installés, c'est-à-dire, pour l'essentiel, dès 1847, la Wallonie a été alors plongée dans la grande aventure des temps modernes : la croissance économique avec son cortège de hauts et de bas, ses espoirs, ses crises, ses drames parfois. Cette histoire, grandiose certes, mais pleine de bruits et de fureurs, est scandée par des discontinuités, des passages d'un mode de développement à un autre. Par mode de développement, il faut comprendre :

  • un régime d'accumulation, c'est-à-dire une forme déterminée de croissance de l'économie globale et de ses deux grandes sections (biens de production et biens de production ou d'investissement);

  • un ensemble de formes institutionnelles relatives à la force de travail et à la monnaie;

  • un mode de régulation, c'est-à-dire un ensemble de règles de comportement et de procédures qui assurent, compte tenu des formes institutionnelles en vigueur, la continuité du régime d'accumulation.

Telle est la grille de lecture qui sera adoptée et dont nous demandons au lecteur de nous concéder la valeur. Elle permet, en tout cas, de dresser une périodisation du développement économique de la Wallonie et d'organiser le matériau brut d'une manière que l'on veut cohérente.

On découpera dès lors le processus socio-historique wallon en cinq grandes phases caractérisées par un mode de développement bien particulier même si le régime sociétaire reste capitaliste.

La première phase, c'est la révolution industrielle qui se déroule entre 1770 et 1847 et met en place le régime sociétaire. Commence alors une époque de croissance intensive, qui constitue à proprement parler la période "classique" du développement capitaliste : le progrès technique y est considérable et le mouvement cyclique palpable. Cette deuxième phase prend fin en 1873. Elle est suivie par une autre, qui apparaît à tous égards comme une phase très partagée : au début, la croissance est moins forte, le progrès technique moins intense et les grippages du système importants; par la suite, et jusqu'à la première guerre mondiale, la croissance est plus soutenue et des innovations techniques majeures interviennent, centrées sur l'utilisation de l'électricité.

La période d'entre-deux-guerres est celle de tous les dangers. Elle est véritablement marquée par une grande crise, dont la société ne sortira pas véritablement si ce n'est pour sombrer dans le deuxième conflit mondial.

Il faudra, en fait, attendre les "trente glorieuses" - c'est la cinquième et dernière phase - pour que la Wallonie renoue, fût-ce tardivement, avec la croissance intensive, mais aussi pour qu'elle se voit dépasser, en termes de revenu réel, par la Flandre. Après quoi survient la récession mondiale de 1974, qui ouvre une période de mutation et de transformation du mode développement des trente glorieuses, transformation dont il est bien difficile aujourd'hui de prévoir la fin ou l'issue.

Mais en définitive, quoi d'extraordinaire là-dedans ! Après tout, l'histoire est ouverture et élargissement des possibles. Elle a ceci de particulier qu'elle en remontre aux devins et aux futurologues.

I. La révolution industrielle

Une périodisation

La révolution industrielle en Belgique et en Wallonie fut la première du continent européen, immédiatement après l'Angleterre. En articulant temps court et temps long, une quadruple périodisation ordonne son déroulement :

  • la périodisation longue, qui embrasse plusieurs siècles - précisément du XIème siècle au XIXème siècle -, retient comme trait caractéristique la lente croissance d'un groupe d'entrepreneurs potentiels, croissance accompagnée du développement d'un esprit et d'une mentalité d'entrepreneur;

  • la périodisation moyenne dégage au sein de la précédente un intervalle de quatre siècles (du XVIe au XIXe siècle), où s'accumulent les connaissances techniques qui constitueront le substrat technologique des bouleversements futurs;

  • la périodisation courte découpe, dans le cadre des deux périodisations précédentes quatre phases principales qui façonnent la révolution industrielle proprement dite et s'étendent de 1770 à 1847;

  • enfin, la périodisation courte elle-même connaît un moment majeur entre 1798 et 1834, moment marqué sur le plan technico-économique par l'adoption du premier ensemble mécanisé et sa diffusion dans le reste de l'économie.

Quant aux quatre phases qui constituent la révolution industrielle au sens strict, elles s'agencent de la manière suivante (1).

L'étape préparatoire (1770-1798) voit l'apparition d'un "état de masse critique" corrélatif d'une grande instabilité structurale et de tensions croissantes. Elle se caractérise par des profondes transformations aussi bien économiques que politiques, au nombre desquelles il faut retenir la révolution industrielle anglaise, la réunion des Provinces Belgiques et de la Principauté de Liège à la France, la croissance démographique et la mise en place de manufactures, mouvement accompagné de la destruction progressive du travail à domicile dans les campagnes.

L'étape décisive des réalisations majeures (1798-1834) est de loin la plus importante puisqu'elle aboutit, comme on vient de le signaler, à la mise en place des premiers ensembles mécanisés et à la généralisation de l'utilisation des machines. Le point de non-retour est alors atteint.

L'étape suivante est brève. Elle s'étend sur quelques années, de 1835 à 1839. Elle expérimente à la fois la technicomanie et l'emballement financier. Le goût de la technique se répand, mais sans qu'on en mesure toujours les conséquences et les risques, tandis que le système financier qui s'est développé à Bruxelles tisse des liens avec l'industrie.

Enfin, vient l'étape finale de consolidation (1840-1847) qui permet de "purger" l'industrie des imprudents ou de ceux chez qui la technique l'a emporté sur le calcul économique.

En conclusion, à partir de 1848, la transition est terminée et le nouveau mode de production est dominant.

Un développement polarisé

La révolution industrielle, avec les différentes phases qui viennent d'être exposées, ne s'est pas déroulée au même rythme sur tout le territoire de la Belgique. Tout au contraire, elle s'est organisée autour de pôles régionaux et industriels : Gand du côté flamand; Verviers-Liège et Mons-Charleroi du côté wallon. On peut y distinguer trois secteurs-clés : le textile, les houilleries et la métallurgie. En combinant pôles de croissance et industries motrices, on obtient la trame géographique de l'industrialisation en Belgique : les charbonnages sont localisés à Liège, Charleroi et dans le Borinage; le textile à Verviers et à Gand; la métallurgie à Liège et à Charleroi.

D'un point de vue chronologique, c'est à Gand que Liévin Bauwens avait installé ses premières machines textiles. Verviers suivra en mécanisant son industrie lainière, tandis que la révolution industrielle s'opérera, pour l'essentiel, dans une zone bien délimitée : l'axe Haine- Sambre-Meuse-Vesdre. C'est pourquoi l'industrie wallonne était dominante durant toute cette période, fait qui est d'une importance extrême pour comprendre l'évolution future de la Belgique et de ses composantes régionales.

Par ailleurs, on notera que Bruxelles n'intervient pas dans ce tableau et ce, pour une double raison : chronologique dans la mesure où la Capitale s'est insérée tardivement dans le processus de révolution industrielle; raison de fond ensuite parce qu'elle a joué un rôle particulier, politico-financier, dont il importe de prendre toute la mesure.

A aucun moment de la période envisagée, c'est-à-dire entre 1770 et 1848, Bruxelles n'a rempli la fonction de pôle industriel. Cela dit, dès 1835, elle s'insère spécifiquement sous la forme d'un pôle politico-financier dans le schéma général de la révolution industrielle. Plus concrètement, elle va développer :

  • un secteur-clé : la banque;

  • des entreprises-pilotes parmi lesquelles la Société générale créée en 1822 et la Banque de Belgique (2) ;

  • une vocation à structurer l'espace national belge dans sa totalité.

De la sorte va se constituer une haute finance, un capital financier typiquement bruxellois qui va tisser des liens étroits avec l'industrie - essentiellement wallonne on l'a vu - par le biais de la constitution de sociétés anonymes. C'est en pensant à cet énorme mouvement de centralisation financière que Y. de Rotschild écrivait le 22 novembre 1836 qu'"il y a quelque chose d'effrayant à voir la Belgique se transformer en une vaste fabrique d'actions". Sectoriellement, les interventions de la haute banque se concentrent dans la métallurgie, les charbonnages hennuyers, les charbonnages liés à la métallurgie liégeoise, dans le zinc, le verre et la filature du lin.

La mise en place des structures capitalistes

Les classes fondamentales

La révolution industrielle a permis le passage de l'ancien régime économique au nouveau, c'est-à-dire au système capitaliste de production. Ce mouvement s'accompagne, ainsi qu'on l'a déjà signalé, de la formation de deux classes sociales également nouvelles, définies par leur position asymétrique à l'égard des principaux instruments de production : la bourgeoisie et la classe ouvrière industrielle.

Pour ce qui concerne le groupe des entrepreneurs d'abord, la firme est au départ une entreprise familiale, tout particulièrement dans le secteur textile. C'en est au point où l'entrepreneur associe femmes et enfants à la direction des affaires : la pratique veut d'ailleurs que toute la famille habite dans ou près de l'usine. C'est à ce groupe quantitativement peu nombreux (3) qu'on réservera le terme de bourgeoisie industrielle. Mais à côté, ou plus exactement en liaison avec cette bourgeoisie industrielle, on a vu que s'était développée également une haute finance, un capital financier. Ici, ce n'est plus l'entreprise familiale qui domine, mais la société anonyme (4). Ce à quoi on a assisté à partir de 1833-34, c'est à la création d'une véritable bourgeoisie financière, surdéterminée par son rapport à Bruxelles. Comme l'écrit P. Lebrun, "le groupe de la haute société bruxelloise [...] est fait de provinciaux se "bruxellisant", de bourgeois s'anoblissant, de nobles s'embourgeoisant; il se structure autour de trois éléments en étroite liaison : le Palais, l'Administration supérieure et le gouvernement, la haute finance; il ya réellement constitution [...] d'une bourgeoisie-aristocratie bruxelloise[...]. Elle occupe en tout cas, et Bruxelles avec elle, une position dominante sur et dans le pays" (5). La distinction entre ces deux fractions de la bourgeoisie trouvera plus tard sa traduction sur le plan politique : alors que la bourgeoisie industrielle se reconnaîtra volontiers dans les idées libérales, la bourgeoisie financière se rattachera plutôt au catholicisme politique.

La situation de la classe ouvrière tout au long de la révolution industrielle est épouvantable :

  • les conditions de travail sont éprouvantes : la journée de travail est de 12 heures, l'activité poussée au maximum; femmes et enfants participent à la production;

  • l'hygiène physique est nulle ou à peu près; le logement se réduit à une chambre-taudis et l'alcoolisme ouvrier est une triste réalité;

  • l'insécurité et la peur du lendemain constituent le lot quotidien; de plus, toute forme de coalition ou de groupement est interdite (c'est le résultat de la loi Le Chapelier de 1804);

  • le salaire est parfois inférieur au minimum nécessaire à la subsistance et la reproduction de la force de travail.

D'une manière générale, le salaire réel, donc compte tenu des variations de prix des biens de consommation ouvrière, baisse jusqu'en 1811 ou 1817, mais avec la restriction que les ouvriers, pendant cette période, se livrent encore assez souvent à des cultures complémentaires. Par la suite, le salaire réel se relève. Toutefois, les octrois communaux, qui existèrent entre le début du XIXe siècle et 1859, permettent de mesurer les quantités consommées par plus de 60 villes belges. De leur examen, il résulte que les niveaux moyens de consommation ont baissé pendant la révolution industrielle (6).

Plus-value et accumulation

Le moteur d'une économie capitaliste réside dans la production d'un surplus, d'un excédent par rapport aux dépenses occasionnées par la production elle-même et la source de ce surplus se trouve dans l'activité des hommes sur les lieux de travail. Plus précisément, dans le processus productif, la force de travail produit une valeur supérieure à celle qu'elle reçoit sous forme de salaire, en d'autres termes une plus-value. Cette plus-value peut être accrue de deux manières : soit en allongeant la durée de la journée de travail (c'est la plus-value absolue), soit plus subtilement, à journée de travail constante, en accroissant la productivité du travail (c'est la plus-value relative).

La plus-value se concentre entre les mains des propriétaires des moyens de production. Elle peut alors connaître deux affectations : être commencée ou être investie. Dans ce dernier cas, elle sert à l'élargissement de la production selon un mécanisme multiplicatif : la décision d'investir engendre une demande de biens d'investissement, qui va conduire à une augmentation de la production de la section productrice des biens de capital; cette production accrue signifie à son tour des revenus accrus, en particulier une plus-value additionnelle, qui permettra d'augmenter à nouveau la demande d'investissements et ainsi de suite. Bien sûr, il faut tenir compte dans l'analyse du processus d'accumulation du capital de quelques difficultés supplémentaires, en particulier celle-ci : l'accumulation peut se réaliser sur une base technique invariante, auquel cas on parle d'accumulation extensive, mais elle peut également se dérouler en modifiant profondément les processus productifs - en gros en réduisant la part du travail par unité de capital -, ce que l'on désignera par le terme d'accumulation intensive : la production sur une échelle élargie s'effectue alors en incorporant le progrès technique.

Plus-value et accumulation sont donc liées dans la mesure où la première fournit le moyen de la seconde. D'après P. Lebrun (7), l'ordre de grandeur des investissements nets de la révolution industrielle en équipements et en immeubles est de 340 millions de francs. De manière plus désagrégée, le tableau 1 fournit les ordres de grandeur correspondants pour chacun des pôles industriels distingués en Wallonie.

Tableau 1. Estimation moyenne des investissements nets privés de la révolution industrielle en immeubles et équipements - 1798-1847

 

 

Verviers

Liège

Mons

Charleroi

Total

Laine

46

 

 

 

46

Fer

 

37

 

41

78

Charbon

 

49

66

38

153

Zinc

 

6

 

 

 

Verre

 

3

 

6

 

Chimie

 

 

 

 

?

Total

46

95

66

85

292

Source : LEBRUN, P. Essai..., p. 662.

On prendra garde cependant de ne pas mal interpréter ce tableau. En particulier, il ne tient pas compte des investissements importants réalisés par l'Etat que ce soit pour la construction d'infrastructures de communication - routes, canaux, postes - ou de chemins de fer.

L'intervention de l'Etat

Contrairement à une fable encore largement répandue, l'intervention de l'Etat n'a jamais été inexistante, même sous l'Ancien Régime ou aux débuts du capitalisme. Dans ces deux cas, l'effort essentiel portait sur l'infrastructure de base : routes et canaux. Toutefois, la construction des chemins de fer belges par l'Etat représente un événement qualitativement et quantitativement supérieur.

L'impulsion décisive devait venir des dirigeants du jeune Etat belge qui conçoivent la perspective dès 1831-1832. Techniquement, il s'agissait de construire un réseau de voies ferrées organisé en croix, centré sur Malines, et allant du Nord au Sud et d'Est en Ouest.

Les travaux commenceront en 1834, la première ligne est inaugurée en 1835, tandis que l'ensemble du projet est achevé en 1843. Quelques chiffres indiqueront à suffisance la prouesse technique qui a été réalisée en un peu plus de huit ans : 560 kilomètres de lignes, 80 stations, 143 locomotives et 2518 wagons.

La réalisation est tout aussi impressionnante sur le plan économique. D'abord, le montant cumulé des sommes investies est considérable : 77 millions de francs en 1840, 137 millions en 1843 et 160 millions en 1847. Ensuite, le coup de fouet à la circulation des marchandises est énorme : de 1890 à 1847, le trafic des marchandises a été multiplié par 9,5.

Mais les effets économiques indirects ne sont pas moindres :

  • ce n'est pas seulement le commerce intérieur qui est stimulé, mais également les flux et échanges avec l'étranger;

  • les commandes adressées à l'industrie de la construction mécanique, à la sidérurgie et indirectement aux charbonnages contribuent au développement de la production de ces secteurs;

  • d'un point de vue plus macroéconomique, la construction des chemins de fer a stimulé l'ensemble de l'activité économique par le jeu bien connu du multiplicateur d'investissement et des dépenses publiques.

Un monde nouveau

Entre 1832 et 1848, la croissance des productions wallonnes par grands secteurs a évolué comme suit (8) : dans l'agriculture, le taux composé annuel a été de 0,78; dans l'industrie, de 3,06. Il s'agit là, tout spécialement pour l'industrie, de résultats assez extraordinaires.

On a donc affaire à un processus de croissance accélérée bien inconnu auparavant et qui va en quelques dizaines d'années transformer la Wallonie en une zone essentiellement industrielle. Compte tenu du caractère polarisé de l'économie, le tableau 2 fournit une bonne indication des modifications dans la structure de la population active wallonne.

Tableau 2. Répartition de la population active (Belgique) en 1846

 

Chiffres bruts

En pourcent

Primaire (agriculture, etc.)

778.743

55,2

Secondaire (industrie)

446.861

31,7

Tertiaire

185.700

13,1

TOTAL

1.411.304

100,0

Il en résulte que l'industrie, concentrée pour une large partie en Wallonie, occupe déjà près du tiers de la population active en 1846. La Wallonie s'inscrit ainsi directement dans le sillage de la Grande-Bretagne, premier pays à avoir accompli sa révolution industrielle.

II. Une phase de croissance intensive (1848-1873)

 Les années immédiatement antérieures et postérieures à 1848 devaient être marquées par une quadruple crise : agricole, industrielle, monétaire et enfin politique. C'est seulement lorsqu'elles furent surmontées que le mode de développement intensif put développer ses potentialités.

Les quatre crises

Dès 1845, la "maladie de la pomme de terre" frappe l'agriculture et conduit à une nette diminution de la production de tubercules. En 1846, c'est au tour du seigle d'être frappé par la maladie - c'est la fameuse "rouille". Toutes les provinces souffrirent de la disette, mais les deux Flandres et les campagnes furent particulièrement touchées. Le gouvernement de l'époque prit plusieurs décisions pour tenter d'enrayer la famine, telles l'importation de blés étrangers, la diminution des coûts de transport des denrées alimentaires, etc. Mais rien n'y fit; la situation était si grave et si tragique qu'un historien tel que H. Pirenne a pu écrire qu'"il faut remonter jusqu'au Moyen-Age pour retrouver un spectacle analogue à celui qu'offrit alors la misère des Flandres" (9). Pendant la deuxième moitié de l'année 1847, une crise conjoncturelle se déclenche en Grande-Bretagne avant de s'étendre sur le continent. Dès l'automne 1847, les baisses de prix agricoles sont notables et le 25 octobre, la Banque d'Angleterre est obligée de renoncer à la règle de couverture en or des billets et porte son taux d'escompte à 8 %. En France aussi, une crise monétaire se déclenche en octobre, tandis que le chômage progresse dans le textile et la métallurgie et gagne ensuite les chemins de fer. En Belgique, c'est l'industrie du lin et de la toile, particulièrement développée en Flandre occidentale et orientale, qui est d'abord touchée. Le travail était pratiqué à domicile - depuis le XVIe siècle - par une multitude de petits fermiers. Face à la concurrence, surtout extérieure, croissante, les commerçants, qui achetaient les étoffes pour les revendre, diminuèrent les salaires des tisserands à domicile en espérant de la sorte se rendre plus compétitifs à l'exportation. En définitive, le seul résultat de la diminution du taux de salaire fut de réduire le revenu global à un moment où les prix des biens alimentaires augmentaient considérablement. D'où l'entrée dans une crise économique sérieuse.

Sur cette crise commerciale vinrent se greffer des mouvements révolutionnaires dans une bonne partie de l'Europe. Le 22 février 1848, des manifestations de rue éclatent à Paris. Deux jours plus tard, le roi Louis-Philippe abdique. Se forme ensuite un gouvernement provisoire qui, sous la pression de la rue, se prononce pour la République. Le spectre du jacobinisme hante l'Europe. Et effectivement, les 18 et 19 mars 1848, l'insurrection éclate à Berlin.

Parallèlement, la vague révolutionnaire s'étend en Italie, en Tchécoslovaquie et en Hongrie, qui font alors partie de l'empire autrichien, ainsi qu'à l'Autriche elle-même. Plus tard, le mouvement gagnera la Pologne et même la paisible Hollande. A Paris, des républicains belges en exil avaient formé une "légion belge" qui devait libérer le pays (le 29 mars, cette légion passe la frontière à Risquons-Tout, près de Mouscron, mais est rapidement dispersée).

Toujours est-il que la crise commerciale et la crainte de la vague révolutionnaire se conjuguèrent pour produire une véritable panique sur les marchés financiers : le 25 février, la Bourse de Bruxelles était fermée; le lendemain, celle d'Anvers faisait de même. Deux jours plus tard, la Banque commerciale, à Anvers, était mise en liquidation. Partout, le public se présentait aux guichets pour échanger les billets contre des espèces et réclamer le remboursement des dépôts bancaires. En un mois, c'est-à-dire du 15 février au 15 mars, le stock de billets de la Société générale passa de 15,7 à 10,3 millions, tandis que celui de la Banque de Belgique - banque privée rappelons-le - tombait de 5,4 millions fin 1847 à 3 millions le 20 mars 1848.

La sortie des crises

La crise économique de 1847 représente, en fait, la première crise - industrielle, par opposition aux crises essentiellement agricoles de l'Ancien Régime -qui toucha l'ensemble des économies industrialisées. Par la suite, il devait y en avoir bien d'autres d'une périodicité approximativement décennale - on y reviendra. Mais à l'époque, l'existence de crises de surproduction constituait une énigme. Cependant, le point bas du cycle économique était atteint au milieu de 1848 et la reprise fut vive en 1849 et 1850. - La sortie du cycle s'effectua donc en quelque sorte "spontanément". Il en alla de même pour la crise spécifiquement agricole.

La crise bancaire de 1848 avait soulevé deux problèmes majeurs : d'une part, la coexistence de plusieurs formes de la monnaie (billets de banque, or, argent) non automatiquement convertibles; d'autre part, la nécessité d'une régulation étatique pour éviter les faillites bancaires et, en définitive, l'écroulement de tout le système des paiements.

Pour assurer l'équivalence entre les différentes formes de monnaie, le ministre des finances de l'époque, Frère-Orban obtint de la Société générale et de la Banque de Belgique qu'elles renoncent à l'émission de billets au porteur. Il faudra cependant attendre 1855 pour qu'un arrêt rétablisse la convertibilité des billets de banque. Par ailleurs, avec la loi du 5 mai 1850 créant la Banque Nationale de Belgique, une nouvelle étape de l'histoire monétaire - et pas seulement monétaire ! - de la Belgique était franchie : la Banque Nationale disposait désormais du monopole de l'émission de billets de banque; de plus, ses statuts lui imposaient de constituer une encaisse métallique égale au moins au tiers du total des billets en circulation et des soldes des comptes courants de la Banque (10). A l'avenir, ce serait donc à la Banque Nationale de jouer le rôle de grand régulateur du système monétaire et financier.

Même si les événements de 1848 n'ont jamais sérieusement inquiété les autorités belges, il n'empêche que le gouvernement Rogier-Frère-Orban - les libéraux avaient conquis la majorité absolue en 1847 - introduisait, pour donner satisfaction à son aile "progressiste", plusieurs réformes politiques : diminution du cens électoral, ce qui eut pour effet de doubler le corps électoral des villes; suppression du droit du timbre sur les quotidiens; introduction de l'incompatibilité entre un mandat de parlementaire et le statut du fonctionnaire. Toutes ces mesures allaient encore renforcer l'image d'"Etat constitutionnel modèle" (11) dont jouissait la Belgique à l'étranger.

L'âge d'or

En 1850, au sortir de la quadruple crise des années précédentes, la Wallonie disposait de nombreux atouts. Ses ressources naturelles étaient abondantes : les réserves de charbon restaient importantes; on pouvait trouver à bien des endroits des gisements de minerais de fer, de plomb, de pyrite et de blende; le sous-sol recelait la plupart des matériaux de construction depuis les marbres chimaciens jusqu'aux ardoises du Luxembourg. Certains de ces matériaux intéressaient directement l'industrie : la craie et l'argile pour la fabrication des ciments, les terres réfractaires pour la métallurgie, la pierre calcaire pour la chaux, etc.

La révolution industrielle était terminée et avait solidement équipé tout le sillon Haine- Sambre-Meuse-Vesdre d'un grand nombre d'entreprises parfois très concentrées. L'industrie elle-même s'organisait autour du triangle charbon-sidérurgie-construction mécanique. L'agriculture n'était pas en reste puisque la Wallonie avait résisté, bien mieux que la Flandre, à la maladie de la pomme de terre.

Quant à la main d'oeuvre, elle était en définitive fort qualifiée et compétente. De surcroît, elle présentait, du point de vue des industriels, un avantage majeur : sa rémunération était plus faible qu'à l'étranger; à travail identique, les salaires étaient d'un tiers ou de la moitié inférieurs aux salaires britanniques.

Tous ces avantages comparatifs devaient donner un coup de fouet considérable à la croissance wallonne durant le troisième quart du XIXe siècle. Et de fait, lorsqu'on examine les principales données, on ne peut qu'être frappé par les performances économiques réalisées en un peu plus de deux décennies.
 

Tableau 3. Production des principales branches industrielles wallonnes et belges
(Taux de croissance composés moyens)

Branches

Wallonie 1849 - 1873

Belgique 1850 - 1874

Charbon

4,4

4,35

Hauts fourneaux

5,9

-

Fabriques de fer

9,5

9,4

Aciéries

19,1

-

Fonderies

7,3

7,3

Machines et mécaniques

10,3

10,5

Zinc

5,1

5,1

Laine (tissus)

10,3

10,17

Verre

6,0

5,95

Arme

1,9

1,83

Industrie

4,4

3,73

Source : GADISSEUR, J. Le Produit...

Pour bien comprendre le tableau 3, il faut d'abord se rappeler qu'en période longue, il est préférable de se référer aux productions physiques plutôt qu'aux valeurs. Aussi, les taux de croissance qui y figurent sont exprimés en volume. Cela étant précisé, ce qui frappe de prime abord, c'est l'importance du taux de croissance moyen de l'industrie : 4,4 pour cent en Wallonie contre 3,73 pour l'ensemble de la Belgique. De tels résultats impliquent que la part relative de la Wallonie dans l'activité industrielle belge a augmenté tout au long de la période étudiée.

Si l'on se situe à un niveau plus désagrégé - celui des secteurs -, on s'aperçoit que les branches qui connaissent le plus fort accroissement sont liées soit à la sidérurgie (fer, aciéries), soit à la construction mécanique (machines et mécaniques). Signalons, en passant, que ces branches sont localisées en Wallonie pour l'essentiel (en témoigne le fait que les résultats de la Belgique sont extrêmement proches des résultats wallons).

On constate donc une grande disparité dans l'évolution des branches industrielles. Toutefois, il est clair que c'est du triangle charbon-sidérurgie-construction mécanique que vient l'impulsion principale. Par contre, même si le tableau ne le montre pas, mais on peut le déduire de la comparaison des pourcentages sectoriels et du pourcentage global, les industries qui travaillent pour le marché intérieur des biens de consommation - l'alimentation, le cuir, etc. - se développement beaucoup plus lentement. On doit en tirer la conclusion que la croissance était portée bien davantage par l'investissement que par la demande de consommation.

Ajoutons, pour compléter le tableau économique de la période considérée, que l'agriculture wallonne - toujours en termes de quantités physiques - a crû de 0,52 pour cent par an, ce qui, comparé aux 4,4 pour cent de l'industrie, est faible. A noter que le taux flamand est tout aussi faible et que les rendements sont tout à fait comparables de part et d'autre de la frontière linguistique.

 

Orientation bibliographique

1. Voir LEBRUN, P. et al., Essai sur la Révolution industrielle en Belgique 1770-1847, Bruxelles, Palais des Académies, 2ème éd., 1981, p. 589.
2. La Banque de Belgique est une banque privée fondée en 1835 qui n'a rien à voir avec la Banque nationale de Belgique créée en 1850 par Frère Orban.
3. D'après les estimations de P. Lebrun, on dénombre 1500 entrepreneurs répartis sur trois générations pendant la révolution industrielle.
4. Quatre cinquièmes des sociétés anonymes sont contrôlées par la Société générale et la Banque de Belgique. Voir LEBRUN, P. et al. Essai..., pp. 532-533.
5. Ibid, pp. 574-575.
6. Ibid, pp. 677-678.
7. Ibid, p. 661.
8. Source : GADISSEUR, J., Le Produit Physique de la Belgique 1830-1913 Agriculture, Bruxelles, Palais des Académies, 1990 et Industrie, à paraître.
9. PIRENNE, H., Histoire de la Belgique, Bruxelles, Lamertin, 2e éd., 1948 (1e éd. 1931), tome 7, p. 129.
10. Pour plus de précisions sur la loi du 5 mai 1850, voir JANSSENS, V., Le Franc Belge. Un Siècle et Demi d'Histoire Monétaire, Bruxelles, Editions de Services Interbancaires, 1976, pp. 58-59.
11. Expression de K. Marx.

 .../...

(Francis Bismans, Une odyssée économique, dans Wallonie. Atouts et références d'une Région, (sous la direction de Freddy Joris), Gouvernement wallon, Namur, 1995.)


 

 

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